Read online book «Le Grand Ski-Lift» author Anton Soliman

Le Grand Ski-Lift
Anton Soliman


Anton Soliman

LE GRAND SKI-LIFT
(l’espace de Zerbi)
Anton Soliman
Le grand Ski-lift
Titre original: Il grande skilift. Traduction: Maïa Rosenberger
Ce livre est une œuvre de fiction. Tous les noms, personnages, lieux ou organisations cités sont le fruit de l’imagination de l’auteur et ont pour seul objectif de participer à la véracité de l’intrigue. Toute analogie avec des faits avérés ou des personnes réelles, vivantes ou décédées, serait le fait du hasard.
Le grand Ski-lift Copyright © 2018 Anton Soliman
Première édition: Novembre 2013 Juin 2018 pour l’édition française Traduction: Maïa Rosenberger
Éditeur: Tektime - www.traduzionelibri.it (http://www.traduzionelibri.it/)
email: tonison@micanet.it (mailto:tonison@micanet.it)

Tous droits réservés. Aucun extrait de cette publication ne peut en aucun cas être reproduit, y compris par quelque système mécanique ou électronique que ce soit, sans autorisation écrite préalable de l’éditeur, à l’exception de quelques brefs extraits, à des fins de compte-rendu.
Le Grand Ski-lift : un gigantesque réseau de remontées mécaniques permettant aux skieurs d’évoluer dans un domaine qui couvre l’hémisphère boréal tout entier. Poussé par son besoin de renaissance, désirant oublier le Monde connu et les règles de la Tradition, Oskar Zerbi s’introduit illégalement dans ce circuit. Dans cette infinité de pistes et de sommets blancs, il est poursuivi par un mystérieux interlocuteur, et fait des rencontres étranges qui le renvoient aux bribes d’un passé oublié. Investi d’une dangereuse mission, il comprendra petit à petit la nature réelle de sa quête. Se dirigeant toujours vers le nord, il se réappropriera la connaissance de lui-même et de son passé, découvrant à quel point il est lié au Grand Ski-lift. Dans les terres désolées du Nord extrême, il accèdera enfin à la révélation ultime…

Le point d'émersion
Oskar Zerbi était arrivé au départ du Grand Ski-lift. Une gigantesque esplanade sans aucun bâtiment, mis à part une baraque en bois qui devait être la cabane des forfaits, et une autre construction inachevée, sans fenêtres. Des tiges de fer rouillées sortaient du toit. Des tas de neige sale, alourdis par une pluie fine, étaient amoncelés tout autour. De la montagne descendaient les bancs d'un brouillard épais que les faîtes d'une forêt de conifères s'étendant à perte de vue dans la vallée peinaient à retenir.
Il descendit de voiture, mit un bonnet de laine pour se protéger du froid, puis tourna lentement sur lui-même, à la recherche d'un habitant à qui demander des renseignements. Mais l'endroit était désert.
Les câbles d'acier qui supportaient les cabines du téléphérique sortaient de la baraque en bois. Il suivit du regard les pylônes de l'installation qui, comme une rangée de géants pétrifiés par l'hiver, montaient tout droit dans la montagne, disparaissant après quelques centaines de mètres, engloutis par le brouillard.
Il se souvint alors de ce qu'on lui avait dit sur le Grand Ski-lift. Peut-être tout cela n'était-il qu'un quiproquo. Il se trouvait en fait dans un lieu abandonné, et cette installation ne servait probablement qu'à transporter le bois que l'on faisait en altitude pendant l'été. C'était étrange : c'était un ami, que l'on disait fiable, et passionné de montagne qui plus est, qui lui avait donné des informations sur le Grand Ski-lift. Il lui en avait parlé avec passion : des centaines de milliers de pistes sur les pentes de chaînes de montagnes ensevelies sous la neige, des lacs gelés, des forêts, des paysages alpins vierges... Il avait en somme évoqué un monde sublime dans lequel Oskar aurait pu passer ses vacances dans une liberté absolue. Et où il espérait pouvoir oublier bien des choses.
Peut-être s’était-il trompé en chemin ? On lui avait pourtant clairement indiqué la route à prendre, avec des repères qu’il avait tous retrouvés sur son trajet. Il avait suivi les instructions de telle sorte qu’aucune erreur n’était possible. D’un autre côté, il pouvait penser à des informations déformées, mais il se dit que, dans ces circonstances particulières, il ne devait pas s’agir d’un simple malentendu.
« Mais pourquoi s’étonner ? » se demanda-t-il enfin. Dans le fond, il n’avait jamais reçu de ses semblables que des informations imprécises sur les objets de ce monde ; des faits, et des lieux, évoqués de façon excessive par une multitude d’hommes dont l’égo tente de se maintenir à la surface de la Réalité comme un naufragé à la dérive.

Ce n’était que le début de l’après-midi, mais il faisait déjà presque sombre. Oskar avait froid ; impossible de rester plus longtemps sur cette esplanade sans vie. La fatigue se faisait sentir : il s’était levé à l’aube et avait conduit tout ce temps avec une concentration extrême, car il s’agissait d’un voyage étrange … la traversée d’un territoire inconnu. Le tracé de l’autoroute 26 sud dessinait un demi-cercle vers l’ouest et contournait les montagnes juste au pied de la chaîne de la Sierra, en direction des grandes plaines. Ensuite, il avait suivi une route forestière pleine de nids de poule, au tracé sinueux, tout à fait inédit pour lui.
Il avait déjà remarqué en d’autres occasions cette chaîne de montagne que l’autoroute longeait pendant des miles et des miles, mais il n’avait jamais eu la curiosité de s’arrêter. Il savait seulement que c’étaient des zones dépeuplées dans un territoire qui ne lui appartenait pas. Un espace fictionnel dans lequel il n’aurait rien retrouvé de familier : aucun programme à tenir, aucun point de repère. Il était tard, il devait trouver un hôtel pour la nuit. Il n’était pas prudent de rebrousser chemin dans une région inconnue.

Le village était en aval de l’esplanade du téléphérique. Les premières maisons n’apparurent qu’après quelques virages : des constructions de pierre supportant des cheminées d’où sortait de la fumée. Quelques lumières étaient déjà allumées.
Aux abords du village, un homme déchargeait du foin d’une charrette crasseuse pour l’entreposer dans une étable. C’était un vieux, petit et trapu, avec une veste de velours marron. Il se déplaçait avec lenteur, haletant sous l’effort.
— Je suis désolé de vous importuner -dit Oskar avec une expression incongrue, en se penchant par la vitre de la portière passager- mais je voudrais savoir s’il y a un hôtel, ici.
Le vieux le regarda attentivement, puis s’approcha calmement de la voiture.
— Plus bas, vers la sortie du village, il y a un gars qui s’appelle Ignazio. Tu verras une porte verte, avec une lampe jaune. Je sais qu’il a des chambres.
— Ah, d’accord, je vous remercie. Une porte verte avec une lampe jaune, répéta Oskar avec un accent approprié, pour montrer qu’il avait compris les indications.
— C’est bien ça. Mais attention, souvent, il n’allume pas la lampe. Ce soir, elle sera même sûrement éteinte.

Il roula au pas en regardant les portes, scrutant tout avec la plus grande attention, comme un chat qui entre dans un grenier sombre. Il traversa une petite place, avec un bar illuminé ; on entendait des voix rauques derrière les vitres embuées. Les gens de la vallée s’y retrouvaient peut-être pour jouer aux cartes.
À la sortie du village, il découvrit l’hôtel sans difficultés : c’était une construction plus grande que les autres. On l’aurait dite sortie d’un livre pour enfants. Le bâtiment avait une apparence humaine ; les fenêtres allumées avaient l’air de deux yeux ouverts et la lumière qui filtrait par les vitres de la porte faisait penser à une bouche grande ouverte. Exactement comme une maison creusée dans une citrouille…
Il sortit de la voiture et frappa à la porte verte. Un homme vint ouvrir :
— Bonsoir, j’aurais besoin d’une chambre pour la nuit, et je voudrais dîner, aussi, si possible.
— Je vous en prie, Monsieur, entrez. Vos bagages sont dans votre voiture ? Parfait, ne vous inquiétez pas, j’enverrai quelqu’un les chercher, entrez donc.
Oskar entra, pendant que l’homme courait allumer les lumières. Il régnait une odeur de soupe. Le patron le fit installer dans la salle à manger : des tables étaient entassées dans un coin, les carreaux du sol révélaient leur piètre qualité, la cheminée éteinte n’avait sûrement jamais fonctionné. Elle avait l’air factice… L’hôtel, récent, était vraiment laid.
Le patron passa en cuisine pour voir ce qui pouvait être servi pour le dîner. Oskar remarqua que la salle à manger avait été accolée à une construction plus ancienne. Les murs mitoyens de l’aile privée étaient anciens, et la porte d’où provenait l’odeur de soupe était d’un vieux bois, peut-être un chêne abattu plusieurs siècles auparavant.

Il faisait froid dans la salle à manger, et cette attente prolongée le mit mal à l’aise. Il était transi, mais surtout déçu par ce premier jour de vacances. Quelques minutes après, dans un bruissement, une silhouette féminine glissa par la vieille porte qui séparait la partie privée des pièces de l’hôtel.
La silhouette était élancée. On entendit une voix l’appeler.
Le patron revint, l’air satisfait :
— Mon cher Monsieur, vous avez de la chance ! Ce soir nous avons une excellente soupe, de la viande cuisinée aux choux et les fromages de la maison.
— Je vous demande pardon, fit Oskar en s’éclaircissant la voix, qui résonna dans la pièce vide, c’est un vrai frigo, ici ; j’ai froid jusque dans les os, maintenant… Il n’y aurait pas, par hasard, une pièce plus chaude où manger ?
L'homme fut gêné.
— Vous avez tout à fait raison. On a allumé un gros poêle dans votre chambre, et tout ira bien pour cette nuit. Mais c’est vrai qu’il fait froid ici… On travaille peu en hiver, on n’a que quelques représentants qui viennent de temps en temps. Vous verrez, ça ira mieux après un bon repas, conclut-il dans un sourire.

Remarquant tous les détails minables de la salle à manger, Oskar pensa que de toute façon tous les lieux d’hébergement étaient affreux. Il n’y avait rien, ici, qui puisse s’harmoniser avec son passé ou ouvrir une fenêtre sur l’avenir. Où qu’ils soient, les hommes ont toujours besoin de dénicher une trace d’eux-mêmes. Pourquoi dans l’avenir ? Parce qu’il n’y a aucune différence entre passé et avenir dans ce type de recherches. On peut très bien se perdre dans l’avenir aussi.
La rouille spirituelle d’Oskar venait peut-être de cette donnée initiale opaque : les circonstances dans lesquelles il avait glissé de l’autre côté du Mur dont son Être originel s’était échappé. Un événement remontant à l’enfance, sans aucun doute. Tout se passe dans l’enfance, quand tout se montre sous son vrai jour, quand règne une grande Unité et que les événements se succèdent l’un après l’autre, comme un paysage vu d’un train.
Oskar pensait souvent à ce qui s’était passé pendant ces années-là ; il était maintenant certain d’avoir un jour versé dans une distraction extrême. Ça avait pu se passer dans la rue, en regardant un chien, peut-être, ou chez le boulanger, ou même au cinéma. Peut-être qu’un matin, il s’était levé à l’aube et s’était regardé dans la glace avec trop d’intensité : son Être réfléchi s’était trop éloigné, et lui, il s’était perdu pour toujours dans l’espace des Symboles…

— Vous avez raison, Monsieur, il fait froid ici, et j’ai peur que le radiateur électrique ne puisse pas réchauffer la pièce. Venez manger avec nous à la cuisine ! J’espère que ça ne vous gêne pas.
C’était la silhouette féminine qu’il avait aperçue dans la pénombre. Une jeune femme soignée, à la chevelure nouée en deux tresses exactement réparties ; le col d’une chemise blanche dépassait de sa robe bleue. Une image réconfortante qui, à ce moment, plut à Oskar.
— Je vous remercie, Mademoiselle, je crois que c’est une bonne idée. Ici il fait un froid insupportable qui m’est rentré jusque dans les os !
La jeune femme ouvrit une porte et le fit passer dans un couloir étroit qui conduisait à la cuisine. C’était une très grande pièce ; au centre, un poêle bon marché était allumé, couvert de casseroles fumantes. Le patron, sa femme et une petite vieille silencieuse mangeaient autour d’une table déjà dressée. Il faisait bien chaud. On était sûrement dans la partie ancienne de l’établissement.
— Installez-vous, je vous en prie ! dit le patron avec un large sourire, ma fille a raison, il fait trop froid dans la salle à manger. Vous savez, je vous aurais bien invité tout de suite, mais je me demandais si ça ne vous aurait pas gêné.
Oskar s’assit en bout de table, pendant que la patronne lui servait une soupe bouillante.
— C’est très chaleureux, ici, Monsieur… ? dit-il en lançant un coup d’œil au plafond de bois.
— Je m’appelle Ignazio. Je vous présente ma femme, Margherita, ma fille Clara, et cette vieille dame est ma mère.
Ils lui sourirent tous ; Clara lui servit de la bière en s’asseyant à côté de lui, une expression satisfaite sur le visage.
Oskar commença à manger de bon appétit, et sentit aussitôt se libérer en lui une forte chaleur qui l’anima, le rendant même euphorique.
Il était assis à une place de choix, et les personnes autour de la table semblaient intriguées, prêtes à l’écouter. Il était sûr que l’atmosphère qui s’était installée était favorable pour pouvoir se mettre en scène dans un milieu nouveau. Une bonne occasion pour se mettre en valeur sous son meilleur jour : des images de lui-même complètement idéalisées et déformées par la mémoire.
— Comment êtes-vous tombé dans ce village perdu au milieu des montagnes ? Vous êtes venu ici par hasard ? demanda la femme du patron.
— Exactement ! Je suis ici pour des vacances. C’est un ami passionné de montagne qui m’a conseillé Valle Chiara…
Il fit une pause imperceptible avant d’ajouter :
— Mais je m’attendais à quelque chose de différent.
— Que voulez-vous dire, Monsieur ? demanda la jeune femme.
— Je vous en prie, appelez-moi par mon nom. Je m’appelle Oskar -il but une gorgée de bière- eh bien, je m’attendais à un endroit insolite, parce ce que cet ami n’aime pas les choses conventionnelles … Il apprécierait votre cuisine, par exemple. Mais quand je suis arrivé au village et que j’ai vu l’esplanade avec les installations de remontée, j’ai été déçu. Le paysage est déprimant, il ne promet rien de bien divertissant. Je ne voudrais pas vous offenser, messieurs-dames, mais j’oserais dire que Valle Chiara est un endroit oublié des Dieux.
Ils approuvèrent tous trois, l’incitant à poursuivre avec encore plus d’assurance :
— En somme, comment peut-on prétendre que cette esplanade boueuse soit une liaison pour rejoindre le Grand Ski-lift ? Il pleut, ici, il n’y a pas de neige, et je n’ai pas l’impression que plus haut, en altitude, la situation soit très différente. Ne croyez-vous pas ? Vous êtes d’ici, vous devriez pouvoir le confirmer.
Le patron semblait mal à l’aise :
— Vous avez parfaitement raison, s’exclama-t-il avec difficulté, Valle Chiara n’est en effet pas prête à accueillir des touristes. Mais l’affaire est compliquée, croyez-moi.
Il regarda un instant sa femme, qui semblait contrariée, et ajouta :
— Je ne suis pas très au courant, mais le précédent maire avait mis sur pied un programme ambitieux pour cette vallée.
— J’imagine que ce programme a été abandonné ! s’exclama Oskar, ironique.
Clara le regardait en souriant, elle avait l’air de s’intéresser à cette conversation. Il avait entre-temps terminé sa soupe, ils passèrent donc tous au plat suivant.
Le patron réfléchissait à la question posée par son hôte. Après avoir bu quelques gorgées de bière, il se décida à donner des détails supplémentaires.
— Voyez-vous, le maire précédent était un homme instruit ; plus jeune, il était parti en Californie chez un de ses oncles qui était installé là-bas. Il paraît qu’il avait fait plusieurs années d’études dans une université prestigieuse. Puis il est rentré au village en disant qu’il y revenait le temps de donner un coup de main, et il assuma ainsi la charge de maire.
— Qu’a-t-il fait de bien dans cette période ? demanda Oskar.
— La seule chose qu’il ait achevée est justement ce téléphérique que vous avez vu sur l’esplanade cet après-midi. Bon, certains d’entre nous ont pensé qu’il allait permettre un grand développement touristique, et on a donc fait des investissements. Pour ma part, avec l’argent que j’avais de côté, j’ai agrandi l’hôtel qui ne tournait que pour quelques rares représentants et pour les chasseurs, en saison.
— Que pensez-vous de ce projet, alors ? Je n’ai pas l’impression que la situation ait tellement changé depuis.
— Précisément, comme je vous le disais, le maire a fait construire cette installation, puis il a disparu de Valle Chiara. Ça remonte à quelques semaines. Plus exactement, il est parti dès que les essais ont été finis. Je me souviens qu’il était fatigué de son travail d’organisation. Avant de partir, il a dit qu’il était satisfait, et que son rôle était achevé.
Oskar s’adressa alors à Clara :
— Que dis-tu de ce qu’a fait cet étrange maire, toi ?
— C’est difficile à dire comme ça, en quelques mots. J’estimais beaucoup cet homme, il était instruit, il passait des nuits entières à lire. Je faisais mes études en ville quand il est arrivé, mais à Valle Chiara, tout le monde sentait sa présence. Il travaillait toute la journée, et le soir, on le voyait se promener tout seul dans le bois. Toujours à la même heure.
Oskar avait chaud, maintenant. Il enleva son blouson. Il se souvint un instant de la première, horrible impression que lui avait faite l’atmosphère glaciale de l’hôtel. Même si la conversation était étrange dans cette cuisine, il ressentit pour la première fois depuis son arrivée au village une vague atmosphère de vacances.
— Essayons d’y comprendre quelque chose, reprit-il avec assurance, maintenant détendu. Valle Chiara a donc toujours été isolée. Il y a quelques années, un monsieur plein d’idées, qui a fait ses études en Californie, revient par ici. Cet homme projette de construire quelque chose qui soit en mesure de développer la vallée, pour rendre service à ses anciens concitoyens, peut-être. En premier lieu, il examine les possibilités touristiques et décide d’installer un téléphérique pour attirer les skieurs en saison. Il élabore son projet, et quand l’initiative a pris forme, il quitte le village. C’est bien ça ?
— Eh bien, je crois que toute l’affaire est un peu plus compliquée, répondit le patron ; au début, moi aussi je croyais que les choses s’étaient passées de la façon que vous avez si bien reconstruite.
Clara secoua la tête :
— Je crois que vous interprétez mal le projet du maire.
— Tu veux dire qu’il ne voulait pas développer le tourisme ? À quoi peut servir un téléphérique, alors ? dit Oskar.
— Je ne le sais pas exactement, mais le maire n’a jamais parlé de tourisme, il parlait d’une connexion -Clara avait un peu de mal à répondre- tout ce que je peux dire, au-delà des bruits qui courent au village, c’est que le maire voulait relier Valle Chiara à quelque chose. Une fois, je l’ai entendu parler de connexion expérimentale. C’est pour ça qu’il a fait construire l’installation et qu’il voulait que tout fonctionne au mieux…
— Mais alors ce téléphérique n’est pas du tout abandonné ! s’écria Oskar. Il existe peut-être une entreprise qui l’exploite.
— Mais bien sûr ! L’installation fonctionne, tout le monde peut l’utiliser. Si tu veux, demain matin, je t’emmènerai voir le directeur, comme ça tu pourras tout savoir sur son utilisation par les clients.

Il ne restait plus qu’Oskar et Clara dans la salle, les autres étaient allés se coucher. Pendant qu’il fumait un cigare offert par Ignazio, la jeune femme mettait de l’ordre dans la cuisine. Pour finir, elle passa très rapidement la serpillière dans toute la cuisine.
— Nous, on a l’habitude de tout remettre en ordre avant d’aller nous coucher. Mes parents se lèvent tôt le matin, et puis les odeurs du dîner pourraient gêner les clients, même si en ce moment tu es le seul client de l’hôtel.
L’humidité laissée par la serpillère s’évapora presque immédiatement et la cuisine fut parfaitement en ordre. Exactement comme dans un dessin animé qu’il avait vu quand il était petit…
— Excuse-moi, je voudrais te poser une question personnelle : j’ai remarqué que tu t’exprimes très bien. Où as-tu fait tes études ? demanda Oskar.
— En ville. Je suis rentrée à Valle Chiara l’an dernier, après l’Académie. Mais je n’ai pas envie de parler de moi.
Elle se passa une main sur le front, et demanda, sur un autre ton :
— Alors c’est ton ami qui t’a conseillé cet endroit ? Tu as dit qu’il est passionné de montagne et qu’il t’a parlé du Grand Ski-lift.
— Oui, c’est ça. C’est quelqu’un de particulier, qui n’aime pas les endroits à la mode, une personne qui est toujours à la recherche de mondes non fréquentés. Moi, je suis sceptique sur le fait qu’on puisse encore trouver aujourd’hui des lieux préservés -il respira profondément et ajouta- cette fois-ci je l’ai écouté, mais je crois que c’est une erreur, vu ce que j’ai trouvé sur l’esplanade du téléphérique.
— A quoi t’attendais-tu ?
— J’imaginais que j’allais arriver dans un endroit plus haut en couleurs. Je ne voudrais pas dénigrer ton village, mais tu dois reconnaître que ce n’est pas un endroit adapté au grand ski alpin ! J’imaginais trouver des chalets de bois, une place illuminée et ensevelie sous la neige, une atmosphère de fête, en somme, et puis, à l’horizon, des chaînes de montagnes enneigées.
— Ce que tu dis est vrai, à première vue. Même si je suis née ici, j’admets très bien qu’il n’y a rien d’attrayant à Valle Chiara. Ce n’est d’ailleurs pas un village alpin. Je pensais comme toi, jusqu’à ce que je rencontre le maire. Lui, il avait étudié la question à fond, et il pensait que le véritable paysage de cet endroit était caché par une espèce de « Muraille ». C’est pour ça qu’il voulait construire le téléphérique, pour aller au-delà d’une zone sans intérêt et arriver jusqu’aux plateaux. Mais ne me demande pas où se trouvent précisément ces plateaux, parce que je ne suis jamais montée en altitude.
— Tu veux dire que tu ne connais pas le territoire où tu es née ?
— Je connais le village, et quelques circuits de promenades jusqu’à la première clairière dans le bois. Et ce n’est pas qu’une question de paresse personnelle, parce que les gens d’ici ont tous plus ou moins la même connaissance limitée que moi.
— Tu veux dire que les habitants de la vallée ne bougent pas ? Excuse-moi, mais un tel manque d’intérêt est incroyable.
— C’est tout à fait ça ! Il n’y a que quelques habitants qui savent tout du territoire alentour. Des gens qui s’éloignent du village pour leur travail, les bergers ou les bûcherons, par exemple. Mais leur expérience est sans valeur pour ce qui t’intéresse. Toi, tu es un citadin à la recherche de visions enchantées, qui ont d’une certaine manière quelque chose à voir avec les histoires qu’on t’a racontées quand tu étais petit. Les citadins imaginent toujours des paysages fantastiques qu’un berger de métier ne peut pas voir.
Oskar se versa un peu de la bière que Clara avait laissée sur la table.
— J’ai compris. C’est la question de la « Reconnaissance », un gros problème, j’en ai entendu parler. Tu sais, je suis ingénieur, et à une certaine période, je me suis intéressé aux modèles et aux programmes de calcul. J’ai même lu plusieurs ouvrages sur l’intelligence artificielle -il respira profondément- mais je crois que la discussion deviendrait trop difficile, d’autant plus que je ne peux vraiment pas dire que je sois expert en la matière.
Il se passa nerveusement une main dans les cheveux, comme s’il avait été troublé par un mauvais souvenir. Pourquoi avoir évoqué l’intelligence artificielle ? Il lui sembla que c’était une expression inappropriée, mieux valait changer de sujet tout de suite.
— Excuse mes divagations, et revenons-en au téléphérique. Il a été construit pour passer au-delà d’une muraille, alors. C’est une image bien mystérieuse, je trouve.
— On m’a dit que l’installation passe au-dessus de la Tour en arrivant à un pâturage d’altitude. Je ne sais rien d’autre -elle semblait irritée- je te l’ai déjà dit, je ne suis jamais arrivée jusqu’aux plateaux !
— Et la neige commencerait à ces pâturages ? Un skieur pourrait donc monter jusque là-haut, puis redescendre à l’esplanade du téléphérique en suivant une piste quelconque. Alors c’est que ce n’est pas la bonne saison… À moins que la neige ne soit en retard, cette année ?
— Non, on est en plein hiver, et il fait même froid, pour nous. En réalité, il ne neige que rarement dans la vallée, il n’y a souvent qu’une boue un peu claire. En hiver, le ciel est presque toujours couvert, en général on a du grésil. Si, quelquefois, il neige la nuit, mais ça ne tient pas, la neige fond en deux ou trois jours.
— Alors il faudrait utiliser ce téléphérique en été, pour monter faire des randonnées dans les pâturages ! s’exclama-t-il en riant.
— Non, tu te trompes. Le maire l’avait vraiment fait construire pour se connecter au Grand Ski-lift, mais c’est le directeur de l’exploitation qui connaît tous les détails. Je te le présenterai demain matin.
Ils changèrent de sujet et discutèrent encore quelques instants, puis elle accompagna Oskar dans une chambre qui devait faire partie de la construction ancienne, où il pourrait dormir au chaud.
C’était une vieille chambre qu’on utilisait également comme grenier : il y avait des meubles et des objets de famille. Clara lui dit que c’était la pièce des souvenirs. Elle était sûre qu’il n’y aurait pas froid. Un peu comme dans la cuisine.

À Valle Chiara
Oskar se réveilla en sursaut. Il avait du mal à se souvenir des événements de la veille. Comment avait-il échoué dans cette chambre inconnue ? Par la fenêtre, une faible luminescence blanchâtre révélait une lumière hivernale. Il regarda sa montre et découvrit, surpris, qu’il était dix heures du matin. Il allait se lever d’un bond, mais se recoucha de nouveau : il n’avait rien à faire. Il était en vacances. Il se trouvait dans une pièce pleine d’objets anciens ; quand ses yeux se furent habitués à la pénombre, il observa tranquillement les objets du passé, l’un après l’autre.
Aimait-il donc tant le passé ? Le passé est une obsession, les indices que livre le présent remontent toujours à l’enfance. C’est désormais l’hypothèse classique à laquelle presque tout le monde a recours. Il fallait donc repartir en arrière et retrouver le fil coupé… et ensuite ? Ensuite, émerger à nouveau dans le présent, changé. Mais en cet instant, cette éventualité lui sembla irréalisable.

Il avait parfois réfléchi à la façon dont, enfant, il percevait le monde. Il s’agissait d’un monde agréable, alors qu’il attendait l’âge adulte avec impatience. Peut-être que les événements désagréables, qui existaient déjà, ne le touchaient pas de près. À cette époque, il était détaché du Mal. Il avait atteint l’Harmonie sans s’en rendre compte, puis tout s’était désagrégé, à cause des désirs. Personne n’a jamais pu expliquer de quelle façon commence la séparation d’avec l’harmonie. Il suffit d’une banalité quelconque, du fait de désirer quelque chose avec une certaine intensité, peut-être… Quand le désir survient, un Centre se forme et prend une masse énorme, quelque chose se déforme, et c’est ainsi que l’harmonie s’en va pour toujours, avec le Présent, laissant l’Être au milieu des scories éparses de la réalité.
Après, « les choses ne sont plus ce qu’elles sont ».
Cela s’était sûrement passé ainsi. Il avait été jeté d’un train merveilleux, et forcé à errer dans une toundra gelée en ramassant des fragments. Ce train devait aller à la vitesse de la lumière.

On frappa à la porte et Clara entra avec le plateau du petit déjeuner.
— Bonjour ! Bien dormi ? Je t’ai apporté le petit déjeuner au lit parce que tu es un hôte important pour nous. Mon père m’a chargée de prendre soin de toi, dit-elle d’un air malicieux.
Il fut surpris de cet accueil. Il repensa à la mélancolie du paysage de la veille, à l’esplanade désolée du téléphérique sous le grésil. Sans savoir pourquoi, il pensa au premier jour d’école d’un enfant pauvre…
Il avait été accueilli à l’hôtel comme un parent dans le besoin. Ce qu’il vivait n’était pas une situation qui pourrait durer pendant toute sa période de vacances. Il avait déjà ressenti ces sensations de froid et chaud ailleurs, auprès d’autres. Mais il était arrivé dans cet endroit dans un état d’esprit particulier, qui était d’une certaine façon lié au Changement. Oskar resta au lit en savourant son petit déjeuner.
— Tu me parlais hier d’un directeur des installations à qui je pourrais demander des informations.
— Oui, bien sûr, je t’emmènerai le voir ce matin.

Le ciel était couvert, on ne voyait que de rares passants en chemin. Certains transportaient du foin, d’autres nettoyaient, ou réparaient un outil. Mais ils faisaient tout avec lenteur. Oskar pensa à certains automates que l’on trouve sur les horloges des clochers gothiques.
Le bureau du directeur se trouvait à l’autre bout du village. C’était une construction récente d’un seul étage, sans attrait particulier. Clara frappa à la porte, et on vint aussitôt ouvrir.
— Bonjour Monsieur Franchi ! Mon père vous transmet ses salutations -dit-elle, avant d’ajouter en regardant Oskar- je vous présente un de nos clients qui est ici en vacances. Il connaît l’existence du téléphérique et souhaitait obtenir quelques informations.
Les présentations terminées, la jeune femme salua, annonça qu’elle devait faire quelques courses au village et sortit rapidement.
Le directeur était d’apparence timide. Il fit installer Oskar dans un fauteuil face à son bureau et demanda à un employé, qui travaillait dans la pièce à côté, de préparer du café.
— Vous prendrez une tasse de café ? demanda-t-il avec un sourire. Dites-moi, Monsieur, comment avez-vous connu notre petite installation de montagne ?
— Je voudrais d’abord me présenter, je m’appelle Oskar Zerbi. C’est un de mes amis, passionné de montagne, qui m’a parlé de cette installation. À vrai dire, il m’a parlé d’une station de ski, ici à Valle Chiara, qui serait reliée au circuit du Grand Ski-lift.
Il hocha la tête et ajouta :
— Voyez-vous, Monsieur le directeur, je suis arrivé hier et la curiosité m’a poussé vers l’esplanade d’où devraient partir les remontées. Croyez-moi, j’ai été impressionné par l’état d’abandon. Je peux même vous dire que j’ai du mal à croire que ce que j’ai vu puisse être une station de ski.
Le directeur avait écouté en faisant des signes d’approbation continus. Dès qu’Oskar eut fini, il lui dit avec un demi-sourire :
— Monsieur Zerbi, qu’est-ce que vous a vraiment raconté votre ami ? Cela vous semblera peut-être étrange que le responsable d’une station de sports d’hiver pose ce genre de questions à un client, mais au-delà de tout jugement, je dois quoi qu’il en soit reconnaître que pour le moment, il faut considérer le téléphérique comme étant… expérimental.
Cette version plut à Oskar ; il se sentait enfin tiré d’une situation d’irréalité totale.
— Cet ami, qui, je le répète, est passionné de montagne, a mentionné le nom de ce village. Maintenant, je ne me souviens plus précisément s’il avait utilisé votre installation pour rejoindre les pistes ou au contraire pour redescendre dans la vallée. Mais, d’après ce que j’ai pu voir pour le moment, il me semble que c’est un détail important.
— Vous avez raison de souligner cet aspect. Il est plus probable que votre ami soit redescendu par notre téléphérique. Voyez-vous, d’après mes souvenirs, il ne me semble pas qu’un usager inconnu de moi soit passé par ici. Nous n’avons pour le moment utilisé l’installation qu’avec les techniciens, pour les tests.
Le directeur réfléchit un instant, comme pour mieux peser ses propos, puis il affirma énergiquement :
— Notre société a justement décidé d’ouvrir la liaison au public à partir de cet hiver !
— Alors je serai le premier touriste à utiliser l’installation ?
— Pas tout à fait. Disons qu’à part les techniciens, trois ou quatre autres usagers sont montés. Des personnes de confiance, croyez-moi.
Son expression trahit son embarras, et il s’exclama :
—Je vous en prie, je ne peux rien vous dire de plus.
Oskar pensa à son ami qui, d’après ce qu’il comprenait, n’était pas du tout arrivé aux plateaux d’altitude en partant de l’esplanade ; il semblait plus vraisemblable qu’il ait utilisé le téléphérique pour redescendre. Peut-être était-il arrivé par hasard sur les plateaux en venant d’une autre station connue. Et, passant d’une installation à l’autre, il était sûrement redescendu ensuite à Valle Chiara. Il se serait donc agi d’un événement fortuit : un événement singulier. Il imagina alors une arrivée dans la vallée totalement différente du scénario de la veille, quand il était arrivé sur l’esplanade aux dernières heures d’un après-midi pluvieux. Émotivement, une arrivée est bien différente d’un départ, même s’il s’agit de deux événements spéculaires, comme l’aube et le crépuscule.
— Monsieur le directeur, je voudrais vous poser une question : vous avez évoqué des usagers choisis qui ont utilisé l’installation pour monter ; vous m’avez également laissé entendre que d’autres personnes l’ont utilisée pour descendre.
Un homme arriva de la pièce à côté avec une cafetière et deux tasses posées sur un plateau.
— C’est exact ! confirma le directeur, l’expression sérieuse. Voyez-vous, Monsieur Zerbi, le téléphérique est tout juste terminé. L’installation consiste en cabines qui permettent le transport de deux passagers sans skis aux pieds.
Il s’arrêta un instant pour formuler une explication plus logique, puis poursuivit :
— D’accord, Monsieur Zerbi, puisque vous insistez, vous allez devoir prendre conscience d’une situation désagréable. Il est possible, donc, que le téléphérique, après sa mise en service, ait été utilisé frauduleusement pour emmener dans la vallée des personnes qui n’ont rien à voir avec le tourisme.
Oskar était étonné :
— Que voulez-vous dire ? Vous voulez parler de mon ami ?
—Non, pas du tout ! Je suppose que votre ami a utilisé l’installation de façon correcte, après une randonnée en altitude. Peut-être se sera-t-il trouvé dans une situation de nécessité. Je faisais référence à un autre type de personnes, voyez-vous. Je parle des illegales qui s’introduisent sur notre territoire de façon subreptice.
Il but son café, puis poursuivit à voix basse, d’un air circonspect.
— Monsieur Zerbi, j’ai appris que pendant les tests, l’installation était remise en fonction la nuit, toujours en cachette… et c’est ainsi que les clandestins ont commencé à descendre dans la vallée ; ils disparaissaient dans le bois dès qu’ils descendaient des cabines, sur l’esplanade. Je crois qu’ils avaient corrompu les machinistes d’une manière ou d’une autre ; l’histoire circulait parmi les gens du village qui avaient remarqué des visages asiatiques dans la vallée.
Les traits du directeur étaient maintenant altérés. Après un moment d’hésitation, il poursuivit l’exposé de sa version des faits.
— Bien, les nuits suivant cette découverte, nous nous sommes mis en embuscade au départ, et nous avons surpris quelques illegales sur l’esplanade. C’étaient deux Asiatiques, Mongols, peut-être, qui ne parlaient pas un traître mot de notre langue, et il n’a donc pas été possible de découvrir la raison de ce trafic à Valle Chiara.
— Qu’avez-vous fait ?
— Rien. Je les ai laissés partir. Du reste, qu’aurais-je dû faire ? Appeler la police ?
Il se leva, visiblement embarrassé.
— Monsieur Zerbi… En somme, vous avez parlé avec Ignazio, le patron de l’hôtel, au sujet de la naissance de cette initiative ?
— Oui. Il a fait allusion à un inspirateur venu de Californie.
— C’est cela, exactement, un Californien. Une personne de génie, qui, selon moi, ne voulait pas seulement rendre service à son village d’origine, mais aussi mettre en œuvre une expérience complexe de développement du territoire.
— Une expérience ?
— Précisément ! Selon moi, cette personne avait étudié dans le détail un problème relatif aux réseaux. Vous connaissez ces sciences avancées qui étudient analytiquement les systèmes réticulaires ?
— Oui, un peu. Je devrais même être plus au courant, vu que j’ai un diplôme d’ingénieur. Mais ce sont des choses que l’on apprend à l’université et que l’on oublie par la suite.
—Donc vous êtes ingénieur. Félicitations ! Moi, je ne suis qu’un expert-technicien, mais je me suis un temps intéressé aux réseaux, juste par curiosité, sans avoir la possibilité d’approfondir. Eh bien, je crois que le promoteur de cette initiative, le précédent maire du village, poursuivait un projet scientifique. Je suis même sûr qu’il le suit encore, de l’extérieur. Comme on vous l’a peut-être dit, après l’inauguration de la « connexion », comme il l’appelait, il a donné sa démission et a quitté Valle Chiara pour toujours.
Le directeur resta un instant pensif, puis ajouta :
— Je me souviens bien du jour de l’inauguration, le maire avait hâte de s’en aller, comme s’il avait eu d’autres choses à faire. Le chantier s’était peut-être prolongé au-delà des délais convenus.
Ils restèrent tous deux silencieux, l’homme s’était approché de la fenêtre d’où filtrait la mélancolique luminescence hivernale. Dehors, il bruinait.
— Monsieur l’ingénieur, nous nous sommes éloignés de notre sujet. Je vous parlais des illegales qu’il aurait fallu dénoncer. Vous aurez maintenant compris que cette installation n’est pas tout à fait en règle. Le projet a un nom vague, il a été officiellement homologué comme « téléphérique à usage professionnel pour le transport de matériaux ».
— Je n’en comprends pas la raison, il s’agit d’un projet de la commune de Valle Chiara pour développer le tourisme ! Pourquoi tous ces mystères ?
— Je crois que nous touchons au point critique de toute l’affaire. Écoutez-moi bien, Monsieur. La vallée est trop bas, elle est à l’écart des grandes chaînes de montagnes. Une installation touristique pour le ski au sens strict ne serait pas faisable.
— Enfin ! Il me semble que c’est là le nœud de l’affaire.
— Le circuit du Grand Ski-lift est trop loin de la vallée. Sur la Sierra, il y a des milliers de villages qui, au fil du temps, se sont tous dotés d’une belle petite installation pour accueillir le tourisme hivernal. Avec le temps, les villages ont construit des liaisons transversales et ont créé les circuits de vallées ; les circuits de vallées se sont à leur tour rassemblés et ont donné naissance aux consortiums de la Sierra. On en est déjà à parler de amas. Vous êtes au courant de ces initiatives, Monsieur ?
— J’ai lu des choses dans les publicités des journaux. Il me semble qu’à certains endroits, on offre de longues traversées d’une vallée à l’autre en utilisant une sorte de super-forfait.
— Exactement ! Ce sont des circuits de montagne avec des remontées interconnectées. Quand le Professeur est arrivé au village pour assumer la charge de maire, il m’a embauché comme directeur des installations de Valle Chiara. Il m’a précisément parlé de ce Grand Réseau et de la façon dont il allait se développer. D’après ses informations, les consortiums évoluaient toujours, et franchissaient les frontières nationales en intégrant d’autres chaînes de montagnes, dans toutes les directions. En substance, il semble qu’en ce moment précis, personne n’a connaissance de l’extension réelle du réseau. Une immense toile d’araignée, avec des sous-réseaux périphériques, des lignes abandonnées, des connexions sans issue, et ainsi de suite…
— Excusez-moi, Monsieur le directeur, mais pourquoi le maire, ou le professeur, comme vous dites, tenait tellement à relier le village à ce grand circuit ?
—Eh bien, je vous donne la version officielle qui a permis à l’initiative de voir le jour, avec l’accord des gens du village. La connexion au Grand Ski-lift allait être une source de revenus pour cette vallée isolée. L'idée était donc de construire un téléphérique jusqu’aux plateaux… bien que les plateaux soient encore loin du Grand Ski-lift. Mais pour le maire, ce dernier point était sans importance dans le succès de l’entreprise. D’après ses calculs, un flux de trafic jusqu’au Grand Circuit se créerait spontanément autour du terminal. Il serait une sorte « d’attracteur ».
Cette description laissa Oskar assez perplexe.
— Une connexion illégale au Grand Ski-lift… Des gros sous, c’était ça, le projet !
— Plus ou moins. En réalité, notre installation s’arrête sur le premier plateau, à plusieurs miles du glacier central. Il y a encore deux plaines d’altitude à traverser, et croyez-moi, cela n’a rien d’aisé. D'autre part, vous vous rendez sûrement compte de la valeur que peut avoir une voie d’accès au Grand Ski-lift. Vous y êtes déjà allé ?
— Non, jamais.
— Des milliers et des milliers de pistes, de vallées recouvertes par la neige, d’hôtels, et un nombre inimaginable de structures de loisirs. Le tout à disposition des clients.
— Mais il doit bien y avoir une procédure de contrôle d’accès à ce Circuit ? demanda Oskar, abasourdi. Il doit falloir avoir une carte, il y a sûrement des contrôles permanents de la part du personnel des remontées.
—Vous avez raison, mais cependant, d’après les recherches demandées par le Professeur, le Grand Ski-lift est devenu au fil des ans un système trop complexe. Je m’explique : il semble qu’il y ait actuellement des milliers de cartes en circulation, un type pour chaque village homologué par le Grand Ski-lift, et que chaque année plusieurs centaines de nouvelles cartes soient distribuées. Par ailleurs, le personnel de contrôle est réduit au minimum, à cause des frais de gestion.
Oskar essaya de se souvenir des contrôles effectués quand il allait skier, des années auparavant. Mais cela faisait trop longtemps qu’il n’allait plus à la montagne. C’est peut-être pour ça que ces vacances à Valle Chiara lui avaient fait envie. Il avait sûrement besoin de se souvenir de choses qui s’étaient évaporées de son âme, et qui étaient peut-être liées au ski.
Le directeur ouvrit un tiroir et en sortit une carte.
— Nous aussi, dans la vallée, nous avons fait imprimer nos cartes.
— Mais ce n’est pas illégal ?
— Pas vraiment, si l’on en croit les consultants que le maire avait sollicités. Ce document a été rédigé de façon à ne pas enfreindre la loi. C’est une carte avec le nom du village, voilà tout.
Oskar examina le petit morceau de carton coloré :
— Je me souviens que pour accéder aux remontées mécaniques il y avait des contrôles automatiques sur des bandes magnétiques.
—Ce n’est plus le cas, apparemment, les contrôles faits par des machines reviennent très cher en entretien. C’est pour cela que le Grand Ski-lift ne peut pas exagérer avec les inspections, il faudrait pour cela un nombre excessif de contrôleurs et une forêt de dispositifs éparpillés sur la plus grande partie de l’hémisphère boréal.
Oskar demanda encore au directeur le type de carte qu’ils avaient choisi à Valle Chiara : ils n’avaient fait imprimer que des cartes pluriannuelles. Un document de transit permanent, concrètement : le summum de ce que le Grand Ski-lift pouvait offrir à un client.
Oskar se leva. La logique de ce projet était défaillante et l’affaire tout entière était faite de bric et de broc. Mais il était réconforté par ce qu’il avait découvert : il s’agissait d’une installation « expérimentale ».
Il fit une dernière observation :
— Pour résumer, le maire précédent a voulu construire un téléphérique non autorisé aux abords du Grand Ski-lift, dans l’intention d’attirer un mouvement périphérique vers la vallée. Une dérivation en mesure de s’intégrer au Grand Réseau avec le temps, en somme. C’était bien ça, le contenu du projet, n’est-ce pas, Monsieur le directeur ? Comme l’initiative en est encore à ses premiers pas, il est impossible de savoir si l’hypothèse du maire est valable. D’après ce que vous m’avez vous-même dit, on pourrait au début constater un afflux épisodique dans la vallée. Très probablement des personnes égarées ou en fuite, comme les Asiatiques, qui, une fois sur l’esplanade, s’enfuiraient dans le bois. Parce que c’est bien ce point qui reste obscur : l’idée n’est efficace que si ce programme touristique reste entièrement clandestin. Vous ne trouvez pas ça contradictoire ? Vous me permettrez de vous dire qu’une structure touristique ne peut pas rester secrète, par définition.
—Votre raisonnement est irréprochable, Monsieur Zerbi, mais le maire pensait qu’il n’y avait pas d’autre solution. Au contraire, la clandestinité des débuts devait même devenir un atout, toujours d’après les réflexions qu’il avait eues. Puis il regarda Oskar dans les yeux :
—Avez-vous idée du nombre de gens que brasse le Grand Ski-lift ?
— Non, pas la moindre.
— Eh bien, des millions de personnes, et pas uniquement des touristes. Le Circuit est maintenant devenu un gigantesque réseau dont personne ne connaît les limites. On dit qu’il existe des groupes extérieurs qui se sont formés à l’insu des actionnaires, que des consortiums transnationaux sont en train de se constituer ; certains les appellent même les superamas. Quelque chose d’immense, où le ski alpin est devenu un élément mineur, peut-être même une simple façade. Dans le projet du maire, il suffit de s’approcher le plus possible du Circuit pour créer mouvement et richesse dans la vallée.
Le directeur s’interrompit un instant, puis affirma :
— Même si les clients potentiels devaient au début être des voyageurs perdus en montagne !
— Je vous remercie pour toutes ces informations, et, vu les circonstances, je vais réfléchir… essayer de comprendre si c’est bien opportun de monter sur les plateaux.
— Je comprends vos hésitations, Monsieur. Mais ce serait tout de même une expérience importante, c’est du moins ce que pensait le maire, qui a été le premier usager à tenter de rejoindre le point d’insertion dans le Grand Ski-lift.
— Alors le maire a quitté la vallée en utilisant cette connexion ?
Oskar posa sa question très sérieusement.
—C’est exact, il est monté, sa carte autour du cou, et nous ne l’avons plus revu depuis. Du reste, il m’avait lui-même confié qu’il ne reviendrait plus à Valle Chiara.
Prenant congé, Oskar serra la main du directeur. Dehors il ne pleuvait plus, il y avait un vent léger qui arrivait du bois en bruissant. Il leva la tête vers le ciel et entrevit le disque opaque du soleil passer d’un nuage à l’autre.
Ce qui s’était dit dans le bureau du directeur l’avait jeté dans un état de confusion. Il ne pouvait plus affirmer que la version de son ami était crédible : celui-ci avait dû se retrouver malgré lui au téléphérique de Valle Chiara en arrivant d’une station d’altitude. Il avait probablement utilisé dans un premier temps les installations du Grand Circuit, puis il avait dû s’éloigner des pistes, et, skiant d’un refuge à l’autre, avait échoué sur cette connexion expérimentale de Valle Chiara.
Oskar devait prendre une décision. Il était venu jusque-là pour passer ses vacances de Noël, et pas pour affronter des situations limite. Il avait besoin de se changer les idées, besoin d’activité physique, c’est pour cela qu’il voulait se rendre dans une vraie station de sports d’hiver. Il ne pouvait pas rester à Valle Chiara, cet endroit n’était qu’un point marginal dans le domaine de la Sierra, une zone morte. Qu’il y ait derrière cette installation une histoire étrange, fruit de l’esprit délirant d’un maire à moitié fou, ne le concernait pas. Qu’est-ce que ça pouvait lui faire que cette remontée n’ait pas les autorisations pour se connecter au Grand Ski-lift ? Ou que Valle Chiara soit un village que le tourisme pouvait lancer ? D’après ce qu’il avait pu comprendre, le directeur aurait quoi qu’il en soit fait fonctionner le téléphérique pour l’emmener à ses risques et périls sur les plateaux par une connexion expérimentale.
Il sentait maintenant qu’il avait perdu son enthousiasme dès son arrivée sur l’esplanade. Et pourtant, il était arrivé plein d’énergie, et il lui avait même semblé un instant être entré dans une nouvelle existence, loin de la grisaille qu’il avait laissé dans la Ville.
Il faisait froid, on apercevait de nouveaux nuages chargés de pluie à l’horizon ; mieux valait s’abriter dans le bar de la place que Clara, la fille du patron, lui avait indiqué.
Il entra dans le bar, peinant à ouvrir une petite porte vitrée à cause du bois qui frottait sur le sol ; à l’intérieur, quelques clients étaient assis autour de trois tables. On jouait aux cartes à deux d’entre elles, et à la une troisième on écoutait un vieil homme qui parlait en patois. Ils portaient tous un chapeau, bien que le local soit chauffé par un énorme poêle de terre cuite placé dans un coin noirci par la fumée.
Le garçon lui indiqua une table libre, en souriant. En savourant un verre de vin chaud, Oskar pensa que cette connexion expérimentale ne pouvait pas être une solution envisageable pour ses vacances de Noël. Il était évident que son ami lui avait donné de la situation une image qui, sans être réellement fausse, était simplifiée. Il y avait cependant des difficultés qu’il n’avait pas prises en considération ; ce n’était pas une excursion organisée comme celles que proposent les agences de tourisme. Il faut un tempérament affirmé pour ce genre de vacances, alors que lui se retrouvait là dans un état d’épuisement qui était la conséquence des années vécues dans l’inconsistance.
Son séjour à Valle Chiara était devenu paradoxal. L’information que lui avait initialement donnée son ami était peut-être incohérente, pour ce que peut valoir un conseil sur une destination touristique hivernale, du moins. Du reste, il n’aurait pas pu prétendre à des images précises sur les paysages qu’il allait trouver. C’étaient plutôt ses propres attentes qui lui semblaient maintenant déplacées. Qu’attendait-il de ces vacances ? Qu’est-ce qui avait pu susciter son enthousiasme initial ? Il ne s’attendait évidemment pas à arriver dans un village touristique à la mode, et encore moins à trouver un lieu organisé. Il avait probablement imaginé quelque chose de comparable à Valle Chiara, mais une fois sur place, tout lui avait semblé confus…
Sur la ligne du Présent, les couleurs d’origine de la vie apparaissent dans les intervalles, ces zones intermédiaires entre un événement et l’autre.
La veille, sur l’esplanade, il avait pris peur, il avait ressenti une grande solitude, sans aucune alternative. D’un certain côté, il n’avait considéré que l’aspect extérieur, une sorte de pellicule sur laquelle appliquer les images traditionnelles de Noël. Il avait en revanche négligé son besoin d’être Reconnu et Accueilli par ses semblables. Après les rites d’usage, il aurait pu déposer sa propre Structure, comme un lourd sac à dos, pour pouvoir se faire absorber dans le cadre. C’est cela, il avait imaginé une danse de l’Accueil dans un village de montagne où il aurait été Attendu.

Il rentrerait en ville le lendemain, il n’avait plus envie, maintenant, de passer Noël dans cette vallée perdue. Ses amis étaient en Ville ; le soir de Noël, chez Joseph, il préparerait une dinde farcie. Il avait des choses à faire, il pouvait passer quelques jours à mettre de l’ordre dans ses affaires avant de reprendre le travail. Il emmènerait Elisa au théâtre, cela faisait un bon moment qu’ils n’y allaient pas.
Un des clients se disputa avec son compagnon, mais après quelques explications, il se remit à jouer en ronchonnant. Le garçon parlait avec un client. Une jeune fille entra par une porte latérale, portant un plateau couvert de verres propres : bien que vêtue légèrement, elle avait le visage échauffé ; elle rangea les verres sur les étagères et ressortit presque en courant par la porte latérale. Quelques minutes après, elle rentra à nouveau dans la salle en portant sur ses bras des bûches destinées au poêle.
Oskar remarqua qu’elle faisait son travail avec concentration, les gestes sûrs, sans jamais se laisser distraire par l’atmosphère environnante. Cette particularité suscita en lui jalousie et admiration : il aurait aimé exécuter ces tâches.
Par la fenêtre, on voyait une neige mouillée qui, en tombant, fondait dans la boue de la rue.
— Je savais que je te trouverais ici !
Oskar s’étonna de connaître quelqu’un dans ce village étranger. Dans un élan d’affection, il se leva et pris la jeune femme dans ses bras.
— Je suis content de te voir ! Une mélancolie m’avait pris, à rester là, tu sais.
— Je suis désolée.
— Je ne sais pas, mon malaise vient peut-être de ce que j’avais des attentes différentes. Cette histoire de connexion avec le Grand Ski-lift m’a fait venir un tas de questions en tête.
— Je comprends ça ! s’exclama Clara, qui, se rappelant la rencontre du matin, lui demanda :
— Que t’a dit le directeur ? C’est possible de monter aux plateaux avec la nouvelle installation ?
— C’est là toute la question. Le directeur m’a assuré que tout peut fonctionner. Au sens strict, l’installation a été construite pour développer le tourisme, même s’il y a des doutes sur sa légalité. Mais d’après lui, ce n’est pas un problème pour un usager.
— Ne t’inquiète pas, cette affaire n’est pas si importante que ça. Tu passeras quand même tes vacances avec nous. Je n’ai pas grand-chose à faire à cette période, les chasseurs ne viendront pas de tout l’hiver, au moins. Je t’accompagnerai faire de belles promenades, et, même s’il n’y a pas de pistes de ski, on passera un beau Noël.
Ces mots lui faisaient plaisir, et il regarda Clara avec tendresse. Cette femme lui plaisait.
Quand ils rentrèrent à l’hôtel pour déjeuner, elle l’aida à défaire ses valises dans la chambre des grands-parents, où il avait déjà dormi la nuit passée. Elle alluma du feu dans la petite cheminée, qui n’était pas utilisée depuis des années : la pièce se remplit de fumée, et tous deux essayèrent alors de nettoyer le conduit en s’aidant du manche d’un balais.

Dans la cuisine de l’hôtel, les propriétaires avaient déjà fini de manger.
— Bonjour Monsieur Zerbi ! dit l’homme en souriant. Ma femme et moi préférons manger tôt, nous avons des horaires à respecter. Mais ne vous inquiétez pas, ma fille vous tiendra compagnie.

— Alors, que dis-tu de rester à Valle Chiara pour Noël ? lui proposa Clara après le repas, tandis qu’elle mettait les assiettes dans l’évier.
— D'accord. Je n’ai pas encore pris ma décision pour le téléphérique qui monte aux plateaux… honnêtement je ne m’attendais pas à ce que les choses soient si compliquées. Mais je pense que je resterai encore quelques jours avec vous.
Clara semblait heureuse de cette décision. Mais lui était contrarié : son programme initial pour les vacances de Noël était compromis, et il se sentait d’autant moins enclin à prendre de nouvelles initiatives. Il était découragé, en somme, il voyait devant lui une trame très serrée qui ne lui laisserait aucune liberté.
Il retourna dans sa chambre, l’esprit fatigué, et le cerveau piqué par des milliers d’épingles. Il s’allongea sur le lit, fixant dans la pénombre les objets anciens éparpillés sur les meubles et accrochés aux murs, des objets de mauvais goût que, de toute évidence, les propriétaires avaient acheté dans des foires de campagne. C’étaient des souvenirs qui n’auraient rien dû signifier pour lui, mais que, conditionné par sa mémoire, il sentait pourtant comme familiers, exactement comme la cuisine de l’hôtel. C’était la part « archaïque » de son Être.
Tout commence dans l’enfance : sans aucune défense, sans avoir la possibilité de choisir les situations favorables, par définition. Le fait que les souvenirs ne soient sélectionnés qu’au cours de la « vie » était un fait qu’Oskar tenait pour un aspect étrange de l’existence. Cela voulait dire que l’Être est enfermé pour toujours dans une espèce d’aquarium. Une banalité à laquelle il n’avait jamais réfléchi sérieusement. Il avait parfois examiné la possibilité de vies prénatales ou de réincarnations, mais il était convaincu qu’il s’agissait d’évocations qui n’allaient pas au-delà des explications sur le « déjà vu ».
Il s’endormit et rêva qu’il glissait sur une longue vague, parfaitement lisse, sans la moindre strie. C’était certainement un rêve important, dont il ne voulait pas se détacher, il s’agissait peut-être d’un Archétype incarné dans des signaux purs, comme le mouvement ondulatoire, par exemple.
Quand il ouvrit les yeux, il faisait encore nuit noire, la pièce lui apparut à la seule clarté irrégulière des braises de la cheminée. Il se sentait épuisé. Il regretta d’avoir quitté la Ville, même s’il se rendait compte qu’il y vivait mal, noyé dans l’inutilité qui lui avait rongé l’âme. Il était malade depuis trop longtemps, du reste, pour pouvoir espérer une résurrection et, pour survivre, il avait abusé des émotions, qui avaient fini par se déformer. Il décida donc qu’il rentrerait en Ville le lendemain. Il ne pouvait pas rester dans cet hôtel à mendier la compagnie de la fille des propriétaires, qui s’étaient peut-être entendus entre eux pour ne pas le laisser seul. Clara était charmante, ou du moins elle lui paraissait charmante dans ces circonstances. Il lui semblait qu’elle vivait une vie plutôt compacte, de celles où les pensées existent à l’état solide.
L’idée d’accéder au Grand Ski-lift était maintenant devenue un exploit hors de sa portée. Oskar n’était plus en mesure d’emprunter seul le téléphérique, et encore moins de passer la nuit en altitude dans un chalet d’alpage perdu. Il pensa qu’il en serait certainement mort, anéanti par une immensité qu’il ne pouvait assimiler.
Malgré sa fragilité, il oubliait parfois son mal-être et rêvait de parcourir le vaste monde, seul, sans destination précise, comme aurait pu le faire n’importe quel sage capable d’identifier les infinies nuances de la liberté.
Il était maintenant tout à fait réveillé, et ne se sentait plus fatigué. Ses yeux s’étaient habitués à la pénombre, la chambre commençait à lui procurer une sensation de bien-être, car il était allongé sur une surface sur laquelle glissaient les sentiments de sécurité et de continuité : un lieu lunaire, la Mer de la Tranquillité.
Clara ouvrit lentement la porte, s’approchant du lit pour vérifier si Oskar dormait : en le voyant les yeux ouverts, elle sourit et lui posa une main sur le front.
— Je suis venue il y a un bon moment pour t’emmener aux sources voir le coucher de soleil. Tu te plaignais dans ton sommeil, tu as dû faire un cauchemar.
— C’est vrai ?
— Tu avais le front brûlant, dit-elle à voix basse.
— Quelle heure est-il ?
— Presque minuit.
Oskar fut surpris, il devait être très fatigué pour avoir dormi autant. Mais il se sentait mieux.
Ils trouvèrent une lampe à pétrole et l’allumèrent, puis s’assirent près de la cheminée, restant l’un à côté de l’autre devant le feu, sans rien dire. Ce fut Oskar qui rompit le silence :
— Qu’est-ce que tu faisais, quand tu étais en Ville ?
— J’étais inscrite à l’Académie des Beaux-Arts, et tant que je faisais mes études, je me suis amusée. J’avais plein d’amis, j’ai même joué dans un bar, j’aime la musique.
— Bien ! Bravo, tu ne pouvais pas faire mieux. Et qu’est-ce qu’il s’est passé, ensuite ?
Clara se fit sérieuse, s’installa plus confortablement dans son fauteuil.
— Les problèmes sont apparus quand j’ai commencé à travailler. Le travail est quelque chose d’incompréhensible, en Ville. Je crois qu’il n’y a que très peu de gens qui comprennent comment cela fonctionne.
— Je pense que tu as raison, le travail est une chose vraiment mystérieuse…. Et tu es donc rentrée à Valla Chiara ?
— Bien sûr. Quel sens ça avait de rester en Ville ? J’aurais fini par avoir une existence plate.
C’était vrai, pensa Oskar. Par certains aspects, les impressions de Clara n’étaient pas très différentes des siennes.
— Toi, par contre, tu es ingénieur, pas vrai ? Où travailles-tu ?
— À la H.M.C. comme expert des matériaux.
— Ça doit être intéressant, comme travail.
— Assez. Mais les derniers temps, j’ai trop travaillé, c’est pour ça que je suis en vacances.

Il y avait une place qu’il connaissait bien, en Ville, et c’est là qu’il avait retrouvé un homme qui ne lui avait pas proposé de partir en vacances, mais… de s’insérer dans le Grand Ski-lift, comme si c’était un travail à accomplir.

Clara se tourna vers lui et lui posa délicatement une main sur le front, et le caressa.
— Je sais tout. J’ai compris que quelque chose n’allait pas dès que je t’ai vu dans la salle à manger. Je me suis intéressée à toi parce que j’ai pensé que tu avais besoin de quelqu’un.
Ils s’embrassèrent longuement, puis s’endormirent dans les bras l’un de l’autre.
Il se réveilla en sursaut. La jeune femme dormait. Clara lui sembla très belle, il sentit qu’il s’attachait. Cette pièce pleine de souvenirs de famille lui plaisait, et il aimait parler avec Clara : il ne se sentait plus seul, et ressentait même quelque chose de plus essentiel, la Protection.
Le lendemain, ils partirent se promener dans la forêt, le soleil apparaissait de temps à autres entre deux nuages, et ses rayons illuminaient alors le paysage ; puis il disparaissait à nouveau, laissant les arbres dans une pénombre opaque.
Oskar et Clara passèrent quelques jours ensemble. La nuit, ils parlaient longuement dans la chambre des souvenirs, puis ils s’endormaient, enlacés. Un jour ils allèrent jusqu’à l’esplanade du téléphérique. C’était le matin, la lumière était forte, Oskar regarda les câbles d’acier monter au-dessus de la forêt : on voyait les petites cabines émerger après une deuxième crête, puis, de plus en plus haut, les câbles s’enfiler dans un passage qui disparaissait contre le ciel. On devinait que l’installation continuait ensuite à monter pour atteindre une altitude invisible de là. Mais, aussi loin que portaient les yeux, on n’apercevait aucune trace de neige, à l’exception de quelques taches blanches près des buissons.
Il n’éprouva aucune répulsion, cette fois-ci, et observa même avec curiosité la chaîne interminable de pylônes qui s’étirait le long des pentes de la montagne. De leur point d’observation, l’existence des plateaux semblait invraisemblable...L’installation ressemblait à une échelle magique pour s’élever vers le Ciel, et Oskar émit l’hypothèse que son promoteur avait peut-être voulu ouvrir une espèce de trappe vers un autre Monde.
Il pensa qu’en cet instant, il aurait pu monter seul sur les plateaux ; mais au village, il avait rencontré Clara, la fille du propriétaire de l’hôtel.
Il la prit dans ses bras :
— Clara, je t’aime.
— Tu vas rester encore quelques jours ? demanda la jeune femme en souriant.
— Tu sais, maintenant que je te connais, j’aime cet endroit. Mais oui, Valle Chiara est un endroit magnifique ! s’exclama-t-il.

Ce soir-là, le coucher du soleil le surprit alors qu’il était derrière l’hôtel, à fendre du bois. Les eaux d’un étang tout proche s’étaient teintées de rouge. En levant les yeux, il vit les murs de la maison, les fenêtres, les pots de fleurs et les tuiles s’envelopper d’une lumière feutrée. À l’est, le ciel mourait dans des langues de feu, et de l’autre côté, là où le soleil se couchait, le paysage hivernal s’était illuminé de façon presque impérieuse. Il entendit un par un les bruits de la vallée : les aboiements d’un chien, le cri d’un enfant, des coups de marteau sur une planche de bois, une charrette qui s’éloignait… il pensa alors qu’elle devait déjà être ailleurs. Elle devait s’être arrêtée, à certains bruits. C’était le monde, quoi qu’il en soit, et il tournait. Ce qu’il voyait et entendait était-il le résultat d’un fonctionnement ? Oui, il se souvenait parfaitement qu’un jour il avait écrit quelque part :
Le Monde existe parce qu’il fonctionne.
Ce n’était pas le vers d’une poésie, mais un aphorisme par lequel il avait commencé une recherche scientifique, peut-être révolutionnaire, qu’il avait bizarrement oubliée. Il ne se rappela de rien d’autre.
Il voyait peu les propriétaires à l’hôtel, il mangeait en général avec Clara après que le patron et sa femme étaient allés se coucher.
Il était sûr qu’ils en avaient parlé entre eux et qu’ils avaient décidé d’encourager l’idylle. Oskar présentait bien, il était citadin, il travaillait dans un cadre professionnel. Tout était en règle.
Ce soir-là aussi, en entrant dans la cuisine, Oskar remarqua que les propriétaires l’avaient déjà quittée. La jeune femme mettait la table avec une expression concentrée, trop sérieuse.
— L’autre jour, tu m’as dit que tu m’aimes.
Oskar s’approcha, lui prit les deux mains en murmurant :
— Avec toi, je suis heureux.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? Tu crois que tu pourrais vivre avec moi ?
— Pendant les quelques jours passés ici, j’ai pensé à rester dans la vallée pour toujours, parce que je suis serein ici. Ce soir, j’ai vu le coucher du soleil. Dans la Ville, il n’y en a pas.
La jeune femme ne dit rien, mit le couvert, et tous deux s’assirent pour manger.
— Je pense que je pourrais être heureux avec toi, répéta enfin Oskar.
Quand il eut fini de manger, il se versa à boire. Il resta absorbé dans ses pensées, sans rien dire. Clara l’avait écouté attentivement, mais avec une expression qui ne lui était pas habituelle.
— Alors tu serais prêt à rester à Valle Chiara ? lui demanda-t-elle, et, hochant la tête, elle ajouta :
— Je ne te demande pas de quitter la Ville et ton travail.
Il vit une forte détermination dans son regard. Clara acceptait donc l’idée de se mettre avec lui, mais l’idée de rester dans la vallée ne lui plaisait pas.
— Je croyais que ta vie ici te plaisait bien.
— Oui, c’est vrai, dans un certain sens. Tu vois, seule, je préfère rester là où je suis née. Mais dans le cas d’un mariage, c’est différent… je ne trouve pas ça bien de vivre ici, isolés.
Il sourit un instant à l’idée que Clara pensait au mariage, puis s’écria :
— Tu m’as dit que quand tu m’as vu la première fois j’avais un air abattu... Eh bien, je suis arrivé ici épuisé, parce que je vivais mal en Ville.
— Mais moi je te tiendrais compagnie !
Les façons directes de la jeune femme troublaient Oskar.
Ils restèrent silencieux quelques minutes. Il se sentit comme quand il était arrivé sur l’esplanade de l’installation, le premier soir : un paysage désolé s’était formé dans cette cuisine.
— Qu’est-ce que tu trouves d’étrange à ma proposition ? Tu es un homme mûr, maintenant, tu as peur de la solitude, et moi, je te tiendrais compagnie. Quand je t’ai vu dans la salle à manger, tu avais l’air perdu, et j’ai décidé de t’aider, je t’ai introduit dans ma famille, je t’ai même logé dans la chambre de mes grands-parents. Tu ne vois pas que je t’ai aidé en te faisant vivre dans une atmosphère chaleureuse ? Avec des objets familiers qui t’ont aidé à ne pas te sentir seul. Eh bien, j’ai été utile ! Tu ne crois pas ? J’ai joué un rôle important, que seules les femmes peuvent jouer, avec leur douceur innée.
Ce discours sembla logique à Oskar, mais il eut cependant la sensation que quelque chose d’important y manquait. Elle sourit, et ajouta :
— Tu vois, c’est bien d’être sincère dans les rapports humains. Il n’y a rien de magique dans la vie en commun. Je crois que j’ai présenté la situation sous ses aspects concrets.
Il dut reconnaître que Clara avait correctement posé le problème, mais il relevait de la Tradition, qu’il fuyait.
— Ce que tu as dit sur la solitude est vrai, et je te félicite d’avoir compris mon état d’esprit. Ce n’est malheureusement pas qu’une question de solitude, il s’agit de quelque chose de pire : je vis dans l’isolement.
— De quoi t’occupes-tu en Ville ? Si je ne suis pas trop indiscrète…
Oskar réfléchit avant de répondre. Il n’avait jamais été lucide sur ce sujet. D’une voix mal assurée, il essaya de l’expliquer d’une phrase :
— Je crois que je fais un travail inutile.
Il se leva pour prendre la chope de bière posée sur le buffet, retourna à sa place, et ajouta :
— Quelques fois, j’ai été jusqu’à penser que mon travail n’était même pas utilisé. Des feuilles de papier qu’on pose sur des étagères et qu’on brûle quelques mois après.
Oskar remarqua des signes de fatigue sur le visage de la jeune femme, et dit alors :
— Quand je suis arrivé sur l’esplanade du téléphérique je me suis rendu compte que j’avais commis une erreur… et je me suis senti perdu. Mais quand je t’ai vue ici, à l’hôtel, j’ai cru que tu allais pouvoir me sauver.
— Te sauver de quoi ?
— C’est difficile à expliquer. Peut-être que j’ai pensé que tu avais la solution à portée de main…
— C’est étrange, j’ai pensé la même chose ! s’exclama Clara.

La connexion
Oskar était sur l’esplanade du téléphérique, avec un sac à dos de montagne et ses skis. Un léger vent froid, qui soufflait du nord, avait balayé les nuages pendant la nuit.
Le directeur avait accueilli sa demande avec satisfaction ; après lui avoir remis une carte pluriannuelle du Grand Ski-lift, il n’avait demandé que quelques heures pour effectuer les derniers contrôles sur l’installation. Oskar monterait sur les plateaux avec un guide qui l’accompagnerait en altitude, jusqu’en bordure des pistes : c’était un homme de la vallée, jeune, trapu, qui avait lui aussi un sac à dos sur les épaules, et un bonnet de laine.
— Bonjour, Monsieur l’ingénieur, je m’appelle Mario. Le directeur m’a chargé de vous accompagner jusqu’aux plateaux.
— Bien. Quand penses-tu que nous pourrons partir ?
— Le machiniste a téléphoné au bureau pour dire que tout était prêt. On peut déjà entrer dans la cabine.
D’une petite fenêtre de la baraque du départ, un homme fit un signe de la main. On entendit les moteurs électriques se mettre en marche. L’installation ressemblait à un manège qui s’étirait vers le haut, à perte de vue. Les deux hommes montèrent dans une cabine ovale et s’assirent l’un en face de l’autre, sur deux strapontins de plastique. Le guide ferma la porte d’une secousse, et la cabine commença son ascension.
— Si j’ai bien compris, cette installation arrive jusqu’aux plateaux, fit Oskar, pour dire quelque chose.
— Oui, Monsieur.
— Et le circuit du Grand Ski-lift est encore loin, après ?
— Il faut traverser le plateau jusqu’à un col, puis on descend dans une cuvette : une des pistes périphériques du Grand Ski-lift passe de l’autre côté. Disons qu’il faudra partir demain à l’aube pour arriver en bordure du Circuit après midi.
Oskar regardait vers le haut, vers le dernier pylône visible qui brillait d’une lumière particulière. Au fur et à mesure que la cabine montait, le panorama du fond de la vallée se dévoilait dans son immensité. De cette hauteur, le village n’était déjà plus qu’une tache de maisons marron d’où montaient des rubans de fumée. Une fumée qui, en altitude, semblait se fondre dans une auréole évanescente qui flottait sur la vallée tout entière. Lentement, une forêt de conifères émergea, s’étendant à perte de vue, envahissant presque tout le champ de vision ; le village était maintenant de la dimension d’un petit rectangle irrégulier. Un cadre d’une beauté remarquable, qui devait avoir frappé son ami, redescendant dans la vallée après avoir laissé le Grand Ski-lift derrière lui.
La cabine arriva au dernier pylône visible, et la nuée disparut, révélant un monde vierge aux couleurs vives. Oskar était entré dans un univers à haute résolution, incroyablement lumineux. On apercevait, encore plus haut, le ruban blanc des glaces éternelles.
En bas, Valle Chiara était condensée en une tache rougeâtre entourée d’une énorme forêt à la parure d’hiver ; de l’autre côté, alors que la cabine montait toujours, les grands massifs de la Sierra apparaissaient lentement sur la ligne de l’horizon. Une étendue de neige de plus en plus uniforme courait sous la cabine, alors que les conifères se clairsemaient avec l’altitude, jusqu’à ce que la végétation ne disparaisse complètement pour céder la place à un manteau blanc. Un manteau blanc absolu.
Oskar vit enfin les plateaux. Il s’agissait probablement d’alpages de haute montagne qui s’élevaient doucement jusqu’aux pieds de deux cimes pointues, entre lesquelles on apercevait un autre pylône, peut-être le dernier. Il montra à son guide le point sur l’horizon :
— C’est l’arrivée ?
— Pas encore. Nous traversons le premier plateau, qui finit sous ces sommets. Puis le deuxième plateau commence après ce pylône, et la baraque d’arrivée est au bout de celui-là, répondit le guide.
Oskar était curieux de voir le type de paysage qui allait apparaître derrière le col, dont ils s’approchaient rapidement. Ils quittèrent le premier plateau dans une secousse, puis la cabine passa au-dessus d’une espèce de cuvette ensevelie sous la neige ; le ciel était d’un bleu extrême, irréel. Il sentit une distance impossible à combler entre lui et la Ville, les lieux de la peine, les visages souffreteux de ses relations. L’image de Clara s’était entièrement résorbée dans une immense tache verte qui s’aplatissait contre la ligne d’horizon.
Du monde de l’hôtel, de la fille de son propriétaire, il ne restait que des figurines imaginaires, qui rejoignaient un paysage enfantin, animé d’une vache qui paissait, d’un cochon, de poules, et de la fumée qui sortait des cheminées des maisons aux balcons fleuris… Il ne restait rien d’autre.
Le trajet en téléphérique, interminable, s’acheva enfin ; le froid était pénétrant, l’air léger. Un homme, le machiniste, probablement, vint à leur rencontre.
— Bonjour, Monsieur Zerbi. On m’a averti par téléphone que vous arriveriez avec un guide.
— Bonjour, répondit Oskar.
Puis, regardant autour de lui, il ajouta :
— Vous êtes vraiment tranquille, dirait-on !
Le machiniste hocha la tête :
— Ça, pour la tranquillité, je ne peux pas me plaindre. Mais je préfèrerais être au village avec ma famille. L’hiver, les nuits sont longues, ici.
Oskar pensa que dans le fond, les gens simples disent toujours les mêmes choses. Ces phrases élémentaires dans lesquelles les mots sont liés par le bon sens, une espèce de barrière de protection de l’espèce.
L’arrivée était une construction de béton armé, protégée par une ligne de sommets. Vers l’ouest, à quelques centaines de mètres de la construction, il y avait un autre col d’où on accédait au dernier plateau ; il s’agissait probablement de la cuvette mentionnée par le guide, celle qu’ils traverseraient à pied le lendemain, jusqu’aux pistes périphériques du Grand Ski-lift.
Le machiniste actionna une sonnette et le bruit des moteurs de l’installation cessa aussitôt. Un grand silence tomba.
— Je vous accompagne à vos chambres, dit le machiniste en indiquant un escalier de bois qui conduisait à un long couloir. Ce n’est pas vraiment un refuge, ici, mais le directeur a fait aménager deux petites chambres pour les skieurs de passage.
La chambre attribuée à Oskar était chauffée par un poêle électrique sûrement allumé depuis peu ; la petite pièce était encore glacée. Le plafond bas reposait presque sur le mobilier composé de lits superposés en fer, de deux chaises et d’une table supportant une bougie.
La vitre de la petite fenêtre était couverte d’une mince couche de glace transparente qui déformait la vue que l’on avait de l’extérieur : on aurait dit qu’un océan bleu ondoyait, chaotique.
— Mettez-vous à l’aise, il n’y a pas grand-chose à faire, ici. La salle à manger est en bas, il y a une cheminée. On mangera tôt, si ça ne vous dérange pas, mettons à sept heures.
Oskar pensa que le machiniste devait être aigri par la vie solitaire qu’il menait. Peut-être l’homme aurait-il été encore plus malheureux au village, aux côtés d’une vieille épouse. Il n’avait vu personne de gai, à Valle Chiara, les gens marchaient en général en silence, l’air brisé. Il se rappela des Mangeurs de pommes de terre de Van Gogh.
Il faisait froid dans la pièce, aussi posa-t-il ses bagages pour sortir aussitôt ; le soleil brillait encore. Derrière la construction de béton, au nord, le paysage était borné par les cimes des montagnes, qui empêchaient de voir les territoires du Grand Ski-lift. Au sud, par contre, un demi-cercle blanc s’étendait, coupé en deux par les câbles d’acier du téléphérique qui arrivaient en faisant une saillie de la vallée qu’il avait quittée.

Il se rendait compte que, de l’esplanade de Valle Chiara, il n’aurait jamais pu imaginer trouver en altitude un spectacle naturel aussi imposant. Il était sans aucun doute entré dans un autre monde. Il n’aurait pas été étonné si, au coucher du soleil, deux lunes s’étaient levées.
Il se trouvait dans le territoire des monts de la Sierra, en bordure du Grand Circuit. Un endroit encore vierge. Oskar n’avait qu’une connaissance vague de la géographie, et il n’était encore jamais venu dans cette région. Cela faisait d’ailleurs plusieurs années qu’il n’allait plus à la montagne : c’était une activité exigeante, pour laquelle il fallait un état d’esprit favorable. Enfant, il allait souvent skier, mais c’était une autre époque, antérieure aux grands Attachements au sein desquels la Chaleur lui montrait les traces qu’il devait suivre. C’était comme si, à cette époque, sa conscience n’avait été sensible qu’aux infrarouges. En fait, face aux mystérieux champs de neige, il avait toujours ressenti une sensation d’égarement, se demandant, en proie à une sensation de mystère : « Que peut-il y avoir derrière ces sommets ? »
Il fut encore une fois sidéré par le panorama grandiose des plateaux, immenses et sans limites : pour lui, ces lieux auraient aussi bien pu avoir été montés la nuit précédente par de mystérieux architectes.
Le soleil était bas, effleurant à peine le manteau neigeux ; les plaques de glace brillaient sous la lumière qu’il réfléchissait. Le paysage pénétra avec force dans le cerveau d’Oskar, et balaya toute la mélancolie accumulée dans les petites rues boueuses de Valle Chiara, dans lesquelles il avait subi l’envoûtement d’un Archétype.

La salle à manger du machiniste avait été confortablement aménagée, il y avait quelques meubles de bonne facture. Une grande cheminée était allumée sur le côté. La table était mise, le machiniste annonça qu’il avait préparé un ragoût de viande :
— Du gibier, déclara-t-il, l’air satisfait. Il y a beaucoup de cerfs par ici, les bois sont pleins d’animaux parce que plus personne ne vit ici, sur la Sierra, ajouta-t-il.
— Tu veux dire qu’il n’y a pas âme qui vive aux alentours ? demanda Oskar.
— Ces sont des zones dépeuplées, maintenant ! L’élevage a été abandonné, les montagnes sont retournées à l’état sauvage. Pas vrai, Mario ?
Au signe d’assentiment du guide, il poursuivit :
— Il y a quelques années, des touristes venaient l’été pour des randonnées, mais ça a été une mode passagère, c’est trop dur, la montagne. Ils allaient aussi loin qu’une jeep pouvait se traîner, mais le gouvernement les a interdites, parce qu’elles perturbent le Grand Ski-lift.
— Pas de mouvement, donc, par ici. Mais la construction de l’installation amènera sûrement des touristes ! affirma Oskar pour dire quelque chose, bien qu’il connût déjà la réponse.
Le machiniste mâchait son fromage, mais il répondit quand même, la bouche pleine :
— Pour ce que j’en sais, ils sont en train de faire une période d’essai. Il n’y aura en tout et pour tout qu’une dizaine de personnes qui sont passées jusqu’à aujourd’hui. Un peu à la montée, dont le maire, et le reste à la descente. Certains viennent du Grand Ski-lift, en général des skieurs perdus en hors-piste -l’homme se mit un nouveau morceau de fromage à la bouche- mais les illegales sont arrivés presque tout de suite, ils prenaient les cabines d’assaut dès qu’elles avaient passé le col.
— C’est-à-dire ? Oskar était intrigué.
— Eh bien ces singes-là s’agrippaient aux cabines en se jetant des pylônes, et puis, avant d’arriver dans la vallée, à l’endroit où le câble passe en traînant presque au sol, ils se jetaient dans les arbres de la forêt.
— Qu’est-ce que vous avez fait ?
— Nous avons arrêté les installations qui tournaient à vide toute la journée pour attirer les touristes, c’est du moins ce qu’espérait le directeur. Mais avec ces Asiatiques qui rodent dans la Sierra, toutes les voies de communication doivent être attentivement surveillées.
— Il y a vraiment des clandestins partout !
Oskar hochait la tête.
— Ces maudites gens sont partout. Je les entends même la nuit : ils tournent autour de l’installation et même les tempêtes ne les arrêtent pas, quelques fois j’en trouve un mort, gelé, sous les pylônes.
Le machiniste avait mis les petits plats dans les grands, sans rien oublier.
— Pour ce qui est de boire et de manger, je n’ai pas à me plaindre. Mais je suis mieux au village, avec ma famille.
— Mais alors, excusez-moi, pourquoi avez-vous accepté ce poste ? demanda Oskar.
— J’avais besoin de travailler. Et puis je ne pensais pas que la vie serait si dure, ici, sur la Sierra.
Le guide ne disait rien, il s’était installé devant le feu et fumait sa pipe.
— Vous n’aimez pas être seul, alors ?
— Ah non, vraiment pas. Quand les nuits sont tranquilles, ça va, bien sûr, mais vous devriez voir ce que c’est quand ça tourne à la tempête. On dirait que toutes les âmes du purgatoire frappent à votre porte.
L’homme continua une bonne heure encore à parler de ses problèmes ; sa crainte véritable était d’avoir un malaise pendant une tempête, de nuit, et de mourir seul. Oskar pensa que pour lui, le meilleur endroit devait être le bar du village, où il pouvait jouer aux cartes avec ses amis.
Il se rendit compte qu’il éprouvait un sentiment de répulsion à l’égard du machiniste, à cause de son indigence sournoise ; quelque chose qui remontait à très loin. Il devait cependant surmonter cet état d’esprit négatif par la « compassion ». Mais c’était impossible à ce moment, le machiniste transmettait des émotions d’un type traditionnel : un mur qu’Oskar essayait d’abattre. Il resta donc silencieux, écoutant les plaintes de l’homme qui avait juste besoin de parler, sans écouter de réponses. Pendant ce temps, le guide s’était endormi devant le feu.

Allongé sur sa couchette, Oskar passa une mauvaise nuit, à cause du froid. On frappa à sa porte aux premières lueurs de l’aube.
— Monsieur Zerbi, courage, habillez-vous ! Nous devons y aller, dit le guide gentiment, mais d’une voix résolue et autoritaire.
Il se leva péniblement, et s’habilla en toute hâte. Il était ému, il se rendait compte qu’il ne s’agissait pas d’une banale randonnée en montagne. Il y avait quelque chose de plus essentiel, qui ne transparaissait pas encore du projet général du promoteur de l’installation. Ils burent tous les deux un café noir, alors qu’on devinait par la fenêtre la lueur enchantée de la lumière de l’aube. Le machiniste leur dit que pendant la nuit, la température était tombée bien en-dessous de zéro ; puis il les accompagna jusqu’à la lourde porte qu’il lui fallut presque ouvrir à coups d’épaule, à cause du gel.
Mario s’était mis une coiffe de fourrure et, pour la première fois, Oskar remarqua qu’il avait les cheveux rassemblés en une queue de cheval. Il semblait différent de l’homme de la vallée que le directeur lui avait envoyé la veille au matin, il ressemblait maintenant à un animal sauvage qui aurait enfin retrouvé sa liberté.
Le guide se mit en chemin d’un pas décidé :
— Ça va, comme allure, Monsieur ?
Puisque l’homme lui avait adressé la parole, Oskar lui demanda :
— Qu’est-ce que tu penses de ce type ?
— Qui, Franz, l’employé de l’installation ? C’est le râleur de service, comme beaucoup au village. Il se plaint tout le temps. J’étais là, le jour où il s’est quasiment mis à genoux devant le maire pour avoir ce boulot. Il avait même dit que plus les endroits où on le mettrait seraient isolés, mieux il s’en trouverait, vu que sa femme est vieille et qu’elle sent mauvais.
— C’est ce que j’imaginais, fit Oskar.
Il pensa que la compassion était tout de même nécessaire à son équilibre spirituel. Une autre forme subtile d’égoïsme ? Évidemment. C’était la patine de protection qu’adoptent les saints et les professionnels du Bien : une espèce de crème solaire.
Dès qu’ils arrivèrent au col, le vent devint violent. Ils franchirent une arête de glace prise entre d’énormes blocs d’une roche blanchâtre. Une fois qu’ils l’eurent franchie, ils descendirent à moindre altitude et le vent ne fut à nouveau plus qu’une brise légère. Le dernier plateau s’étendait devant eux, après quoi ils verraient les tracés des pistes du Grand Ski-lift.
— Mettez vos lunettes, Monsieur, le soleil est très fort, ici. On va suivre le sentier jusqu’à ce rocher sombre, et puis on chaussera les skis pour traverser le replat.
Le rocher qu’il lui avait indiqué était assez loin, mais ils marchaient d’un bon pas. Au début, Oskar sentit sa fatigue, puis il prit un bon rythme, et entra enfin dans un état de bien-être profond dans lequel il aurait pu aller n’importe où. Ses vacances se mettaient peut-être sur une bonne voie. Les choses lui apparaissaient sous un jour étrange, c’était comme s’il s’était échappé d’un jeu de tarot où un sortilège l’aurait retenu prisonnier. Contrairement à ce qui lui était arrivé pendant les années passées en Ville, il se sentait détaché des circonstances : il se trouvait avec un guide en haute montagne, aux confins indéfinis de la Sierra, sans points de repères, sans même une date de retour…
Quand ils arrivèrent au rocher sombre, Mario s’arrêta tout net et fit signe à Oskar de s’accroupir, puis il tira des jumelles de son sac à dos pour mieux voir quelque chose qui bougeait sur la neige.
— Juste un peu de patience, Monsieur.
Il sortit une carabine de précision d’un étui de toile, prit une grosse cartouche verte qu’il enfila dans le canon, et dit, tout en manipulant son fusil :
— Les fédéraux me donnent une récompense pour chaque clandestin que je capture.
Il ajusta son tir à travers la lunette montée sur la carabine et tira un coup près d’un tas de neige blanche, à deux cents yards environ. La neige se teinta d’un vert fluorescent et trois Asiatiques se levèrent, les mains en l’air. Tout à coup, l’un d’entre eux se mit à courir, alors Mario, calmement, tira un autre coup. Le clandestin continua quelques mètres encore, à pas incroyablement lents, avant de tomber dans la neige.
— Il est mort ? demanda Oskar.
— Non, pardieu, je l’ai juste endormi.
Ils arrivèrent près des deux Asiatiques assis dans la neige, les mains sur la tête : ils n’avaient aucune expression hostile, ils souriaient même. Mario les menotta l’un à l’autre et fit déplacer le petit groupe près de l’homme endormi. Les illegales avaient des visages très ronds, presque sphériques, comme des ballons. Leurs yeux, ceux d’une jeune fille en particulier, étaient deux fentes minces au travers des paupières.
Mario tira de son sac à dos une tablette de chocolat qu’il tendit à ceux qui étaient réveillés, qui le remercièrent en inclinant la tête. Puis, devinant ce qu’allait faire le guide, ils remontèrent chacun une manche.
Mario hocha la tête, prit une seringue automatique et fit une piqûre à chacun d’entre eux.
— C’est un tranquillisant, pour qu’ils ne s’enfuient pas, expliqua-t-il.
Avec une petite bonbonne, il gonfla un ballon rouge attaché à un fil qu’il laissa s’élever une vingtaine de mètres en l’air.
— Nous pouvons y aller ! Le satellite aura déjà localisé le signal, ils enverront un hélicoptère les prendre dans quelques heures.
— Mais s’il n’arrive pas avant la nuit ces pauvres gens vont mourir de froid !
— En général, il arrive tout de suite, en deux ou trois heures, disons. Mais même s’il n’arrivait pas, ils s’en sortiront très bien avec leurs sacs. Qu’est-ce que vous croyez, Monsieur, que quand la nuit tombe ils vont dormir à l’hôtel ?
Ils chaussèrent tous deux leurs skis et entreprirent de traverser le dernier plateau.
— Ça doit être des gens très forts, avec un système nerveux de fer, dit Oskar.
— En effet, ils n’ont besoin de manger qu’une fois par jour.
Enfant, il devait lui aussi avoir été aussi fort que les illegales. Il en était sûr.

Ils arrivèrent au bout du plateau vers midi, exactement comme l’avait prévu Mario. Pendant tout le trajet, gagné par l’enthousiasme, Oskar n’avait jamais demandé de pause ; mais il se sentait maintenant fatigué.
— Monsieur Zerbi, je proposerais qu’on mange quelque chose. Après, je vous montrerai la piste damée du Circuit.
— Où est-elle ?
Le guide lui indiqua un relief en bordure de la cuvette : le terrain se relevait exactement comme le bord d’une bassine. Ils s’abritèrent derrière un repli de terrain et Mario prépara du café sur un réchaud à alcool. Le soleil était violent, les yeux d’Oskar avaient rougi malgré les verres foncés de ses lunettes. Ils mangèrent ce que Mario avait emporté, puis celui-ci sortit de son sac deux jambières de fourrure qu’il attacha au bas de son pantalon avec des lacets de cuir.
— Tu rentres au village ?
L’homme secoua la tête en s’écriant :
— Il n’y a rien à faire au village à cette saison ! Je vais chasser vers le nord-est en longeant le Grand Ski-lift.
— Tu vas prendre des illegales ?
— Oui, aussi.
— Tu chasses des animaux à fourrure ? Ils se sont sûrement multipliés au-delà du raisonnable dans la Sierra.
— Bien sûr ! Je chasse aux pièges tout l’hiver, mais ça ne rapporte pas grand-chose.
— Tu as essayé de travailler dans des villes ?
— Je n’aime pas les villes.
Ils se levèrent et contournèrent l’arête à pied. Plus bas, les conifères réapparaissaient, et encore plus bas, au beau milieu de la forêt, une langue blanche de neige courait comme un fleuve gelé. C’était une piste du Grand Ski-lift. Oskar était ému. Le guide lui passa ses jumelles : il vit glisser de nombreux points colorés sur la langue de neige. C’étaient sûrement des skieurs, dans leurs tenues de couleurs vives.
— Eh bien, je suis arrivé ! s’exclama Oskar.
— Monsieur Zerbi, souvenez-vous que vous ne devez pas vous arrêter trop longtemps au même endroit, comme ça… en règle générale.
Oskar avait chaussé ses skis avec grand soin, il allait bientôt être un touriste quelconque dans le circuit du Grand Ski-lift. C’est du moins ce qu’il croyait.
— Gardez toujours votre carte bien en évidence, et quand vous arriverez sur la piste, suivez-la jusqu’à la vallée, puis cherchez un endroit où vous loger. Je vous conseille d’aller au « Petit Cerf » ; d’autres chasseurs m’ont dit que c’était un endroit tranquille.
Oskar retira un de ses gants et tendit la main à son guide, puis lui demanda, l’air sérieux :
— Mario, une dernière chose, et je te laisse à ton travail. Tu as aussi accompagné le dernier maire jusqu’ici ? Celui qui a fait construire l’installation…
Mario fit un signe de tête affirmatif.
— Quel genre d’homme c’était ?
— Je ne peux pas vous dire grand-chose, le maire était un gars qui ne parlait pas beaucoup, mais quoi qu’il en soit, il m’a semblé qu’il connaissait bien cette partie de la Sierra.

Oskar descendit entre les arbres et tomba souvent. N’étant plus allé à la montagne depuis des années, il avait perdu toute habitude du ski. Il décida donc de poursuivre à pied, il aurait rechaussé sur la piste, où la neige était damée. C’était pénible de marcher dans la forêt sur l’épaisse couche de neige, il progressait lentement, mais il était sûr de retrouver le tracé tôt ou tard. Tout serait plus facile ensuite.
Il avait marché une heure quand il entendit la rumeur produite par les touristes : le crissement des carres des skis qui mordaient la neige, les voix des personnes qui passaient, quelques cris… Il arriva, épuisé, aux abords de la piste. Il était couvert de neige. Il devait avant tout se reposer sans attirer l’attention ; il craignait en effet que des surveillants ne puissent le remarquer en ce moment critique, l’instant de la transition : l’entrée dans le Grand Ski-lift. Il décida alors d’aller jusqu’au bord de la piste pour donner l’impression de reprendre son souffle après une chute… Il attendit un moment de calme, puis parcourut en courant la distance qui le séparait encore de l’orée de la forêt pour rejoindre le bord de la piste. Dès qu’il atteignit la neige damée, il jeta ses skis, simulant une chute. Quelques skieurs passèrent : ils n’étaient pas nombreux, des groupes de quatre, cinq personnes au maximum. Plus rarement quelques couples. Mais aucun skieur isolé.
Il était donc arrivé sur le circuit du Grand Ski-lift ! Une remarquable preuve de caractère, peut-être le début d’un changement qui était son véritable objectif.
En réalité, il n’avait pas de tableau précis de la situation, et encore moins de stratégie sur le comportement à adopter. Dans l’état actuel des choses, il ne se demandait pas combien de temps ces vacances pouvaient durer, il savait simplement qu’il avait encore de nombreux jours devant lui, il réfléchirait au reste en cours de route. Le froid se fit sentir ; il se leva, rechaussa ses skis pour descendre dans la vallée. Ensuite, il chercherait l’hôtel. La piste était formée par un ravin qui serpentait dans la forêt. De part et d’autre trônaient les montagnes derrière lesquelles le soleil avait depuis peu disparu. La lumière était uniforme, une luminescence diffuse dans laquelle on devinait cependant l’approche de l’obscurité : il en éprouvait de l’inquiétude et de la mélancolie. Il commença à descendre en pensant qu’il s’en sortirait quoi qu’il en soit, il se souvenait avoir été plutôt bon skieur, des années auparavant. En fait, il n’avait jamais atteint un grand niveau technique à cause de certains défauts de position qu’il avait et du manque d’entraînement sérieux. Peut-être avait-il été trop désireux d’atteindre la perfection stylistique. Cette forme d’esprit l’avait sans aucun doute pénalisé, puisqu’elle ne lui avait jamais permis de développer l’harmonie de ses mouvements.
Quelques mètres plus bas, il croisa ses skis et tomba. Il se releva aussitôt, conscient d’avoir oublié les mouvements de base. Il se concentra alors sur la position de départ, et, cherchant à faire porter son poids vers l’aval, il recommença à descendre en diagonale. Il fit un virage en chasse-neige, puis un autre, sans tomber, mais dès qu’il essaya de rapprocher ses skis, il se retrouva à nouveau dans la neige.
La piste était déserte, il était tard. Ce devait être l’heure du coucher du soleil.
Il avait donc oublié comment on skiait. Il déplora cet inconvénient et se demanda ce qu’il avait bien pu faire pendant toutes ces années. De toute évidence, il avait été prisonnier d’un monde dont le ski était exclu. En un instant, il comprit qu’il s’était négligé…
À ce moment-là, le problème contingent était de descendre dans la vallée sans éveiller de soupçons. Alors, patiemment, et avec un brin d’astuce, Oskar profita des parties les plus faciles pour descendre en diagonale, faisant ses virages sans trop d’accrocs. En bas, on apercevait déjà le village, de nombreuses lumières allumées. Au débouché de la piste, il y avait un télésiège. Des machinistes en contrôlaient la mécanique, les installations étaient maintenant à l’arrêt. Le guide lui avait conseillé d’aller au « Petit Cerf », un endroit modeste, pour ne pas se faire remarquer. Oskar se trouvait au centre d’une vaste clairière ouverte dans la forêt à travers laquelle il était descendu, le village s’étendait devant lui. Des skieurs étaient installés dans les bars, il y avait une certaine animation bien que l’endroit ne fût pas bondé.
— Excusez-moi, Monsieur, pourriez-vous m’indiquer l’hôtel « Le Petit Cerf » ? demanda-t-il à un homme qui passait.
— Vous allez voir, c’est simple : vous devez suivre cette petite rue qui monte et puis tourner à gauche près de la petite tour avec l’horloge. Vous ne pourrez pas rater l’enseigne.
Bien, l’hôtel n’était pas loin. Les indications de l’homme étaient précises, il arriva à l’hôtel en quelques minutes. Il laissa ses skis sur un râtelier et entra par une porte qui fit tinter une clochette.
— Bonsoir, vous arrivez tout juste ? Vous devez être fatigué par la traversée -l’accueillit une dame assez grasse, aux cheveux jaunes. De quelle vallée venez-vous ?
Oskar réfléchit un instant, et mentit :
— Des pistes du Nord. Oui, en effet, je suis très fatigué, avez-vous une chambre libre ?
— Bien sûr ! De toute façon, même si nous sommes dans la période de Noël, on trouvera toujours une chambre libre pour un membre permanent du Grand Ski-lift.
La patronne afficha un sourire bienveillant en regardant la carte glissée dans une poche transparente de sa veste matelassée. Oskar comprenait, maintenant, pourquoi elle lui avait demandé de quelle région il arrivait. Au fond, il aurait aussi bien pu arriver par un moyen de transport classique. Mais il avait la carte du Grand Ski-lift, et des skis pour tout bagage. Rien que de très normal, donc, pour un membre permanent.
La chambre qu’on lui donna était très confortable. Il ferma la porte à clef, mangea une tablette de chocolat et se glissa entre les draps. Une clarté hivernale entrait par la fenêtre, une espèce de lumière absolue qui éveillait depuis toujours en lui une grande mélancolie, comme si cela avait été un signe d’immobilité : un cadre inchangé, les mêmes choses pour l’éternité, et un Soi perdu pour toujours dans des mondes parallèles.

Le lendemain, il se réveilla tôt, descendit dans la salle à manger, où une dame prenait son petit déjeuner avec une petite fille. Il n’y avait personne d’autre, la dame le salua, puis, après un bref moment de silence, s’adressa à lui :
— Vous avez vu le beau temps que nous avons pour Noël ? Mes enfants m’ont dit que la neige est merveilleuse. Vous skiez, vous aussi ?
— Oui, bien sûr. Mais cela fait des années que je ne vais pas à la montagne, je pense que je devrais prendre quelques cours.
— Ça fait du bien. Mais ne vous inquiétez pas, mon mari a eu le même problème. Jeune homme, il était même champion en herbe, mais à cause de son travail, il a arrêté de venir à la montagne. Il y a quelques années, il a recommencé à skier avec un moniteur, et il affirme que maintenant, il skie mieux qu’avant.
Oskar ébaucha un sourire forcé :
— C’est toujours la même histoire, pour tout le monde. Quand on est jeune, on a du temps pour soi, mais après, avec le travail…
Il se limita à cette phrase automatique, mais il sentit en un éclair l’odeur d’une atmosphère létale qui se libérait. Cette dame se sentait stable, son centre de gravité était dans la Vie Conventionnelle. Elle n’avait pas de doutes à confesser, elle, c’était un individu sélectionné au cours de millions d’années pour vivre en captivité. Une personne inutile, sans aucun doute, pour quelqu’un qui, comme lui, devait franchir le Mur.
— Je suis heureux d’avoir fait votre connaissance, madame, mais je dois y aller, j’ai un rendez-vous sur les pistes.
Dehors, le soleil extrêmement lumineux surexposait le paysage. De toute façon Oskar ne se trouvait pas dans un endroit qui lui était familier. Le cadre qui s’étalait sous ses yeux lui donnait la sensation que les Autres se trouvaient à leur aise, il voyait en effet une multitude de skieurs qui, par petits groupes, se dirigeait vers les installations. Ils avaient l’air tranquilles, sûrs de ce qu’ils devaient faire. On voyait qu’ils avaient tous un programme.
Quand il arriva à la sortie du village, il remarqua que quelques skieurs isolés se dirigeaient vers une petite vallée : peut-être aurait-il trouvé par là des pistes moins fréquentées. Il ne devait pas oublier qu’il était entré illégalement dans le Grand Ski-lift et qu’il espérait se fondre dans cet environnement. Les skis sur l’épaule, il arriva au fond de la petite vallée où tournait une remontée peu utilisée. Il pourrait montrer sa carte et commencer à s’entraîner sur les pistes damées, sans crainte d’être repéré.
Il passa sa journée à monter et descendre la même piste. Personne ne lui prêtait attention, les employés des remontées étaient distraits, ils discutaient entre eux. Ce fut une journée de ski pénible. Il avait essayé de se rappeler des mouvements de base, mais c’était difficile, il ne se souvenait presque de rien. Quiconque l’aurait vu, haletant, le pantalon trempé de neige, aurait inévitablement pensé qu’Oskar Zerbi était débutant. Au cours de cette première journée, il pensa plusieurs fois qu’il était inutile de rester dans le Grand Ski-lift. Cela n’avait aucun sens. Et il se demanda quel pouvait être le véritable motif pour lequel il s’était aventuré de façon si risquée dans des vacances de ce genre. Voulait-il se retrouver lui-même par le ski ? Une idée incompréhensible, en apparence.
Oskar observait attentivement les autres skieurs pour en reproduire le style, et comprendre éventuellement quelque chose d’essentiel qu’il ne savait pas encore. Pendant sa dernière descente, il vit un skieur expert qui faisait ses virages avec une grande souplesse, et il essaya de l’imiter. Mais il ne put réussir un seul virage sans défauts, comme l’avait en revanche fait le skieur-guide ; il perçut cependant quelque chose, et comprit qu’en restant quelques jours, il pourrait faire des progrès importants.
À l’hôtel, il dîna dans sa chambre, car il avait peur de rencontrer la dame-qui-avait-envie-de-parler. Avant de s’endormir, il pensa que ce qu’il faisait était encore « standard », et que cela n’aurait apporté aucun changement. Malgré tout, quand il aurait retrouvé un peu d’habitude du ski, il se serait peut-être amusé.
Il ne pensa plus à rentrer en Ville. Il n’avait rien à faire là-bas.

Le réveillon de Noël
Il passa plusieurs jours à s’entraîner seul, toujours sur la même piste. Il en connaissait maintenant par cœur chaque creux et chaque variation de pente. Il savait bien à quels endroits il devait se concentrer pour pouvoir descendre sans fautes, au moins sur cette piste. Cela faisait plusieurs jours qu’il skiait dans le Grand Ski-lift sans encombre. À midi, il s’arrêta dans une buvette au départ du télésiège.
Il s’était assis de façon à avoir le visage à l’ombre pour ne pas être gêné par la lumière intense du soleil. Il regardait vers le village, l’esprit vide. Dans ces journées d’exercice intense, il ne pensait pas, se bornant à réexaminer mentalement la piste, pour pouvoir encore mieux la descendre.
Il s’était installé à une table à l’écart, un jeune couple était assis à quelques mètres : les deux enfants qui jouaient un peu plus loin devait être les leurs. À un certain moment, il se rendit compte que l’homme le regardait : il n’y avait pas d’autres touristes installés, et cela l’inquiéta. Il n’avait pas complètement oublié qu’il se trouvait illégalement dans le Circuit, et il sentit un frisson de peur en se sentant observé. Ces vacances étranges avaient commencé de façon non conventionnelle, et il devait les normaliser d’une façon ou d’une autre. Il aurait par exemple pu rentrer en Ville, à son travail et à sa famille. Mais après cette considération de bon sens, il sentit comme un vide, prouvant que dans la réalité des choses les événements étaient enchevêtrés de façon plus complexe. L’homme se leva et vint vers lui en souriant.
— Excusez-moi, Monsieur, mais ma femme et moi étions en train de penser qu’il est parfaitement ridicule que dans un endroit aussi isolé vous mangiez tout seul dans votre coin.

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