Architecture De La Prière
Architecture De La Prière
Diego Maenza
« Le christianisme d’un prêtre et celui d’une religieuse, deux histoires criblées par le secret et par la souffrance de ne pas se reconnaître dans leurs “péchés”. Ils refusent une réalité qui montre, de plus en plus clairement, leur faiblesse face à l’acceptation de leurs malencontreuses décisions. Les personnages ne sont que des figurines mises en scènes pour dévoiler un message constant et dérangeant. Il y a toujours quelqu’un au-dessus; quelqu’un qui condamne avec des idées conditionnées à son avantage ». ALEXIS CUZME, écrivain.
« Architecture de la prière se développe dans un environnement de religiosité et d’érudition. En effet, sur le thème du célèbre tableau Le Jardin des délices, de Jérôme Bosch, le protagoniste — un prêtre — réinterprète son propre comportement et celui des autres êtres humains, du début à la fin des temps ». VERÓNICA FALCONÍ, écrivain.
Un prêtre tourmenté par ses instincts. S’agit-il d’une lutte insensée contre le diable ou d’une mise à l’épreuve du Ciel? Une novice enceinte. S’agit-il d’une transgression des normes ou d’un miracle en période de scepticisme? Un défilé de personnages exaltés qui défendent les fondements de la doctrine, et d’autres, dont la misérable existence remet en cause les fondements de base de la théologie. Rapportée sous différents points de vue et abordée par l’audace formelle et thématique, Architecture de la prière nous plonge dans des drames intenses. La décomposition spirituelle de chacun des protagonistes raccourcira l’espace de rédemption, que tous n’atteindront pas. Les vertus théologiques et les mystères de la foi se confondent pour donner naissance au long Chemin de croix parcouru au fil des pages à travers les sept péchés capitaux présentés comme un bestiaire. Chaque démon symbolise un excès : Asmodée, la luxure; Belphégor, la paresse; Belzébuth, la gourmandise; Amon, la colère; Léviathan, la vengeance; Mammon, la cupidité; et, Lucifer, la fierté. Malgré la crudité de ses lignes, ce roman est un livre spirituel.
ARCHITECTURE DE LA PRIÈRE
DIEGO MAENZA
Traduction par Géraldine Solignac
© Tektime, 2020
© Diego Maenza, 2018
© Géraldine Solignac, traduction, 2020.
Titre original en espagnol : « Estructura de la plegaria »
TABLE DES MATIÈRES
PREMIÈRE PARTIE (#u579cf5fb-0914-5354-8039-0acc361c2dd2)
DIMANCHE (#ue2161826-0143-5d1a-94c2-665a4e539ac8)
LUNDI (#u141f2751-c111-5c09-bf58-d78455b58ae3)
MARDI ET MERCREDI (#u6c6b0da9-22a0-5942-ba81-de78d89f9557)
JEUDI (#u7995980e-46ec-5eb8-a591-905941a36fe4)
VENDREDI (#u2b953edb-c7c8-5351-a656-f1b41b2c2627)
SAMEDI (#u9ad147cd-dd75-5d6c-99f6-85b192ebb015)
DIMANCHE (#u0cd7b0d5-5cc5-5608-8d60-938c733253eb)
DEUXIÈME PARTIE (#uba8d5c3a-0196-592a-9990-dbca93d777c8)
SEMAINE 1 (#uab8f6c80-a2b2-549f-99dd-7c2b4d89e671)
SEMAINE 2 (#ub8ee3057-fa40-50b9-b76a-44c775992d5a)
SEMAINE 3 (#u01d584e0-1a6d-55fa-b7c1-ed69836efa07)
SEMAINE 4 (#u1334ea90-3ebe-584a-8ea5-0a8494536ad1)
TROISIÈME PARTIE (#u7db36164-d6b8-5d3e-9f15-3b77816b97e4)
JANVIER (#u3e1f867f-411f-5d0a-ba3d-0d31c492c12c)
FÉVRIER (#u54552440-88eb-5aa6-b767-33059fadaea2)
MARS (#u29efd4be-e7f5-5d86-a563-6e924335e918)
AVRIL (#ue6f35e51-b7af-560e-98fb-2254f7e2b4ec)
MAI (#u689a3425-9fd4-55fb-a8e9-ed3338195e5b)
JUIN (#u6967f8ed-51f2-5840-8a0b-c968d36ccb68)
JUILLET (#u85ef8f81-de5a-5065-864e-2247cdd51ad1)
AOÛT (#ufc92b4d4-bcbb-5192-9eb4-a867c9f3bd4f)
SEPTEMBRE (#ub5db192f-0666-56f2-95ae-85480268d7e0)
OCTOBRE (#uf397b476-dbc9-52a2-b057-b60160bc809d)
NOVEMBRE (#u200ec8f3-8bb1-5d0d-aa80-90c4a870f100)
DÉCEMBRE (#u1fb1cf2f-a6e9-5155-99b2-7472835e4428)
ARCHITECTURE DE LA PRIÈRE
PREMIÈRE PARTIE
AU NOM DU PÈRE
DIMANCHE
Lumières et ténèbres
Pater noster, qui es in caelis…
L’obscurité cache la cécité des pensées, elle surgit dans le fracas du silence. L’obscurité répand un fléau qui se transforme en vertige, une caresse de l’abîme, un froid qui imprègne les os, une amertume qui se ravale avec des larmes. L’obscurité condamne aux angoisses du passé, elle entretient l’incertitude au sujet des calamités de l’avenir, elle forme une nébuleuse qui anéantit les sens. L’obscurité… Et soudain, mes enfants, vous pouvez contempler le monde. J’apparais à la veillée comme si la matrice venait de m’expulser de ses profondeurs. Je me sens renaître, pourtant je demeure conscient de l’imposture de mes sens. Je perçois ma pestilence hépatique imprégnée dans mon duvet, incrustée dans la toile de l’oreiller ou simplement diffusée dans le décor de la chambre comme tous les matins. Pendant ce temps, le monde tourne. Je me lève. La lueur qui traverse la fenêtre m’éblouit et m’oblige à me couvrir le visage. Mon âme a enduré non sans sursauts un rêve agité. Il m’a réveillé. J’observe presque avec émerveillement, comme la première fois, la sécheresse des murs dans la pièce, la tristesse qui se dégage de ses vieilles fissures, les photos grises rehaussées par le contraste des cadres colorés, la peinture d’un monde enfermé dans une bulle de cristal, une bulle protectrice contre un danger extérieur qui pèse encore sur sa surface. Contiendrait-elle justement un danger ? Permettrait-elle d’éviter que les maux incrustés dans cette terre dévastée ne germent ? Serait-elle là pour que jamais aucune Pandore curieuse ne puisse répandre sa puanteur ? En arrière-plan, derrière le monde, j’observe à nouveau l’image de Dieu. Je ferme les yeux et je prie. Délivre-moi de tout péché, père bien-aimé, car le royaume de la terre et du ciel est à toi. Tes desseins sont purs et incontestables. Purifie mon âme de la tentation et bénis ma journée.
Je me lève et je sens l’amertume du vin installé dans mes entrailles, au plus profond de mes tissus. Je me glisse dans la salle de bain, le miroir reflète les imperfections qui tachent mes yeux. Je le repousse du bout des doigts. Un frisson me court sur la peau. Je me débarbouille le visage avec du savon et de l’eau. Le dentifrice extirpe la puanteur habituelle de ma bouche au matin. J’urine avec plaisir. Je remarque les éclaboussures amassées sur l’avant de mon sous-vêtement, elles révèlent une substance matinale et quasi quotidienne dont la viscosité est d’une rare splendeur. Ô, Seigneur, que les rêves sont beaux et cruels. Le rêve est le seul espace où je peux me dévoiler tel que je suis.
*
Comme toujours, le journal rapporte des nouvelles attendues. Mais un titre sur la page centrale attire son attention, il révèle les dernières déclarations du Saint-Père. Il lit le contenu imprimé en petites lettres et examine la photo en couleur placée à côté du résumé. Orné d’une cape, il se penche, selon la tradition, sur le balcon principal de la basilique Del Santo. Il a annoncé les vêpres de la semaine sainte. Le Père Misael, dévoilons son nom dès à présent, prie et se prépare pour la messe.
*
Je ne peux pas ignorer cette image. Elle m’a envahi et elle ne me quitte pas. Devant l’autel, chaque moment de ce souvenir provoque une souffrance. Comment puis-je supporter ce tourment alors que le moment est venu de scander des slogans, des slogans usés que les ouailles reçoivent comme des paroles nouvelles à chaque messe ? Comment puis-je résister aux quelques secondes qui précèdent ma purification par le sang et le corps de Dieu ? Toute faute en incombe à cette image. Elle est réticulée en moi. Elle me domine. C’est une malédiction venue des enfers qui fait plier mon esprit. Je ne peux que recourir à la sauvegarde du Tout-Puissant qui illumine mon chemin.
*
Assis à table, je mets de côté le plat de légumes, je me rends compte que j’ai préparé un déjeuner excessif. J’observe avec une attention imméritée la propreté du mobilier, du sol, de l’étagère désormais sans poussière. L’imitation de porcelaine impériale resplendit d’une luminosité inhabituelle et dévoile les chérubins nus aux visages pâles et spectraux. Tomás, bien discipliné, s’ébroue sous la table. Il lance un semblant de salut avec sa queue. Le garçon savoure le jus d’orange qui coule au coin de ses lèvres et j’esquisse un sourire devant sa maladresse. Je ne consomme que la salade et un demi-verre de jus de fruits. Je mets de côté le poisson dont je n’ai pas envie, avec le reste de la nourriture que je viens de ranger. Mon œil droit a sécrété une nouvelle chassie, je la retire avec pudeur, un peu agacé. Le garçon m’adresse un regard de stupéfaction en évoquant certains passages de la Bible. Tomás me suit dans la cuisine d’un pas martial, il implore par son halètement quelque consolation pour atténuer le vide de son estomac et empêcher sa salive de dégouliner.
*
Je monte les escaliers et je me dirige vers la chambre. J’essaie de me reposer. C’est inutile. Je reviens sur le rêve qui pèse sur moi tel le rocher de Sisyphe. Je pense en être débarrassé au réveil, mais il ressurgit. L’obscurité s’installe, et soudain, cette vision récurrente apparaît. Elle se répète, encore et encore, comme si je la regardais dans un kaléidoscope dont les réfractions me dirigent en permanence vers la représentation unique, sans distorsion. Je prie Dieu de me libérer de ce tourment et de laisser mon esprit se reposer de ses soubresauts. Des oreilles cyclopéennes fendues par la lame d’un couteau, c’est l’image qui me hante et j’en connais la provenance. Elle sort sans aucun doute de mes souvenirs du tableau suspendu dans mon alcôve. J’entreprends souvent l’étude perpétuelle et jamais fatiguée des vêpres en contemplant la toile dès lors que je permets l’ouverture de ses portes. C’est une imitation naïve, et presque sabotée, du célèbre triptyque du grand peintre. Je l’ai payé avec les économies de toute une vie. Évidemment, l’objet peut paraître futile par rapport à l’original, surtout si l’on affectionne l’art. La reproduction reste pourtant fidèle et respecte les proportions. Je contemple le monde. Je laisse les portes de l’œuvre nuancée sur la planche en chêne s’ouvrir et j’observe un monde parallèle : celui du paradis, du jardin et de l’enfer. Je m’émerveille comme chaque après-midi. L’art du peintre, tellement réservé, me fait frémir même à travers une interprétation si réductrice. Je fréquente la fresque le soir. Je l’explore dans les moindres rouages de sa constitution. J’essaie de déchiffrer l’alchimie qui a conduit à ce paradis aujourd’hui dévasté, l’art du démiurge qui a forgé l’enfer. Je fais semblant de savoir, car seul le savoir permet de rejeter le chemin de la perdition qui mène à ce calvaire.
*
Le corps endolori, je quitte le sommeil. La léthargie rougit ma chair et m’incite au péché. J’ai le sentiment de me métamorphoser. Je voudrais prendre le chemin de l’exil sans me préoccuper du stigmate sur mon front qui me trahit auprès des hommes. Je voudrais me dérober du regard de Dieu, que ses yeux ne se posent plus sur moi et ainsi satisfaire mes délires. La pensée sacrilège me vient tous les jours. Je prie pour que le diable s’éloigne de moi. Je sens que Dieu me ranime dans la foi. Je sens qu’il écarte Lucifer de ma chair et qu’elle commence à se refroidir. Et je l’implore. Je dois me contenter de supplier le ciel pour échapper au piège de mon corps, pour apaiser les perfidies que je complote dans ma félonie, pour fuir les inclinations de mes sens. J’ai recours à l’introversion pour me sauver, du moins pour le moment.
Je prie et je me prépare pour la messe.
*
Le garçon passe devant ma porte et s’arrête un instant. Il se penche pour accommoder un défaut quelconque sur ses pantoufles. Son pyjama blanc rend sa chair transparente et donne à sa silhouette l’apparence d’un éphèbe voluptueux. L’innocence et la chasteté transparaissent sur son visage. La lumière artificielle illumine ses joues rose pâle qui resplendissent dans le clair-obscur de l’entrée. Il ignore complètement ses pouvoirs de séduction. Il ignore l’attraction fatale qu’il exerce sur son chemin. Il se lève, regarde à l’intérieur de ma chambre et avec son éternelle timidité il essaie de me dire au revoir. Sa révérence me semble glaciale et contrariée. D’un geste, je l’encourage à se rapprocher. Je lui accorde une bénédiction et je marque le signe imaginaire de la croix sur ses yeux. Je descends ma main presque transformée en poing à la hauteur de sa bouche. Je vois ses lèvres caresser mes doigts, je contemple son visage près de moi. La caresse provoque un tremblement envahissant. Les factions de son visage ressemblent à celles d’un archange. Je le prends par les épaules et cette fois je dessine le signe de croix avec quatre baisers sur son front. Je n’ai pas d’autre choix. Je dois le laisser partir. Je dois aller à la prière.
*
Le jeune Manuel a accordé sa confiance aux paroles du père Misael. Celui-ci, tous les soirs, l’invite à réciter la grande prière à ses côtés. Il lui a enseigné l’art mystique de la prière, l’intériorisation spirituelle qui, selon le prêtre, assainira son âme. La prière l’absout de tout péché. Elle fait de lui un enfant de Dieu purifié. Et Manuel témoigne un dévouement absolu. Le révérend lui a imposé un dogme. Il lui a montré l’importance de la foi pour être sauvé. Il lui a appris à toujours se fier aux desseins éternellement insondables du Seigneur. Et le garçon le croit. Parfois, quand il se met à genoux devant le lit, le père se tient juste derrière lui et serre ses mains à côté de celles du garçon. Nous faisons une oraison renforcée, lui murmure-t-il à l’oreille. De cette façon, Dieu nous écoutera mieux, toi en tant que fils et moi en tant que père. Il bafouille chaque fois, presque de manière inaudible. Il trahit ainsi le secret qu’il essaie de cacher à la petite image sculptée de l’homme mortifié sur la croix suspendue au-dessus de la tête du lit. Les nuits froides, Manuel trouve la compagnie agréable pendant cette double prière, mais les jours de forte chaleur, elle lui semble insoutenable. Il ne peut supporter le corps ferme et collant sur ses fesses, la respiration ardente et chaude dans laquelle le père expulse les prières. Ses mots d’adieu accompagnent un baiser pâteux sur la nuque pour conclure. Mais maintenant, à genoux, ses coudes appuyés sur le matelas, le garçon prie devant l’effigie du prophète et le père n’est pas arrivé.
*
Ce soir, je ne me lèverai pas. Dieu a raffermi ma foi. Dieu est mon berger, mon guide, ma sommité et mon chemin. Il écoute ma prière et m’accorde la force. Il ne me laisse pas tomber dans les ténèbres du péché. Ô, cher Dieu, ô, cher Père.
*
Quel horrible rêve, pour l’amour de Dieu ! Sauve-moi, Seigneur. Mon Père, veille sur moi et protège-moi. Prends soin de moi, Seigneur. Quel horrible rêve ! Aide-moi, Seigneur, je te l’implore. Je ne retomberai plus dans les satisfactions du péché. Je te le jure. Je ne peux pas supporter cette obscurité. Mes yeux ne peuvent pas supporter autant d’obscurité. Je marche, je sonde ma couche, sans mon corps, elle se refroidit. Je sonde la garde-robe, aussi dure que la noirceur qui m’étouffe. Je ne trouve pas la sortie qui m’accueille vers la lumière, Seigneur, guide-moi dans cette évasion. Ne laisse pas mon pied trébucher à nouveau. Je sonde un mur froid comme mes mains glacées qui se confondent dans la froideur. Mets-moi sur la bonne voie, Seigneur. Je continue de crier, en vain. Cette maison est si triste, si seule et si grande que le père Misael ne peut pas m’entendre. Cependant, Seigneur, Père bien-aimé, toi qui entends les lamentations de tous tes enfants, guide mes pas. Accueille-moi dans ta lumière. Sors-moi de ces ténèbres. Je te promets fidélité jusqu’à mon dernier jour. Je promets d’offrir ma foi chaque matin. Je promets d’accomplir les pénitences de ton mandat divin. Je place ma confiance en toi, Seigneur, Père bien-aimé. Ta parole éclairera mes pas et illuminera mon sentier. Je le sais, Seigneur. Je te fais entièrement confiance. Dirige-moi vers la lumière. Guide-moi vers ta lumière.
*
La porte s’ouvre et le garçon, pieds nus, frappe à l’alcôve du père. Il a dû traverser le long purgatoire du couloir qui sépare les pièces comme s’il traversait le seuil sans fin entre l’enfer et le paradis.
*
Et il vient vers moi gelé, fantomatique, les pommettes tremblantes. Il claque des dents.
Un cauchemar horrible vient de me hanter, père. J’ai rêvé d’une marionnette prise entre les dents d’une énorme bête. Le rejeton suscitait une crainte légitime. Il avait de grands yeux rouges. Il me regardait tout en me tenant dans sa bouche. J’incarne cette marionnette. Il me regardait fixement. Il reniflait comme un taureau. Sa bave très liquide coulait collante, dégoûtante. Tout était sinistre. Mais ses yeux, ô mon Dieu, ses yeux exprimaient l’horreur absolue.
Entre, fils bien-aimé, lui dis-je. Je l’accueille dans mon lit, et je souris intérieurement à sa peur si enfantine de l’obscurité.
*
Entre, jeune homme. Entre, triomphant dans ton Jérusalem où l’on t’acclame.
*
Une nuit de plus, le père Misael ne pourra pas trouver le sommeil. Il se penche par la fenêtre, le garçon s’est endormi sur sa couche. Il ne veut qu’un verre de vin, pas dans le calice sacré qui métamorphose en sang du Seigneur, mais dans celui qui soulage la nervosité contenue et le désir refoulé d’être un autre. En bas, la ville dort. Au loin, il ne voit aucune fenêtre éclairée et prend conscience de l’infini de son isolement. Il ne peut être comparé à cellui de personne d’autre. Cette solitude ne connaît ni fin ni interstice. Il reconnaît ne pas avoir de semblables. Le monde ne comprendrait pas. Il ne comprendra pas. Dieu, dans son infinie sagesse et avec son regard omniprésent, ne comprendrait pas. Il ne comprendra pas.
LUNDI
Prière et blasphème
… Sanctificetur nomen tuum.
La poitrine craque et un séisme miniature venu des bronches élargit la cage thoracique. Le tremblement germe dans les anneaux trachéaux où ronronne une réponse inconsciente et collective provoquée par des millions de bacilles avides de substances. Sur son passage, il provoque les convulsions du pharynx et du larynx. L’avalanche microscopique s’écoule et répand sa couronne. En chemin, elle provoque la trépidation de toute l’épiglotte. Le minuscule cyclone se répercute dans la membrane hypophysaire et répartit ses alluvions entre le nez et le palais, puis il déclenche une congestion inflammatoire dans l’explosion soudaine d’un ronflement.
*
J’ai passé toute la matinée en veillée. J’ai imploré la miséricorde du ciel. Le murmure de mes oraisons jaculatoires se mélangeait avec le vacarme de la respiration du garçon. Le bruit de sa poitrine enflammée m’incitait encore davantage la vigilance. J’appellerai le médecin à la première heure. Il dort allongé sur ma couche. Chaque fois que le désir de contempler son anatomie me submergeait, je me soumettais à une insulte stimulée par mon aspiration de demeurer enfant de Dieu. J’aspire à suivre les traces du prophète et j’aspire à ne pas céder d’un pouce à l’instigation du mal. Seigneur, je veux te servir et vaincre la velléité du diable. Je veux lui dire que l’homme ne vit pas uniquement de chair. Il essaie de me soumettre à la tentation, de m’éloigner de toi, ô, Père bien-aimé. Mais je me subordonnerai exclusivement à tes commandements.
*
Tomás lutte contre des ombres fictives. Il les invente. Parfois, pendant une matinée d’été ensoleillée, il poursuit des lézards. Ces vermines vandales se faufilent partout entre les murs de pierre du jardin, entre les crevasses de l’adobe dans l’arrière-cour, entre les fissures sur le bord des fenêtres. Elles sortent pour prendre un peu de soleil. Tomás les réprimande de sa vieille voix, dans un élan de gros grognements chargés de lenteur et avec parcimonie. Cependant, il lance très souvent des aboiements avec une énergie inhabituelle. Comme s’il cherchait à valider son autorité canine jadis dominante. Comme s’il souhaitait incarner l’esprit gardien d’un Cerbère à temps partiel à l’affût de ses faibles antagonistes et s’assurer que personne n’usurpe son royaume. En ce moment, il saute avec un courage soudain sorti de manière inexplicable de cette anatomie poussiéreuse. Il avertit la vermine. L’engeance a sûrement cherché refuge dans une branche du vieil amandier où l’animal exécute des pirouettes de traque tandis qu’il aboie et aboie. Mais dans son fantasme daltonien, exacerbé par son acuité olfactive usée, les démons qui le tourmentent sont souvent le fruit de son imagination fatiguée. Je l’observe et je me dis qu’après tout nous nous ressemblons assez. Nous succombons aux caprices de notre nature tels de simples animaux instinctifs. Seule notre âme nous sépare. Merci, mon Dieu, de nous avoir insufflé une âme.
*
J’ai célébré l’Eucharistie sans le garçon. Malgré la présence d’une main charitable pour répandre l’encens, l’expérience ne compense pas celle que je vis en sa présence. Ne pas le voir pendant quelques heures m’inflige un tourment plus grand encore que lorsqu’il est allongé tout près de ma peau.
*
Le verdict du médecin est arrêté. Un gros rhume anéantit les défenses du jeune homme, me dit-il d’une voix grave. Il esquisse le sourire de rigueur. Mais avec quelques jours de repos et une dose d’antalgiques assortis, il retrouvera sa santé. Nous marchons tous les deux vers la porte dont les charnières rouillées émettent un crissement. L’agression auditive provoque un sursaut instinctif. Après ce contretemps, le médecin se tourne solennellement, il baisse les yeux et me demande la bénédiction. Je dessine une croix en l’air à la hauteur de son visage, puis il se retire en saluant. Le garçon se rendort. Il inspire et expire avec difficulté. Je caresse son front pour apprécier la maladie. Mais je ne ressens que mon corps qui commence à trembler et une transpiration excessive évacuée par mes mains.
*
J’ai un peu travaillé au bureau et j’ai eu de courts entretiens, d’ailleurs peu inspirants, avec les paroissiens. Libéré de mes responsabilités, j’arpente le pavé de la promenade qui longe la berge jusqu’au petit hameau de la ville voisine. La brise me frappe et frotte avec un sifflement profond la boucle de ma coiffure. La fin de l’été soulève de beaux murmures. Les hirondelles amorcent l’exode annuel habituel vers l’ouest dans un pèlerinage qui ressemble beaucoup à des lamentations. Les autres oiseaux pendant ce temps se contentent de traverser la zone centrale du parc. Dans leur anarchie scatologique, ils en profitent pour décorer les voitures, les trottoirs, les places et les passants dans une fête excrémentielle sans précédent.
En ce moment même, alors que je marche près du parc central, je perçois le chœur de gazouillis de ces petits oiseaux accrochés aux câbles électriques. Leur pépiement collectif gêné s’interrompt sur de brefs intervalles par le tonnerre des transports qui se déplacent sans répit sur l’avenue. Je continue ma promenade le long de la rue la plus discrète de cette bourgade aux prétentions citadines. Mon itinéraire imposé emprunte une petite rue piétonne chaque fois que je vais faire les courses. Tout ici respire la sérénité, sans bruit de moteur ni klaxons agaçants. Et soudain, le vacarme rugi de la salle de billard inaugurée quelques jours auparavant. Des insultes nuancées d’obscénités résonnent dans la bouche d’un jeune homme qui ne se laisse pas intimider par la robustesse de son ennemi. L’adversaire exhibe fièrement ses tatouages érotiques qui incitent à le cataloguer parmi les condamnés sortis d’une prison reculée. J’opte pour une retraite rapide et je tourne les talons. De dos aux hostilités, j’entends les coups secs secouer les viandes. Je débouche sur l’avenue principale. Je marche en essayant d’oublier le garçon. Ni l’agitation des voitures, ni les hurlements des conducteurs en colère avec leurs orteils enfoncés sur la pédale, ni la pluie de gazouillis qui tombe sur moi comme une faïence, ni le récent conflit de rue ne parviennent à éloigner mes pensées du jeune homme et à interrompre mon calvaire. J’essaie de me distraire et j’énonce une issue pacifique à la bagarre de la ruelle. J’atteins ma destination, mais sans avoir ébranlé l’énorme pierre qui me tourmente sur mes épaules.
*
Une explosion de bruits secoue le marché. Les cris imprègnent l’atmosphère encombrée de commerçants occupés à négocier les fruits, les légumes, les céréales. L’épicerie en général donne une touche d’euphorie typique des endroits bondés de gens ordinaires. Je vais dans le coin du poisson et je demande mon ravitaillement habituel du lundi. Père, le voici ! me dit Leandro, le commerçant qui me connaît depuis des années, et il enveloppe sans ménagement le poisson encore épileptique dans des feuilles de vieux journaux. En quittant le marché, j’entends les sirènes de police et leurs hurlements plaintifs, rejoindre les indiscrets qui se pressent sur les lieux de la scène pour satisfaire leur curiosité et juger de leurs propres yeux. En passant près de la rue de l’échauffourée, je peux voir les policiers enfouir la brute querelleuse finalement menottée dans la patrouille, non sans se heurter à une certaine résistance. Je ne retrouve aucune trace du jeune homme intrépide. Je m’éloigne et j’imagine encore une fois une conclusion de grande envergure à l’histoire de l’échauffourée. L’image du garçon me tombe dessus. Le souvenir du son de sa voix palpite dans mes tympans comme un orphéon d’anges. Je réalise que le blasphème dépasse les jurons du grand homme aux tatouages. Je récite quelques prières sur le chemin du retour.
*
Mme Salomé armée de son balai défile devant moi sans aucune inquiétude, toujours gardée par Tomás. Elle s’est habituée à ma présence sur le canapé. Avec ma prosternation coutumière, je plonge dans des transes qui me procurent des sensations insoupçonnables. J’ai parfois conscience qu’en réalité je me suis habitué à l’ombre de son anatomie qui se déplace dans la pièce. Je me redresse péniblement et je me dirige vers ma chambre.
*
La musique exalte ma sensibilité et son alchimie mélodique laisse sur moi une empreinte indélébile. Je ferme les yeux. Je me laisse transporter vers un autre monde plus agréable, un lieu marqué par des joies infinies, un paradis fait de toutes fleurs, des tulipes, des dahlias, des agérates, des chrysanthèmes, des orchidées, des lys… S’y perdre représente une véritable bénédiction ! Ce jardin offre une échappatoire unique au brouhaha incessant provoqué par mes pensées.
*
Un râle secoue le corps du jeune homme. La force qui comprime et libère violemment le diaphragme émane des poumons. Elle fait irruption avec virulence. Elle glisse rugueuse sur sa langue. Elle sillonne les cordes vocales qui transforment l’impulsion en un son rauque et trouble. La toux se matérialise dans des expectorations qui traversent la gorge et se terminent par un voyage par la fenêtre côté jardin. Le garçon tousse longuement. Les rares pauses entre les quintes n’accordent guère de répit aux brûlures de ses amygdales. Depuis la cour, les aboiements impétueux de Tomás inondent toute la maison. Sa vigie a visiblement abouti, il a sûrement détecté un insecte insaisissable, ou simplement ses vieux sens subissent le fruit de pure fabulation.
*
Les sonneries récurrentes brisent le silence. J’entends derrière moi les chaussures de Mme Salomé. Elles glissent à la hâte sur le carrelage et s’arrêtent à destination pour laisser place au bruit plastique du combiné qu’elle décroche. Le tintement des ustensiles de table remonte aux oreilles de Tomás. Ses organes fatigués restent plus éveillés que son odorat presque perdu. J’exagère, les effluves de poisson l’ont sûrement guidé jusqu’à la table. Le garçon se repose. Je mâche soigneusement la nourriture. La douceur salée ravit mon palais. Une arête éclate bruyamment entre mes dents. Mme Salomé enlève la vaisselle. Elle m’informe, de façon très formelle, qu’aujourd’hui, elle doit partir plus tôt en raison d’un accident domestique. Elle doit s’absenter pendant quelques jours. J’acquiesce en guise de confirmation.
*
Après avoir examiné le monde effondré sous toutes ses facettes j’ouvre le triptyque. Mon regard se porte sur le côté droit enrichi d’illustrations complexes. L’enfer serait-il un endroit chargé de vacarme ? Je me le demande. Peut-être est-ce un hurlement infini qui fait éclater le cerveau et les entrailles pour nous inciter ensuite à récupérer nos débris ? Ou tous ces instruments de musique exposés dans la peinture manqueraient-ils vraiment de sons et de silence infernal, le destin des hérétiques ? L’enfer ne se matérialise pas par le doux hurlement du silence. C’est sûr ! C’est le torrent de crépitements dévastateurs qui fait plier l’âme. Pour cette raison, ce condamné est incrusté dans les cordes de la harpe et cet autre infortuné est sacrifié dans le luth géant. Ensuite, je pense à ma sentence. J’examine ce triste sodomite empalé par une flûte comme l’initiateur d’une longue lignée de grabataires. C’est comme si j’écoutais son tourment, comme si d’une manière énigmatique sa douleur fictive se transfigurait en complicité dans mon intestin et me rappelait toute l’atrocité du péché. Je contemple l’homme étreint par un cochon vêtu d’un voile de religieuse. C’est comme si l’on m’avait initié au tableau, car je flaire la pestilence des soupirs obscènes constamment près de moi, à l’intérieur de moi. Je ferme de toute urgence les portes de ce terrible monde spirituel. L’image du monde terrestre réapparaît, un paysage qui me semble plus odieux encore. Monde, les péchés t’envahissent. Dieu, protège-nous. Dieu, sauve-moi.
Je me prépare pour la messe.
*
Je vous salue Marie très pure, conçue sans péché. J’ai péché, père. Parle-moi de tes péchés, ma fille. Des pensées de luxure m’assaillent. Hier soir, je l’ai vu presque nu et je désirais son corps, je le voulais avec intensité et ardeur. Est-ce vraiment mal, père ?
*
Le prêtre écoute et réprime un soupir complice. C’est la même histoire pour chaque croyant, partiellement défigurée par une légère nuance. C’est le désir. Le désir peccamineux et odieux. Le Père Misael, à la fin de chaque rite de nature analogue, termine avec la formule de rigueur. Il la manifeste comme en ce moment, avec les intonations les plus normales, après avoir écouté tout l’attirail intime qu’implique une confession de l’esprit. Que Dieu, le Père miséricordieux, qui a réconcilié le monde avec lui-même par la mort et la résurrection de son Fils, Dieu qui a répandu l’Esprit Saint pour la rémission des péchés, t’accorde le pardon et la paix à travers le mystère de l’Église. Et je t’absous de tes péchés au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Dans le confessionnal, un amen retentit, il est chargé de soulagement.
*
Je me tiens derrière la tête de lit et je secoue le flacon d’eau de Cologne tubéreuse avec laquelle j’humidifie mes mains. J’oins la surface de son visage et je pense percevoir un battement des paupières immédiatement étouffé par la force fébrile de la fièvre. Le garçon est brûlant. Je brûle aussi, pour des raisons différentes. Dors, mon fils, je prends soin de toi. Je suis sur le point de m’endormir, je me lève et je constate que les médicaments ont atténué l’infection. Je me frotte les mains une fois de plus et j’effleure ses pieds avec le baume. Je m’éloigne, quelque peu soulagé après ma visite.
*
Louée soit l’eau bénite de la tubéreuse qu’ils ont ointe sur ton corps. Repose-toi, demain tu te lèveras et tu marcheras.
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Je délire, j’ai vu de près le visage de la bête et cela ne peut arriver que dans mes rêves. C’est la fièvre. Sa bave inonde mon corps. J’écoute son expiration et je n’ai pas la force de crier. Je réunis juste assez de courage pour lui cracher au visage, même pas avec de la salive, mais juste avec un air de dégoût et d’horreur. Je pleure. Il est normal de pleurer dans les moments de terreur. J’implore le ciel. Il est naturel d’implorer le ciel, pour un croyant. Jette la bête en enfer, Seigneur. Protège-moi. Prends soin de moi, Seigneur. Sois mon refuge. Toi, Seigneur, tu es mon berger. Avec toi je ne manquerai de rien. Rien ni personne ne peut me blesser.
*
Le jeune homme dort enfin, après l’accès de fièvre il dort maintenant sans cauchemars. Le père, dans sa chambre, s’apprête à changer de tenue pour passer un costume plus confortable pour son repos. Il se déshabille et contemple son corps devant le miroir. Les poils convergent vers le pubis comme un tourbillon qui prend sa source des cuisses au nombril, ils contournent le bassin pour atteindre l’épicentre de son nerf pudendal. Son phallus se dresse progressivement en une érection puissante. Délivre-moi du péché, Seigneur, implore-t-il, sans succès. Son désir surpasse sa capacité d’abstinence. Mais soudain, une impulsion l’envahit. Une tempête artificielle élargit sa poitrine de satisfaction et déprime le flux de sang que la nature a propulsé vers son pénis. Il remercie Dieu, il met le vêtement de couchage et tombe à genoux devant le lit. Merci, Père, continue-t-il. Des larmes de conformité sillonnent sur ses pommettes. Aujourd’hui, ses yeux trouveront le repos dans la sérénité. Ses oreilles sont tendues vers le silence profond de la nuit paisible. Dieu, semble-t-il, l’a entendu. C’est du moins ce que le père Misael s’efforce de croire.
MARDI ET MERCREDI
Fragrance et pestilence
Adveniat regnum tuum.
Il circule dans l’environnement, il s’évapore parfois, il s’enfuit, il s’amuse, puis il jette un œil timide, et il revient hanter à nouveau mon odorat avec son impertinente apparition. J’absorbe le parfum et je sens les muscles de mon visage s’étirer en un sourire de délectation. Je satisfais mon besoin de humer l’infiltration de l’air balsamique chargé dans mes narines. Je calme la ruée odorante en inspirant plus profondément et je me perds dans la sueur des fleurs. En ouvrant les yeux, l’apparition du visage du garçon à mes côtés me ramène à la réalité de mes odeurs routinières. Je le salue et l’air change aussitôt, l’arôme de ses joues laisse place à l’odieuse odeur hépatique de mon haleine matinale.
*
Après avoir décidé que le garçon continuerait son repos, j’ai dû célébrer la messe sans son aide. À cette occasion, j’ai trouvé son absence plus tolérable. J’ai stimulé le balancement pendulaire de l’encensoir dont la fumée a marqué ma peau avec une essence de résine. Maintenant, je le vois allongé dans le fauteuil. Il dégage son nez dans un mouchoir kaki et des images variées en mouvement nous envahissent depuis l’écran. Je me dirige vers la rue en direction du marché.
*
Pas une âme ne fréquente la promenade. La fraîcheur de la rivière m’apporte une odeur d’eau douce. L’effluve se mêle au simple arôme de palmiers qui ornent les bords. La circulation est limitée. L’allée m’accueille toujours avec la pestilence de la bière renversée, de l’urine incrustée dans des coins insouciants, et des poteaux tachés de puanteur. J’accélère le pas en apercevant le nom du nouvel endroit annoncé en lettres cursives capitales. Un lieu de perdition, Seigneur, et dans ma ruelle préférée.
*
Le marché soulève un tourbillon de senteurs. Les légumes et les herbes, les céréales et les crustacés, les aliments transformés et les fruits étalent un large éventail de sensations qui envahissent l’odorat. Je dirige mon corps pesant vers l’étal à épices. L’émanation âcre de la cannelle, du cumin, des clous de girofle, du poivre doux m’imprègne. Je paie pour les épices avec quelques pièces qu’Isaac, le vendeur, vieux garçon au visage charnu, reçoit avec un geste de sympathie.
*
Je coupe le bar en tranches épaisses. Je les plonge d’abord dans l’eau, puis, après avoir nettoyé la chair, dans le citron et le sel. Je fais rissoler et je dispose les aliments sur une assiette en porcelaine. L’arôme est fort et appétissant, à tel point que Tomás a quitté son secteur de bataille quotidien pour venir à la cuisine me surveiller avec sa langue affamée pendue à mes pieds. Cela réfute peut-être mon scepticisme quant à sa capacité olfactive. Je mouds les boules de poivre, les bâtons de cannelle, les clous de girofle et le cumin. J’ajoute du vinaigre. Une larme coule dans mes yeux alors que je jette les oignons hachés avec leur odeur de douce acidité dans la poêle. J’incorpore le poisson avec un peu de xérès. Je couvre et je laisse mijoter.
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J’implore encore une fois le pardon divin. Je suis désolé d’avoir péché en pensée, en parole, par action et par omission. Seigneur, accueille ce pécheur suppliant pour retourner sur son chemin et sauve-le.
*
Ils sont là, ils dansent de joie dans la putréfaction, fascinés par la débauche. La luxure se satisfait dans la boue de la jubilation charnelle et de la concupiscence. Les plaisirs malhonnêtes sont sublimés en poissons horribles, en coquilles abyssales, en boues de limon. Des chèvres, des dromadaires, des chevaux et des oiseaux avides de jouissance cautionnent la débauche. L’espace empeste le péché, la fornication. Ils corrompent l’environnement avec une peste qui émane du côté le plus sinistre de notre être. J’arrête de contempler le tableau et je me réserve quelques minutes pour me reposer avant l’appel des cloches.
*
Je m’apprête à aller à la messe. Une énorme fatigue musculaire m’écrase. Je bois deux verres d’eau qui calment le rugissement de mon foie, ou du moins c’est ce que j’imagine ou plutôt ce que je souhaite. Je mets ma soutane. Je me sens plus pur.
*
Le garçon me pose une question et je reste figé sur le moment. Cela m’oblige à reculer, je suis vaincu et je finis par basculer sur le canapé. Je l’encourage à s’asseoir à côté de moi. Il accepte. Il anticipe quand même un geste pour m’avertir de sa disposition à honorer son propos. Je caresse une mèche sur son front et je la glisse derrière son oreille, à la place qui est la sienne. Je perçois son regard plein d’attentes. J’essaie de ne pas le décevoir. Je lui dis que Dieu est un être bon et miséricordieux. Je lui dis que nous ne pouvons pas le rencontrer physiquement ni l’imaginer avec un profil anatomique dont nous avons l’habitude. Mais cette invocation de la catéchèse ne satisfait pas sa curiosité. Je reste fort. Je te dis la vérité, on doit aimer Dieu et ne pas prétendre le connaître. Il me dit, avec un air de défaite et de résignation, que Dieu est compliqué. Je n’ai que la vie pour respirer. Une douce odeur de musc imprègne mon nez au moment où je décolle l es fesses de l’armoire. Je l’appelle. Il se retourne avec un regard lumineux, ce regard qui m’encourage à le saisir par les joues et à satisfaire mes pulsions. Mais je sollicite l’aide du Seigneur, lui il peut tout faire. Avec une force renouvelée, je conduis alors le garçon dans ma chambre. Je lui indique de protéger le secret. Je lui révèle que je connais Dieu. Je le lui montre.
*
Dieu n’est pas petit, même s’il peut en avoir l’air à l’œil nu. Il se tient éloigné pour avoir une plus grande perspective du monde, c’est tout. Son regard, nous le savons, est omniprésent. Assis sur son trône, sa tête est couronnée d’un diadème. Le livre sacré repose sur ses jambes. Une longue cape impériale protège son dos. Je peux le voir maintenant que le père Misael me montre cette peinture particulière. L’obscurité du tableau m’insuffle la peur. Cependant, je lui résiste. À l’horizon, Dieu se trouve derrière la brume qui encapsule le ciel dans le verre concave, et je le vois. Maintenant je le connais. Et je vois son sourire.
*
Je me prépare à tomber dans le sommeil avec la pestilence parfumée de sa nuque. Nous avons prié ensemble, main dans la main. Nous avons demandé à Dieu de ne jamais nous écarter de son chemin, afin de nous attirer les bonnes grâces dans ses préceptes. L’environnement est chargé de quelque chose qui m’empêche de respirer normalement. Je sens la prémonition absurde d’être sur le point de sombrer dans un cauchemar dont je ne pourrai pas me réveiller. Dehors, la pluie a commencé à frapper, très douce.
*
La matinée est froide. L’averse a rafraîchi l’atmosphère. J’ai dormi sereinement, en paix avec mon esprit. L’infinie miséricorde de Dieu m’a accueilli. Cela me rassure de savoir que les cauchemars ont cessé de m’infliger leur torture nocturne pour enfin m’accorder une trêve. Mon optimisme ne suffit pas à m’apporter la certitude de les avoir vaincus. Une partie de moi pressent que je vais remporter cette bataille contre le diable. Mais une autre partie, la plus fragile, me rappelle l’ampleur de mon échec. À chaque instant, mon esprit succombe à la tentation et chaque partie de mon corps enfreint cette loi qu’exige mon âme.
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J’ai décidé de prendre un bain. J’ai ressenti une sensation de souillure sur ma peau, non seulement à cause de la puanteur de mes aisselles chargées de la nuit, mais aussi à cause de la montagne de lubricité que je porte dans mes pensées. Avant de monter à l’autel, je dois être purifié. Cela me fera du bien de me rafraîchir un peu, alors je savonne mon corps. Je rince mon âme de même avec des prières.
*
La saison d’hiver approche et les signes précurseurs chatouillent l’odorat. N’importe quel mortel peut s’en rendre compte, mais surtout les êtres les mieux habilités à de telles fins. Donc, contrairement à ce que pense l’ecclésiastique, Tomas le sait mieux que quiconque. Il reconnaît la nature étrangère de l’arôme éthéré qu’exsude le sol près de l’amandier. C’est pour ça qu’il délimite fréquemment son territoire. La saison estivale, déjà terminée, fait place à l’humidité élémentaire des cycles. La géosmine émerge et inonde l’air avec son éther. Les anciens affirmaient que le pétrichor coule dans le sang des dieux, qu’il est l’essence qui infusait dans leurs veines. Aujourd’hui, c’est tout juste un arôme saisissant. De temps en temps, alors que sa qualité insaisissable persiste, il provoque un léger inconfort. Il est si difficile de se rendre compte qu’il a été, et qu’il demeure à travers les temps immémoriaux, la vraie sueur de cette terre, sa pestilence révélée. Tomás le comprend. Son nez n’est pas usé au point de voir le monde dans l’indifférence. Il connaît bien les odeurs. Il a bien compris au cours de sa longue vie de chien. C’est pourquoi il cesse d’uriner sur l’amandier. Il se tient dans une posture mystique rare, déjà vaincu par les intempéries, sur les feuilles mouillées qui forment un matelas naturel. Son odorat a souligné la condition sacrée des saisons. Maintenant, enfin, un nuage insaisissable lui donne un peu de soleil que son derme apprécie.
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Au marché, j’ai rencontré un vieil ami. Nous avons eu une conversation plaisante, mais brève.
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Mme Salomé est arrivée pendant mon absence. Elle m’explique ses difficultés pour justifier son retard. Je lui suggère d’éviter les soucis. Je comprends la situation. Je lui suggère de prendre une semaine de congé. Elle insiste pour préparer le déjeuner aujourd’hui en guise de compensation de sa future absence. Je ne me fais pas prier. Pendant que la dame cuisine, je m’enferme dans ma chambre et cherche une bouteille de vin dans la cave secrète. Je commence à boire à grandes gorgées.
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J’abandonne la bouteille à moitié vide sur la table de chevet sans aucune précaution. Le vin ingéré me procure une légère sensation de vertige que j’ai l’intention de chasser avec une tasse de café. J’implore un bain froid, mais Mme Salomé m’annonce que la nourriture est prête. Rempli de rancœur, j’ingurgite la soupe. La chaleur apaise le vide de mon estomac et l’étrange inconfort de l’amertume causée par la boisson. Je m’assieds à la table. Je regarde le garçon en train de manger et je me rends dans mon alcôve avec un désir intense de dormir.
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J’entrouvre les yeux. La première image que j’aperçois est celle du monde. Mon ivresse m’empêche de scruter les délices dégoûtants de son jardin. J’imagine le corps nu du garçon envahi par une vraie luxure puis je me rendors. Quand je me réveille, je remarque la position inhabituelle du côté droit de la planche peinte. Je suppose que quelqu’un a examiné la peinture. Mme Salomé a l’interdiction d’entrer dans l’alcôve et elle l’a toujours respecté, donc mon seul soupçon retombe sur la curiosité du garçon. Je ne suis pas contrarié, mais je n’aime pas son intrusion pour autant. C’est alors que je ressens la substance pâteuse qui a taché ses dessous pendant le sommeil.
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Aujourd’hui moins de gens sont allés à l’église qu’hier. Cependant, mes sermons furent plus longs.
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Le dernier livre de la Bible annonce un enfer plein de feu et de soufre comme une sentence pour ceux qui trahissent les normes du Seigneur. Un tourment de puanteurs, d’émanations malodorantes, serait un tourment insupportable, en particulier pour une âme étrangère aux faiblesses du corps. Je défèque lentement et avec un peu de douleur. Mon sphincter expulse le gaz congédié sous la forme d’un crissement aigu. Il empeste, mais je l’inhale en imaginant un enfer orageux méphitique saturé d’effluves fétides. Assis ici, le miasme juxtaposé à l’imagination provoque des nausées. J’entrouvre la porte et je laisse circuler un peu d’air frais pour secouer les remugles excrémentiels. L’air vicié qui a contaminé mon corps s’échappe.
*
Tomás renifle ma jambe, il a sûrement perçu l’odeur de savon sur mon corps après le bain. Il commence à émettre des grognements désagréables. Il tire le tissu de mon pyjama et le déchire en l’inondant de sa bave. Mauvais chien. Maintenant je le vois s’éloigner, satisfait de sa malice. Je retire ma robe de chambre. Je me retrouve nu devant le miroir. Je ne parviens pas à réprimer l’envie de caresses vers la zone de mes testicules. Un flux électrique me secoue. Mon pénis se gonfle dans un cramoisi sombre. En réaction, je me détourne du miroir avec horreur. Je prends un autre vêtement et je m’empresse d’oublier mes désirs.
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Le Sanhédrin des sens accueille la proposition de trahir l’âme.
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Je le débarrasse de sa chemise avec une sérénité qui m’est complètement étrangère. Pourtant ce sont réellement mes mains qui dénudent son torse. Je l’allonge. J’écarte immédiatement son postérieur dressé vers mon visage qui rougit instantanément. Je lui caresse le dos qui brûlera sûrement de la fraîcheur du menthol. Ses poumons le sentent déjà, j’en suis sûr, car mes mains se rafraîchissent au fil des massages. Je contemple pour la dernière fois son cul de jeune homme dominant parfait. Je le retourne. Son visage est braqué sur moi. J’enduis ses pectoraux de menthol et je profite de l’occasion pour sentir ses tétons timides qui surgissent sans impudence. Le fort arôme d’eucalyptus me pénètre.
*
Ce matin, tous deux dorment sous la rumination de la pluie qui frappe la rue. Le père Misael n’a pas rêvé du couteau, et le jeune Manuel n’a pas eu la vision de la bête. Peut-être sont-ils partis pour ne jamais revenir. Nous sommes à l’orée d’un nouveau jour. Au centre-ville, la pluie traîne toutes les odeurs de la rue du billard. L’averse nettoie le vieil arbre de l’arrière-cour. Pendant les pluies, certains ingénus assurent que Dieu pleure pour tous les péchés de l’humanité. Les larmes divines qui tombent sur le monde ne symbolisent sûrement pas l’image la plus précise. Le crépitement de l’urine qui nous imprègne façonne, lui, une image plus nette, tout comme cette substance semblable que Tomás a répandue et qui émerge maintenant de l’écorce du vieil amandier. Après tout, d’une manière ou d’une autre, le liquide qui nous baigne vient du corps immatériel de Dieu.
JEUDI
Ardeur et froidure
Fiat voluntas tua, sicut in caelo, et in terra.
Une décharge brûlante me secoue. Elle prend sa source dans l’occiput. Elle part en exode et se distille le long de ma colonne vertébrale. Mes tendons se réveillent et m’obligent à étirer mon corps sur toute sa longueur dans une douleur agréable qui se consume de manière orgasmique dans mes sous-vêtements. Je sens comment mon pénis redescend lentement, renversé par le plaisir convulsif de la pollution alors qu’un vide insupportable se prépare dans mon âme. Le froid s’insinue par la fenêtre ouverte et le rideau ondule dans des hululements langoureux et successifs. Je regarde le velours frémir contre le mur, impacter le verre de la vitre et le cadre en sapin. Je sens la brise glisser et se faufiler sous mes aisselles, elle effleure ma peau dans un souffle qui provoque des frissons dans tout mon corps. Je soupire. Je m’éloigne de cet intérieur entaché de sperme. Je me lève et je prie pour la faiblesse de ma chair.
*
La chaleur du café m’encourage à l’abandonner. Je préfère ingérer le jus de pêche à petites gorgées. Le garçon me raconte une histoire quelque peu profane, mais je n’ose pas le réprimander. Je me contente de le regarder et d’ébaucher un sourire froid. Aujourd’hui encore, il ne m’a pas accompagné à la messe. Il m’a cruellement manqué, surtout lorsque l’évêque Pío a prononcé la bénédiction. Je l’examine. Je m’extasie devant ses factions, son regard insouciant, ses cheveux ébouriffés au petit matin. Je me lève précipitamment de la table. J’essaie de détourner mon attention qui se dirige encore et encore vers lui.
*
Je suis tombé avec des frissons. Aujourd’hui, je ne quitterai pas la maison et je ne m’occuperai pas non plus des paroissiens qui se préparent pour le Vendredi Saint. J’ai décommandé certains engagements mineurs, conformément aux recommandations du médecin. Le garçon prépare une infusion que j’ingère avec les médicaments. Je me retourne pour observer le mouvement de ses fesses qui se branlent dans un va-et-vient provocateur. Je m’abandonne au sommeil.
*
Au réveil, je vois le visage du garçon. Il m’a tenu compagnie tout ce temps où la fièvre a duré. Il m’informe qu’il a préparé le déjeuner et réconforte mon corps avec une soupe chaude. Il insiste pour me la porter à la bouche, cuillère après cuillère. Vient ensuite un moment difficile. Je lui reproche d’avoir examiné la peinture sans mon consentement. Il répond qu’il voulait découvrir ce que contenait le tableau. Il ne s’agit pas d’interdire ses connaissances. Je considère simplement qu’il devrait au préalable consulter une voix autorisée pour lui confirmer s’il est ou non qualifié pour ces connaissances particulières. Il réplique qu’il se sent apte. Et il m’implore de le guider à travers le tableau. Après une lutte de supplications et de refus, je cède à la demande et je lui permets de l’ouvrir. Il affiche un visage de stupéfaction. C’est beau, dit-il, mais en même temps odieux. C’est notre âme, lui dis-je. Ou les mots seraient-ils restés dans mes pensées ? Le choc résiduel de la fièvre m’étourdit. Pour le moment, un seul désir me saisit, je veux m’éloigner du garçon, lui crier de quitter ma chambre et de disparaître à jamais. Dieu m’a révélé qu’il est un émissaire du diable. Le désir de l’excommunier de ma vie m’envahit. Je comprends que j’irai à l’encontre de ma volonté. Je me redresse et je pose une main sur son épaule. Je la maintiens dans une étreinte pleine d’intention. Ce qui se présente sous tes yeux est un paradis, un enfer, et ici, dis-je d’une voix magnanime en indiquant la partie centrale, c’est le monde. Pour l’instant un simple coup d’œil suffit, nous aurons le temps de l’étudier partie par partie. Mon corps ne résiste pas à l’envie et je l’embrasse sur la joue alors que je baisse ma main au creux de son dos. Sa réaction ne dégage aucun signe de répulsion. De façon inattendue, il me demande la bénédiction.
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J’ai envoyé le garçon au marché pour acheter des provisions. Je déplore son absence et j’essaie de combattre le désir par une prière. Mais je me mets à genoux et les mots restent coincés dans ma gorge. Cette fois, je ne peux pas prier. Je me lève, je prends une douche chaude et je me prépare à l’accueillir le mieux possible.
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Le garçon arrive enfin, mais malheureusement Mlle Raquel l’accompagne. Mlle Raquel est une femme dévouée au service de l’Église. Elle a su conserver une apparence de jeune femme malgré ses quarante ans à venir, mais elle reste célibataire malgré sa beauté. Derrière elle une escorte de dames entre dans la maison, elles se sont associées pour me rendre visite et m’offrir des fruits achetés précisément à la jolie vieille fille, j’imagine. Tomás les salue avec des aboiements de colère. Je les reçois avec une apparente gratitude et je leur donne, avec l’autorité qu’elles m’octroient, quelques admonitions. Je leur impose quelques tâches pour la préparation de la procession de demain et je les congédie délicatement sous prétexte d’un grand besoin de me reposer. Derrière elles, je ferme la porte aux charnières rouillées et je me lance à la recherche du garçon dans toute la maison.
*
Je l’invite à nouveau dans ma chambre. Nous entretenons une conversation sur certains aspects théologiques. Il alimente le débat de ses connaissances limitées. Je l’entraîne en posant une main ouverte sur sa cuisse charnue et appétissante. Je l’invite à commencer une prière ensemble. Je m’assieds derrière lui et nous lançons la supplique commune habituelle. Je perçois la chaleur de son corps qui calme le froid ambiant et rafraîchit en même temps la fièvre de mes entrailles.
*
Mon corps souffre. Je m’allonge pour apprécier la saveur de fruits encore présente dans mon palais. J’essaie de prononcer une oraison qui échoue dans la tentative. Ma tête m’emporte ailleurs, elle m’oriente vers le visage du garçon. Je me dirige vers sa porte d’un pas chancelant. Je l’entrouvre et je découvre son corps endormi en position fœtale dans le plaisir d’une sieste. Son beau postérieur m’insuffle un vif désir, il m’incite à le caresser, à lui infliger la dernière morsure. Mon corps transi bouillonne de fièvre ou d’autre chose. Dans un élan de lucidité, je retourne dans mon lit.
*
Je me réveille avec une sensation gluante provoquée par la sueur sur ma peau. Je regarde les rayons du soleil de l’après-midi se refléter dans le miroir et inonder la pièce d’une lueur qui envahit chaque recoin. Je ressens le besoin de me nettoyer. Une vague de chaleur envahit l’alcôve. Mon entrejambe est pâteux. La fièvre est passée. J’implore un peu d’eau fraîche.
*
J’ai envoyé des instructions écrites aux fidèles pour la procession du Vendredi Saint. Le garçon m’a accompagné pendant que j’écrivais la lettre qu’il devait ensuite livrer, animé par la promesse de l’étude une partie du tableau. Je ne pouvais pas réprimer mon intérêt pour ses mouvements, mon regard se fixait sur lui à chaque instant. J’ai même fait dévier mon stylo sur quelques traits.
*
La couverture du boîtier du disque illustre un chemin orné de feuillages d’automne qui se perd dans un horizon suggestif. Le passage jaunâtre creuse une forêt de quiétude absolue. Aucun oiseau ne nuit à la tranquillité. Aucun animal ne s’aventure à profaner la sérénité du petit univers des feuilles sur la terre. Tous sont sur le point d’émerger pour inaugurer de manière fougueuse un paradis infernal. J’insère le disque dans le lecteur qui l’entraîne dans un tournoiement rapide. Cet engin se transforme en un minuscule tourbillon infini qui tourne à des milliers de tours par minute. La musique envahit la salle, très lentement, comme si elle luttait pour se réveiller d’une léthargie imposée par des forces restrictives, comme si elle respirait le calme, comme si elle absorbait le silence et s’accrochait à l’espace qu’elle occupera plus tard dans une tonalité impériale. Mais il fera froid. La basse impose le rythme, elle continue sans interruption. Elle coule avec un crescendo qui nuance les interventions timides des violons. Ce sont les pas du promeneur en détresse. Ce sont les craquements de la glace prête à se fissurer. Maintenant, la foudre raisonne incendiée par le violon soliste. La tempête de l’orchestre rugit, elle secoue l’espace et vibre aux pieds du malheureux. La course commence par l’impulsion de la basse qui palpite avec insistance et marque les pistes rapides. La contribution magistrale du violoniste principal l’envahit, elle le secoue de ses rafales glaciales, et le froid intense provoque un frisson accompagné de grincements de dents.
*
Tu vois cette zone ici ? Il me montre la partie supérieure droite de la peinture ouverte. Le tableau entier symbolise les supplices du pécheur. Mais cette partie-là, en particulier, peint l’image topique, l’image habituelle que nous nous représentons de l’enfer. Du soufre tombe en pluie continue. Des montagnes détruites sont baignées d’obscurité. Des personnes endurent un supplice indicible.
Dans cette zone, il indique la partie centrale et dessine une ellipse avec son index, la glace marque un fort contraste avec le feu sulfureux. Dans la conception de l’enfer en tant que lieu de supplice éternel, une superficie de glace abrite l’un des sites les plus épouvantables. Regardez ici comment ça se lézarde et le pauvre homme reste à la merci de l’eau froide.
Dans la partie plus basse, on observe ce que l’art appelle l’enfer musical imputable à l’utilisation d’instruments de musique comme symboles de torture, très habituelle chez certains peintres mystiques. Tu vois cette cornemuse, là-bas le luth, là-bas la harpe, et ici la flûte, tu peux la voir ?
Je lui demande si l’enfer ressemble vraiment à ça. À travers la fenêtre, je remarque que la nuit s’est déjà installée.
Eh bien, me dit-il, le désespoir et le martyre sont sûrement bien représentés par l’auteur, et ici sur cette planche, par l’imitateur qui est, comme j’aime l’appeler, un interprète.
Je lui demande comment il voit l’enfer d’après les écritures sacrées. Il ne me répond pas. Il semble sombrer dans une réflexion qui échappe au moment. Elle échappe aussi à mes doutes. Il se demande réellement à quoi ressemblera l’enfer.
Le livre sacré montre l’enfer comme un lieu d’incandescence perpétuelle où les âmes seront jetées dans des lacs sulfureux. C’est ainsi que le peintre le capture au sommet de cette œuvre. En fait, le prophète le mentionne invariablement. Il insiste sur certaines prémisses telles que le feu qui ne s’éteint jamais, les lamentations et les grincements de dents, la punition éternelle.
Il s’adresse à moi sans me regarder, comme s’il se parlait à lui-même.
Pendant des siècles, le feu et la glace, c’est-à-dire la chaleur et le froid, ont été considérés comme les supplices les plus atroces au lieu du châtiment perpétuel. Un grand poète de l’antiquité décrit une partie de l’enfer sous la pluie de flammes habituelle, et un autre segment, celui des traîtres, entièrement recouvert de glace. Le démon, maître de cet espace de perdition, est incrusté jusqu’à la ceinture dans la surface gelée. Il pleure avec ses six yeux et agite ses six ailes en colère.
J’imagine un abîme de glace. Hadès vivrait au paradis en comparaison. J’imagine une torture sans fin dans un engourdissement permanent. Mais maintenant mon corps ne tolère que la chaleur. Une ardeur intense continue au fur et à mesure que l’enseignement du Père Misael progresse. Elle m’oppresse autant que l’air chargé par sa présence si proche. Je bois ses paroles en gage de sagesse spirituelle. Je n’ai plus l’intention de vous déranger avec la frivolité de mes interrogations. Je demande la bénédiction et il me l’accorde. Avec une grande force, il me burine un baiser sacré sur la bouche.
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Nous avons décidé de diner avec du pain, un peu de vin pour moi et un verre de jus de fruits pour lui. À table, nous discutons de sujets qui l’intéressent particulièrement. Je regarde ses yeux et pendant que j’explique certaines conceptions sur le ressenti de l’Esprit saint, je caresse le dos de sa main. Puis je dirige mes mains vers son visage. Au moment de l’impact, un rougissement envahit mon visage. Je caresse ses joues et je l’embrasse à nouveau, cette fois profondément.
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Le baiser odieux jalonnera l’itinéraire de la trahison et de l’enfer.
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Je me rends dans sa chambre et il me montre un pyjama beige. Cela indique mon aptitude à servir un représentant de Dieu dans le monde. Je serai désormais son assistant spirituel. Il m’explique que l’homme possède la soutane comme seul vêtement sacré. Mes nouvelles tâches consistent à le déshabiller et à lui mettre son costume de nuit. Cette occupation me paraît simple et j’accepte volontiers de servir le père, un fils de Dieu purifié.
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Ses mains glissent lentement le long de mes cuisses. Je les sens chaudes, réparatrices, si paisibles et à la fois si inquiétantes. J’étouffe un gémissement. Je frémis en percevant sa respiration dans la zone de mon entrejambe sans vêtements, dans la trépidation de mes poils qui s’agitent attirés par la vague magnétique de sa peau. Ses doigts chastes parcourent ma peau. Maintenant, c’est ma poitrine qui est satisfaite, elle se réjouit d’une délectation qui n’appartient pas à ce monde. Ma peau frissonne. Son toucher me domine tout entier. Je me laisse emporter par le contact de son derme immaculé. Les plis de ma chemise ondulent alors qu’il la déboutonne lentement. Je hurle plaintivement, mais il ne s’arrête pas. Il a visiblement entrepris une torture. Il maîtrise son rôle de bourreau et il ne laissera pas sa victime s’échapper. Je suis témoin de cette tranche de mon existence qui constitue un moment vital. Je le serre dans mes bras et je le retiens comme ça pour une durée que ma pensée n’ose pas préciser. C’est moi qui enclenche la séparation. Il m’habille avec une agilité insoupçonnée. Un étouffement chaud enflamme tout mon corps. Il s’agenouille devant moi et, formel, il m’implore la bénédiction. Je la lui accorde avec un baiser sur ses cheveux épais. Je soupçonne que mon âme ne se tranquillisera pas tant que mon corps ne trouvera pas satisfaction. Mon corps ne s’apaisera pas avant de commencer ce que mon âme refuse. Je n’en peux plus. Je reste allongé ici. Je m’abandonne au doux supplice du plaisir solitaire. Ensuite le vide m’envahit. Je prie toute la matinée pour mon salut.
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Le père accepte la défaite de son âme. Résigné, il se soumet à la volonté de Dieu. Il s’agenouille sur le carrelage frais et prie, le visage déchu. Mon père, si possible, ne me fais pas boire ce calice. Ne cède pas à mes désirs, mais guide moi vers les tiens. Avoir esquivé sa responsabilité spirituelle lui procure un grand réconfort. Le père Misael essaie de se reposer, mais ne parvient pas à s’endormir. Il regarde par la fenêtre. La brise fouette enfin son visage et calme la longue chaleur.
Le jeune homme a sombré dans la profondeur du sommeil, et avec lui la calamité du cauchemar qui ne l’abandonne pas. Cette fois, il essaie, malgré la fragilité de son ouvrage, d’échapper aux halètements de la bête cyclopéenne sur le point de l’atteindre avec ses crocs baveux. Il connaît la fin inévitable de son histoire. Sa sueur se métamorphosera en gouttes de sang qui tomberont sur la terre. Un souffle de chaleur imprégna l’air qui circule inutilement sur le corps frissonnant du garçon.
Nous connaissons Dieu, Dieu dont l’esprit est le plus suprême de tous. Nous savons aussi qu’il ne ressent rien, ou plus précisément qu’il ne ressent pas de la même manière que cet homme infortuné, pas de la même manière que ce pauvre jeune individu souffrant d’un enfer inauguré qui ne s’exécute même pas. Il est temps de dormir, père, repose-toi. Demain, le monde apportera de nouveaux airs. Dieu ne comprend pas ses supplices.
Les épaules du père Misael reçoivent un poids colossal. Épuisé, il se prosterne sur le lit et ferme les yeux. Le cauchemar du couteau et des oreilles ressurgira d’un recoin sinistre de la culpabilité.
VENDREDI
Aigre-doux
Panem nostrum quotidianum da nobis hodie…
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