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La Pire Espèce
Chiara Zaccardi
Roman d'horreur qui raconte l'enlèvement de plusieurs adolescents américains dans un coûteux lycée privée.
Ils ont 17 ans, vivent à Cles, petite ville tranquille de la Californie, et fréquentent un coûteux lycée privé. La vie de sept adolescents semble ressembler à celle de beaucoup d'autres. En réalité, il y a plus que ça: ils sont les plus voyous, les plus rebelles, les plus indisciplinés. Leur turbulence risque de les faire renvoyer et les contraint à suivre le soir un cours de rééducation. Mais, la nuit, entre les murs de la Kennedy High School, se passe quelque chose, et le lieu que les jeunes ont toujours considéré familier et sûr se transforme en cauchemar. Séquestrés et torturés, ils réussissent à fuir, mais... Une narration palpitante, dans un va-et-vient de coups de théâtre, qui nous tient en haleine. Et puis, une fin surprenante qui renverse tout. Un texte qui raconte comment se comportent les nouvelles générations et qui révèle de manière allégorique comment la société tend à marginaliser les adolescents, à les conditionner aux biens superflus, leur enlevant l'essentiel et aussi la capacité à distinguer le bien et le mal, pour qu'ils finissent par ressembler en tous points aux adultes.



Le livre
Ils ont 17 ans, vivent à Cles, petite ville tranquille de la Californie, et fréquentent un coûteux lycée privé. La vie de sept adolescents semble ressembler à celle de beaucoup d`autres. En réalité, il y a plus que ça: ils sont les plus voyous, les plus rebelles, les plus indisciplinés.
Leur turbulence risque de les faire renvoyer et les contraint à suivre le soir un cours de rééducation. Mais, la nuit, entre les murs de la Kennedy High School, se passe quelque chose, et le lieu que les jeunes ont toujours considéré familier et sûr se transforme en cauchemar. Séquestrés et torturés, ils réussissent à fuir, mais... Une narration palpitante, dans un va-et-vient de coups de théâtre, qui nous tient en haleine. Et puis, une fin surprenante qui renverse tout. Un texte qui raconte comment se comportent les nouvelles générations et qui révèle de manière allégorique comment la société tend à marginaliser les adolescents, à les conditionner aux biens superflus, leur enlevant l’essentiel et aussi la capacité à distinguer le bien et le mal, pour qu’ils finissent par ressembler en tous points aux adultes.

L’auteur



Chiara Zaccardi, promotion 1986, est née et vit à Parme. En Italie elle a publié aux Editions Noubs le roman d’horreur “ I peggiori ” et la nouvelle “ Occasion ” dans l`anthologie “ Limite acque sicure ”. Est parue aux Editions Arpanet, la nouvelle “ Parma, ore 3 ” dans l’anthologie “ E tutti lavorammo a stento ”. Une autre nouvelle, “ I gioccatoli siamo noi ”est arrivé parmi les cinq finalistes du Premio Grado Giallo crée par la ville de Grado en collaboration avec le Giallo Mondadori (2012).

Chiara Zaccardi
LA PIRE ESPÈCE

Traduction de Emma Guerry

LE CHOIX
MERCREDI 13 MARS.
HIGHWAY 22, À 15 MILLES DE CLES, CALIFORNIE.

“ … Aucun accord, aucune concession, aucune paix, cette fois-ci nous le faisons sérieusement ”
Adolf Hitler

La fourgonnette, toute flambant neuve et achetée avec de faux documents, roule rapidement sur l’autoroute qui mène hors de la ville et hors du pays. La radio, une des seules options qu’il ait acceptée, transmet en musique de fond une version acerbe de Tainted love. Les paroles lui plaisent. Elles parlent de maladie, de putréfaction. De rédemption.
La voix parasite du dj au micro interrompt la chanson, déferlant une onde d’agacement, qui se transforme, comme d’habitude, en un fourmillement d’excitation dans ses doigts. Il le ressent et le laisse l’envahir. Il ne se préoccupe même pas de changer de station. Il sait que ce n’est pas nécessaire. Bientôt, il pourra laisser libre cours à ses émotions les plus enfouies, complètement et pleinement. Mieux encore, il veut sentir l’excitation et la tension dans tout le corps, pour qu’ensuite la libération soit totale. Il s’apprête à éteindre et à se concentrer sur lui-même, lorsqu’involontairement, il prête attention aux paroles qui s’échappent de l’appareil :
“ Tu es fatigué des soirées de défonce ? Tu veux vivre les expériences les plus extrêmes de ta ville ? Alors, visite le site Rebellioncity.com et partage avec nous tes meilleurs vidéos amateurs ”annonce une publicité “ Because the life must to be strong ! ”
S’ensuit un refrain en fond sonore et une voix souligne, qu’en dehors de la monotonie habituelle, il existe quelque chose de mieux.
C’est surtout un truc pour les gens qui ont perdu la tête.
Le mot de la fin, hurlé sur un refrain rock, laisse place au spot suivant.
Rebellion.
Une idée intéressante. C’est exactement ce qu’il lui faut. Et c’est le moment idéal pour faire une pause dans son voyage, qui s’annonçe compliqué et fatiguant.
Il s’arrête à la première station-service équipée de postes internet, prend un café long et s’installe devant un ordinateur.
Il entre sur la page d’accueil dudit site et lance les dernières vidéos en ligne, sans le son.
Il comprend rapidement que ce n’est pas ce qu’il cherche : il s’agit pour la plupart d’imbéciles qui se la jouent skaters et de petits putains en topless sur la plage. Il s’attendait à mieux.
Et il le trouve.
En bas du menu, apparaît un lien clignotant, avec un seul mot. “ Agressives ”. Il clique dessus et s’ouvre une nouvelle fenêtre. Les vidéos ont là aussi des ambiances diverses, mais le spectacle est tout à fait différent.
Il les visionne toutes. Toutes d’une faible qualité numérique, toutes tournées avec les portables. Toutes sur un excellent sujet.
Finalement, il en sélectionne quelques-unes.

Vidéo numéro 38, postée à 08 : 25.
« Cette robe est canon, il faut absolument que je me trouve la même » .
Une voix féminine. Une contre-plongée d’une fille devant le miroir des toilettes.
« Tu ne trouveras jamais la même que moi, c’était la dernière au magasin ! »
Cri derrière la porte, voix très excitées, grognements.
« Qu’est-ce qu’il s’est passé bordel ? ! »
La caméra du portable saute au rythme des pas précipités, la porte des toilettes s’ouvre et l’on découvre le couloir d’une école.
« … Je prendrai moi-même ce qui me revient ! » hurle une voix masculine.
La caméra se déplace, cadre le fond du couloir et s’approche. Un grand gamin avec un tatouage au poignet donne un coup de poing à un autre, rouge et rondelet.
« Fils de… ! »
Le rondelet se jette sur le grand type, ils se battent, un troisième se met entre eux pour calmer le jeu. Tout se termine en peu de temps.
« Oh, toujours la même histoire… » reprend la voix féminine. « Quelle bande d’idiots… Partons de là. Ils ne méritent pas d’être filmés » .

Il remet en arrière la barre de défilement. Repartent les dernières secondes de la vidéo. La bagarre calmée, le grand type se relève. Un mouvement rapide, légèrement non coordonné.
Stop. En arrière. En avant.
Oui.
Le type se relève et, furtivement, vole le portefeuille au rondelet.
Un seul geste, sûr.
Un sourire lui échappe.

Vidéo numéro 49, postée à 17 : 23.
Le cortège se déplace lentement, les drapeaux flottent, les banderoles avancent.
« Non à la globalisation, non à l’homologation » hurle la foule. « Contre les fast-food, contre la société de consommation, contre l’oppression, nous faisons entendre la voix de l’opposition ! »
« Range ça » voix masculine. « S’ils reconnaissent nos visages ils nous bloquent » .
« C’est très beau ici, non ? » voix féminine. « Je sens que nous pourrions tout changer ! » claquement d’un bisou.
Le groupe tourne, tout en continuant à chanter. Quartiers raffinés, villas blanches.
« Oh si, quelque chose peut sûrement être changé » un bras passe devant l’objectif, s’élance puis quelque chose s’envole loin. Crash. Une fenêtre explose en morceaux.
« Wow ! Tu es le héro de la révolution ! » la voix féminine rit, le téléphone tourne et oscille.

Et, grâce à un unique acte manqué, la voix masculine se transforme et prend une toute autre apparence.

Vidéo numéro 47, postée à 09 : 18.
« Qu’est-ce qu’elle est vulgaire ! »
Gloussement. Brouhaha de fond.
La prise de vue se focalise sur deux rangées de tables. En premier plan, une enseignante à l’expression sévère agite une feuille sous le nez d’une fillette en pleurs.
« Je n’ai pas pu me préparer comme il faut... » se justifie la fillette. « Vous voyez, mon oncle est mort et... »
« Bum » commente la voix féminine et l’autre recouvre la conversation d’un fou rire grossier qu’elle est incapable de contenir.
« ... Et le mois prochain, qui mourra ? » répond l’enseignante.
« ELLE, J’ESPÈRE ! » hurle la fillette, dans la classe, les bavardages explosent et la caméra oscille.
La fillette pleure, au bord de l’hystérie et sourde aux réprimandes qui lui sont adresssées.
« Vous ne comprenez rien, absolument rien ! » crie-t-elle à l’enseignante. Elle bondit sur ses pieds et court en direction de la porte.
« Et encore, ce n’est pas sa meilleure performance » commente celui qui est en train de filmer.
Nouveaux fous rires.
Quelqu’un applaudit.

Vidéo numéro 62, postée à 21 : 41.
« Putain, t’es de plus en plus folle » .
Le portable passe une porte en verre soufflé, opaque, et entre dans une minuscule salle de bain d’une maison.
« Ôte-toi de là » dit une fille portant une serviette sur la tête.
« Allez, montre le résultat ! »
Une main apparaît devant l’objectif et, d’un geste éclair, attrappe la serviette, la faisant glisser à terre. Une masse de cheveux longs et humides se dégage et retombe sur les épaules de la fille.
« Bon Dieu, tu les as teints en violet ! C’est le moment d’appeler l’asile pour qu’il vienne te chercher ! »
« Tu veux bien arrêter ? » elle met ses cheveux d’un côté et commence à les peigner.
« Et ça, c’est quoi ? C’est nouveau ? »
Zoom sur l’épaule restée découverte. Un tatouage hurle en noir l’écriture “ R.E.P ”.
« Pourquoi repose en paix ? »
« C’est un clin d’oeil à tous ceux qui restent en arrière, qui regardent et qui se mêlent des affaires des autres ! »
La fille récupère la serviette et commence à toucher la caméra avec celle qui la tient.
« Allez, laisse-moi avant que je te mette dehors ! »
« Aïe, aïe, ça va, je m’en vais, arrête ! »
L’objectif se fige sur la silhouette de la fille.

Trois tatouages et deux piercings visibles.

Vidéo numéro 95, postée à 07 : 55.
« Sam, conduis lentement, sinon on n’y voit rien... »
Bruits de fond, prise de vue depuis une voiture.
« Okay, je commence... Bonjour de Sam et Nick et bienvenus à la présentation d’une énième et très excitante journée d’école. Nous remercions la prof. Harris pour nous avoir contraints à montrer notre créativité matinale » .
S’ensuit un juron d’accompagnement.
« Derrière nous, vous pouvez admirer le bord de mer, dont nous ne profiterons pas aujourd’hui non plus, et de ce côté, nous entrons dans la cour de l’école, où nous voyons les mêmes gueules renfrognées – aussi enthousiastes que nous qui avons encore un mois à attendre avant les vacances d’été – et des échanges dignes des auto-tamponneuses pour les dernières places de parking libres... Désormais, tout est plein et on pourrait carrément rentrer à la maison, mais avant, vous ne pouvez pas manquer notre terrain de foot... Avance Sam, j’ai dit terrain de foot... »
La voiture tourne à l’angle du bâtiment.
« ... C’est-à-dire la seule chose décente de notre sympathique établissement scolaire... Ehi, je suis en train de me tromper ! Voilà un nouveau chef d’oeuvre ! »
L’objectif est avancé hors de la fenêtre baissée, en même temps qu’un rapide virage à gauche est amorcé : « Hier soir, notre artiste devait être très énervé. On est tous comme toi l’ami » .

Une paroi immense couvre la moitié d’une façade de cinq étages.
Immense, la demi-figure d’un crâne encapuchonné se profile devant le terrain de foot et, émergeant de profil dans la brume d’une vallée désolée, associe un sourire à un inquiétant clin d’oeil.
La signature de l’auteur, d’un jaune brillant qui contraste avec la profondeur du sujet, n’est ni un sigle ni un nom : c’est une phrase entière. Une phrase criarde.

Vidéo numéro 77, postée à 03 : 02.
Visage masculin boutonneux en premier plan. Un énorme nez écrasé au centre de l’objectif.
« Regardez-moi ce spectacle, vous devriez me payer pour ça ! » hurle-t-il d’une voix traînante typique d’une personne ivre pour masquer la musique à plein volume.
Un rideau rouge est soulevé, dévoilant une petite pièce discrète. Sur un canapé, quattre filles sont en train de se passer des bouteilles de champagne. Elles sont toutes en soutien-gorge.
« On l’enlève ? » demandent-elles à l’unique et chanceux mâle assis parmi elles.
« Déshabillez-vous et commencez un autre tour ! »
Il fait couler le vin sur une des filles, et pendant qu’il en enlace une autre, il se baisse pour lui lécher le sein. Une autre le masse entre les jambes, son jean est déjà à moitié ouvert.
« Ouah, je sais à quoi je penserai quand je me branl... » le boutonneux n’a pas le temps de finir sa phrase coupée par l’arrivée de deux videurs. Ces énergumènes d’un métre quatre-vingt-dix entrent, demandent aux filles de se rhabiller et essayent de remettre sur pied le type.
« Dégagez ! C’est pas un lieu de streap tease » gueule l’un des deux traînant le groupe vers la sortie latérale sous les protestations générales.
« Ehi, ce con est complètement fait » le deuxième gorille montre le garçon avec le jean ouvert. « On devrait appeler une ambulance » .
« T’es malade ? Pose-le sur le trottoir et basta » .

Vidéo numéro 80, postée à 09 : 07.
Voix d’encouragement. Prise de vue d’une salle de musique. Cris féminins, gamins qui se lèvent de leur chaise et applaudissent, enseignante à la leçon qui hurle.
Une fille lance un clavier Roland à la tête d’une autre. L’autre tombe, se relève, la prend par les cheveux. Injures des deux côtés. Images confuses, sifflements d’approbation. Les filles se giflent et se mordent pendant que l’enseignante tente de les séparer.
Un type portant des lunettes ouvre la porte de la classe, regarde autour de lui le bordel général, tourne autour de la bagarre et va à côté de la caméra.
« Qu’est-ce qu’elles fichent cette fois ? » demande-t-il.
« Elles sont en train de se la mettre parce qu’une des deux est allée au lit avec le mec de l’autre, ou un truc dans le genre » répond le propriétaire du téléphone.
« Bien, comme ça ils ne marqueront pas mon retard sur le registre » marque le commentaire final.
Il se déconnecte et finit son café, satisfait de sa distraction.
Réjoui de ce qu’il a vu.
Il n’y a rien d’autre à ajouter.
Il jette le verre dans une poubelle, laisse le restoroute.
Déjà qu’auparavant il était décidé, alors maintenant encore plus. Il est excité.
Il sait exactement quoi faire.

« Que le jeu commence » pense-t-il.

POLLYANNA
Dimanche 10 mars

Polly est dans l’incertitude. Elle est en train d’essayer de faire deux choses en même temps et personne ne lui vient en aide. Elle est assise sur le rebord de la fenêtre, le visage tourné vers la lumière de ce début d’après-midi. Elle veut bronzer. Mais bronzer est une chose ennuyeuse, et elle a du mal à rester cuire pendant des heures, immobile sur un transat. La dernière fois qu’elle a essayé, elle s’est endormie, et quand Lola, la domestique, l’a réveillée, sa peau claire était déjà grillée comme une brochette sur un barbecue.
Elle veut peindre aussi, mais dans une position aussi inconfortable que la sienne, ce n’est pas évident. Elle enroule le short en jean plus haut sur les cuisses blanches, et la toile lui glisse sur les jambes, visant directement le jardin, deux étages en-dessous. Polly la rattrappe par un angle et la ramène pour la positionner sur les genoux.
Sa Chrysler reluit devant le portail de la maison. Elle a presque fini de la dessiner, mais à force de la regarder de biais et d’en haut, elle a très mal au cou et pourtant, elle n’est pas satisfaite du résultat.
« La voiture est superbe, mais plus qu’un tableau, on dirait la publicité d’un concessionnaire » réfléchit-elle, indécise sur le contour.
Sa voiture lui plaît beaucoup : au départ, lorsqu’il y a un an, sa mère la lui avait offerte, elle était d’une banale couleur blanc crème et elle, au lieu de l’utiliser, elle l’avait enfermée dans le garage pendant une semaine, travaillant dessus jour et nuit. Elle a reproduit et mélangé sur la carrosserie des détails d’oeuvres célèbres, finalisant le tout avec l’écriture “ art on the street ”sur le côté. Elle donne tellement bien que maintenant, quand elle arrive à l’école, tout le monde la reconnaît.
Elle veut créer sur la toile une ambiance particulière qui servirait de fond à sa création, mais ne lui viennent en tête que des choses banales comme la Route 66 ou des décors spatiaux.
Transpirer sous le soleil ne l’aide pas à se concentrer. Elle a besoin d’une pause. D’un bond, elle descend du rebord, atterrit sur le lit et laisse le dessin sécher par terre. Elle lance depuis sa chaîne La grotte de Fingal de Mendelssohn et s’asseoit à son bureau, lorgnant avec intérêt sa dernière acquisition.
« Extraordinairement précoce, Picasso fait ses débuts à seize ans, après une courte période d’études au sein des académies de Barcelone et de Madrid, avec des oeuvres vigoureusement réalistes... » lit Polly dans le livre encore à moitié encellophané. « ...Voilà, je le savais ! Par rapport à lui, je suis déjà en retard d’un an, et je ne suis encore jamais allée en Europe ! »
Elle déniche une fléchette parmi le tas de feuilles et des crayons sur le bureau : « Malédiction ! » s’exclame-t-elle avec mécontentement en la lançant vers la cible suspendue à la porte de la chambre, à l’instant même où sa mère l’ouvre.
« OUAH ! » madame Patter baisse la tête, la flèche lui effleure les cheveux puis va se perdre dans le couloir derrière elle.
« Excuse-moi, mam » soupire Polly, tout en se concentrant de nouveau sur le livre.
« Pollyanna, qu’es-tu en train de faire ? »
« Je travaille » .
« Vraiment, chérie ? L’école a envoyé une lettre dans laquelle il est écrit que tes notes du dernier trimestre ont fortement diminué » la maman reste sur le pas de la porte, levant l’enveloppe qu’elle tient dans ses mains afin de donner plus d’emphase à ses mots.
« En effet, j’essaie de rattrapper » .
« Certains enseignants regrettent le fait que tu n’aies même pas les cahiers nécessaires. Comment c’est possible ? Je t’ai donné plusieurs fois de l’argent pour que tu les achètes » .
« Parfois, je les oublie à la maison. C’est tout » bougonne la fille, en arrachant de la couverture du livre qu’elle a devant elle, les derniers morceaux de cellophane qu’elle referme sous son poing.
Madame Patter s’approche du bureau de sa fille et remarque la photo de la Nature morte verte.
« Ce n’est pas en arts plastiques que tu dois rattrapper, tu sais. Pourquoi est-ce que tu ne te concentres pas un peu sur la géographie, les maths ou la biologie ? »
« Ça va, maman » Polly lance à sa mère un regard cuisant. « Commençons par la géographie. Pourquoi est-ce que tu ne m’autorises pas à aller à Londres, comme ça, au prochain devoir sur l’Angleterre, je pourrais avoir la meilleure note ? »
« Pollyanna, on en a déjà parlé alors s’il te plaît ne me pose plus la question : avant, tu dois finir le lycée. Ces voyages d’études te feraient manquer trop de jours d’école, c’est mieux de les reporter quand tu seras diplômée » .
« Je m’en fiche de louper les cours, l’école sert aux gens qui ne savent pas ce qu’ils veulent faire dans la vie, alors que moi, je sais. Je veux peindre. Pourquoi as-tu autant de mal à le comprendre ? À Londres, dans un mois, se tiendra un séminaire interactionnel très important sur la peinture abstraite contemporaine » .
« Chérie, tu sais combien de milliers de personnes ont ou ont eu les mêmes ambitions que toi ? Tu lis un tas de choses sur des personnes célèbres comme Picasso, Dalí ou Monet, et tout te semble facile. Mais ça ne fonctionne pas comme ça, tu pourrais être déçue et ne pas atteindre tes objectifs. Et d’ailleurs, de quoi vivrais-tu ? Tu dois t’ouvrir le maximum de portes, pour que tu puisses faire autre chose si ton rêve ne se réalisait pas » .
« Merci beaucoup pour les encouragements » .
« J’essaie seulement de t’inciter à être plus raisonnable et responsable » .
« Ah, donc toi, tu étais raisonnable et responsable quand, à dix-huit ans, tu a fui la maison pour aller vivre avec un producteur qui te permît de travailler comme actrice ? »
« Moi, j’étais pauvre, Pollyanna, et je n’avais, de toute façon, pas beaucoup d’autres alternatives. J’ai été inconsciente et j’ai eu de la chance. J’ai agi sur un coup de tête qui s’est bien terminé, mais je ne permettrais pas que ma fille fasse la même chose. Il existe des solutions plus sûres et moins dangereuses » .
« La vérité, c’est que tu as seulement peur que je devienne comme papa ! » explose Polly, fâchée par le sermon.
« Ne sois pas malpolie maintenant, Pollyanna. Pense positivement : avec une plus grande culture, tu apprécieras plus les beautés de tes prochains voyages » .
« Toi aussi, pense positivement : quand je fuirai la maison, parce que je serai trop fatiguée d’entendre tes excuses, tu pourras alors être fière de me voir suivre tes traces ! »
« Fais en sorte d’acheter le matériel scolaire, Pollyanna, sinon tu n’auras même plus un centime pour le reste » conclut madame Patter avec un regard éloquent vers le livre de Picasso.
Elle sort de la chambre en fermant la porte contre laquelle Polly jette un pinceau.
Elle passe le doigt sur la photo de Guernica, puis referme le livre d’un coup sourd.
« Dans les biographies, personne ne parle jamais des rapports entre les artistes et leur famille... » pense-t-elle. « Et pourtant, ce serait intéressant de savoir si les grands ont, eux aussi, eu les mêmes problèmes que nous le commun des mortels... Qui sait, peut-être qu’aussi la mère de Picasso était obtus comme la mienne... »
“ Mon petit Pablo, sois réaliste, tu ne deviendras jamais célèbre avec le peu de couleurs que tu utilises... ”
“ Maman, tais-toi, je suis dans ma période rose... ”
“ Mais, mon petit Pablo chéri, tu ne crois pas que le rose soit une couleur un peu trop féminine ? Je ne voudrais pas que les gens se méprennent... Où as-tu mis l’argent que je t’ai donné pour t’acheter la palette ? ”
“ Je l’ai dépensé pour fumer du crack et trouver l’inspiration ”.
“ Et, cette toile confuse, que représente-t-elle, mon fils chéri ? ”
“ Officiellement, le bombardement sur Guernica, mais en réalité, c’est moi qui cherche à me retenir de T’ÉTRANGLER, ma petite maman ! ”

« Non » réfléchit Polly l’instant d’après. « Je suis sûre que la mère du petit Pablo était plus compréhensive que la mienne... Et lui, plus élégant » .
Tout ça ne change pas la situation : elle ne tiendra pas une année de plus à la très ennuyeuse Kennedy High School. Et comme elle ne connaît aucun gros bonnet disposé à financer sa tournée artistique, il ne lui reste plus qu’une chose à faire : vendre.
Elle déroule le short pour le remettre à sa longueur d’origine, sous le genou, enfile une paire de vieilles Nike, la casquette de baseball de son père et prend dans l’armoire une grande chemise cartonnée jaune. Elle descend les escaliers en silence, pour éviter de nouvelles réprimandes, et file dehors.
Voilà une autre particularité qu’elle aime dans sa voiture : elle a le toit ouvrant, ce qui facilite énormément l’action de jeter la chemise sur le siège arrière.
Elle s’engage dans ce qu’elle appelle la Vulgaire Street, pour ses stupides défilés de riches devant les magasins les plus chers de la ville, et réfléchit au meilleur endroit où exposer ses affaires. Ce n’est pas que cela nécessite une grande réflexion, Cles est une petite ville côtière de la Californie du sud avec peu d’alternatives.
Elle exclut l’Avenue des Artistes pour sa trop grande concurrence et la faible attention des visiteurs : en journée, l’Avenue est la zone préférée des skaters, des patineurs, des surfeurs, des passionnés de la course et des maniaques du bronzage, car elle conduit directement à la plage. C’est agréable d’y passer en voiture en écoutant les Good Charlotte, mais ne pas s’arrêter pour y installer les stands et les chevalets que les gamins filant à toute allure peuvent facilement renverser. Ou se moquer. Là, seuls les artistes de break dance et les jongleurs de rue font fortune, parce qu’ils effectuent quelques numéros et s’en vont ; celui qui veut exposer quelque chose doit tenir sous le soleil pendant des heures et est constamment ignoré au profit d’un chariot de glaces ou de boissons. Le soir, les caricaturistes ou les portraitistes réussissent à ramasser quelques sous avec les touristes qui se promènent, mais ça, ça ne lui ressemble pas : elle est trop timide pour réussir à scruter le visage de quelqu’un pendant une demi-heure, pendant qu’un petit groupe de curieux s’immobilise derrière elle et juge son travail. Surtout, elle trouve que, aussi bien les portraits que les caricatures, sont des représentations trop banales des personnes qu’elle aime plus prendre par surprise ou dans des poses grotesques et un peu folles.
Elle exclut également l’Austin Park, au-dessus de Roosevelt Street : tranquille et propre, c’est idéal le dimanche pour les familles qui veulent faire un pique-nique ou pour les jeunes désireux d’étudier et de se relaxer à l’air libre, mais pendant la semaine, il est peuplé exclusivement d’employés préssés et de petits vieux avec leur chien, que les histoires de jeunes fauchés n’intéressent pas.
Laisse tomber la gare des autocars et les stations de métro : trop sales, trop d’individus louches. Tout comme la zone industrielle : y transite une marée humaine, mais personne ne s’arrête au-delà du temps strictement nécessaire, pour éviter que la dégradation environnante ne s’accroche à la peau comme un tique gênant.
Elle tourne sur Gardenia Avenue et se décide pour le centre commercial : il s’appelle Cinq Étoiles, nom qui rappelle aisément un hôtel de luxe ; en fait, il s’agit d’un complexe de cent vingt-cinq magasins et de quatorze salles de cinéma, sur trois étages, ouvert 24 heures sur 24. C’est une construction très moderne, remplie de glaces, de vitres et de fontaines, et c’est également le lieu le plus fréquenté des environs, de personnes de tous âges.
Polly réussit à se garer à environ deux milles de l’entrée, au milieu d’une foule de voitures qui miroitent au soleil en attendant que leurs propriétaires finissent le shopping ou les courses, pendant que beaucoup d’autres errent à la recherche d’une place libre. Il y a une grande esplanade devant les portes en verre du Cinq Étoiles, où les gens s’arrêtent pour fumer, pour distribuer des flyers ou pour faire un brin de causette. Polly choisit de dresser sa vitrine artistique devant un parterre coloré. Elle installe les toiles et les dessins par terre, sur un grand drap blanc qu’elle utilise à la maison pour ne pas tâcher le sol, puis elle s’asseoit sur le muret qui entoure le parterre, en attente de potentiels clients. Elle n’expose pas les prix, dans l’espoir que quelqu’un, attiré par ses travaux, s’approche pour lui demander des informations.
Elle essaie de se souvenir comment ceux de l’Avenue des Artistes passent leur temps. Ils bavardent avec ceux qui passent ? Non, elle ne veut pas être considérée comme une casse-pieds. Ils lisent ? Elle n’a rien apporté, pas même le livre sur Picasso, qui lui aurait donné un air intello et professionnel. Merde. Ils fument ? Elle n’est pas coutumière du fait. À part observer les personnes qui lui passent autour, sans même daigner la regarder, que peut-elle faire ?
Elle regarde l’horloge : à peine cinq minutes de passer.
« Putain, quelle ennui mortel... Qui sait comment Picasso se débrouillait dans des moments pareils ? » pensa-t-elle, en se rongeant un ongle. « Probablement qu’il cherchait des idées pour ses futures chefs-d’oeuvres... » elle redresse la tête. « Peut-être que si je me mets à dessiner, j’attirerai plus l’attention » .
Elle prend au fond de la chemise son album à dessin et un crayon. Aucune banalité comme les portraits piteux de pauvres petits vieux avec en main les réductions pour l’eau minérale. Un artiste ne doit pas seulement regarder, il doit voir l’âme qui se cache derrière chacun, donc Polly se concentre sur les détails : le bord d’un t-shirt, un cou couvert d’un foulard, des yeux voilés par les verres des lunettes de soleil, des chaussures usées sur l’asphalte, des pièces de monnaie tombées à terre, une bouche rouge feu pliée vers le bas, des shorts étriqués, un piercing au nombril... Scrutant les clients du centre commercial, elle s’approprie, sans être remarquée, des parties de leur corps qu’elle immortalise sur le papier, les représentant tous ensemble, sans aucune logique, suivant un ordre en forme de spirale qui dépeint ces détails dérobés comme une empreinte enflammée dont les dimensions se réduisent au fur et à mesure que les cercles se resserrent vers le centre de la feuille.
« Excuse-moi, trésor ! »
Une exclamation fait sursauter Polly, lui faisant glisser des mains le crayon qui tombe à terre avec un bruit de tic tic tic. La fille lève la tête et voit une dame, portant un tailleur flashy de couleur saumon, lui sourire avec impatience, dévoilant des dents tachés de rouge à lèvres.
« Bonjour ! »
Polly pose l’album sur le muret et se met debout. Une cliente ! La première cliente !
« En quoi puis-je vous aider ? »
« J’ai vu qu’ici tu as de jolies choses, trésor » glousse la femme jetant un coup d’oeil global par terre. « Tu n’aurais pas quelques fruits, par hasard ? »
« Quelques...quoi ? »
« Mais si, un de ces tableaux avec des fruits dans la corbeille... Tu sais, ma soeur les aime beaucoup, mais, dans les magasins, ils coûtent les yeux de la tête ! »
« Vous voulez dire une nature morte ? »
« Oui, c’est ça trésor, surtout des poires et des cerises... Les poires, elle en est folle... »
« J’ai quelque chose dans ce genre-là... » Elle se déplace sur le côté et tire sous le drap un petit tableau représentant une coupe transparente sur une table, remplie de fruits pourris réduits en morceaux, qu’elle a ironiquement appelé Macédoine. Elle exprime assez clairement son mépris pour les natures mortes.
La dame s’approche de la toile jusqu’à l’effleurer avec son nez : « Ici, je ne vois pas de poires. Tu n’as pas quelque chose avec les poires ? »
« Eh bien, non, mais j’ai plein d’autres sujets intéress... »
« Oh non, non, je ne peux pas me permettre de dépenser pour d’autres bricoles... Merci quand même ! » la femme se retourne et s’en va sans attendre de réponse, chancelant sur les talons roses.
Polly reste un moment à fixer l’espace resté vide devant elle. Quelque chose avec les poires ?
QUELQUE CHOSE AVEC LES POIRES ? !
Elle doit penser à écrire au gourverneur pour lui demander de revoir ses standards pour l’asile.
« Eh, Patter ! » une voix aigüe la fait sortir de son blocage.
Elle reprend le contrôle de son indignation.
« Qu’est-ce que tu fais avec tout ça ? Tu as décidé d’émigrer ? » une grande nana, avec une énorme poitrine saillante écrasée dans un micro top et un short inexistant, s’arrête devant elle. Melissa Boots. La Pamela Anderson de l’école. Celle devant qui tous les mecs bavent. Celle dont le cerveau est inversement proportionnel au décolleté.
Polly se retient de crier après madame Saumon que si elle veut toujours deux grosses poires, maintenant, elle en a. Elle sent venir un petit rire et remarque que cette Boots est accompagnée de Barbara Leroy, mieux connue sous le nom de Large Bouche.
« Ciao... » fait-elle, espérant qu’elles retournent d’où elles viennent et lui foutent la paix.
« Tu veux venir faire des emplettes avec nous ? » lui demande alors Melissa, sur un ton étonnamment gentil.
« Non, je ne peux pas, merci, je suis occupée là... » répond Polly, surprise par la proposition. D’habitude, elles interdisent à quiconque de s’approcher de leur petit groupe exclusif. Mais, peut-être que c’est un petit groupe de lesbiennes.
« Ohhh, quel dommage ! » Melissa explose de rire. « Tu aurais vraiment besoin de quelques habits décents ! On t’avait prise pour une squatteuse ! »
Polly reste plantée là, sans prononcer un seul mot.
« Ehi poupée, console-toi ! » intervient Barbara. « Même si tu étais super sexy, tu ne vendrais jamais ces horreurs ! »
« Mais peut-être qu’elle pourrait vendre autre chose ! » Melissa prend sous le bras son amie et les deux entrent dans le centre commercial, tout en riant vulgairement.
Polly s’affale sur le muret de l’esplanade, manquant de s’asseoir sur l’album ouvert. Elle se demande pourquoi il existe tant de personnes odieuses sur cette terre. Elle se demande pourquoi les seins de cette Boots ne la font pas tomber en avant pour qu’elle se pète le nez.
Elle complète le dessin avec un nez cassé et l’appelle Chaos au centre commercial. Elle mettrait bien Chaos et connes au centre commercial, mais ce ne serait pas digne d’une professionnelle ayant un minimum d’éducation. Elle ne s’abaissera jamais à ce genre de niveau aussi grossier.
Elle se met à calculer le temps qu’il lui reste avant que Melissa et Barbara ne finissent leur tournée de vêtements pornographiques et retournent dehors.
Elle se sent sale et en sueur, et n’a pas gagné encore un centime.
« Au diable Picasso et toutes les biographies de peintres célèbres » pense-t-elle. « Pourquoi personne ne mentionne combien de temps dure la période d’incompréhension ? Combien d’humilations faut-il subir avant de devenir assez riche et célèbre à en faire crever d’envie les nanas qui t’ont fait sentir comme une merde ? »
Lui vient en mémoire Van Gogh. Il est mort fou et pauvre. Merde.
« C’est cette fin-là qui m’attend ? Une vie déprimante et une mort certaine ? » se demande-t-elle.
Puis, elle se reprend : « Non. Sûrement qu’avant je tuerai cette Boots » .
Elle ferme les yeux et bâille, un peu hébétée par la chaleur étouffante anomale de l’après-midi. On est seulement en mars, et si ça continue comme ça, la ville fondera avant juillet.
Une main lui touche l’épaule : « Mademoiselle ? » fait une voix masculine.
Polly se retourne. Un homme, vêtu d’un uniforme blanc et noir, la fixe d’un air renfrogné.
« Vous êtes autorisé à rester ici ? » lui demande le vigile du centre commercial.
« Mmm... Je crois que oui... » bredouille Polly, confuse.
« Alors, montrez-moi l’autorisation du directeur » .
« Comment, s’il-vous-plaît ? »
« Pour exposer vos dessins au sein du Cinq Étoiles, vous devez avoir l’autorisation de monsieur Strumbord, le directeur du centre commercial » .
« Ohhh, mais certainement ! » dit Polly avec une conviction feinte. « Oui, j’ai demandé la permission, mais monsieur Trumbett était occupé et a dit qu’il me la fera parvenir prochainement ! Il était tout à fait d’accord pour que je reste ici, mais vous savez comment sont les directeurs, toujours super occupés... »
« J’ai compris » répond le vigile.
« Je vous remercie, vous êtes vraiment... »
« Tant que vous n’aurez pas la permission, vous ne pourrez rien exposer. Je vous demande de rassembler vos affaires et de les montrer ailleurs » .
« Eh ? Je... Je... Croyais... »
« Désolé, ce sont les règles. Si vous ne les respectez pas, je serai obligé d’appeler la police » .
« Merci beaucoup. Votre disponibilité m’émeut » fâchée, Polly rassemble les toiles, l’album, les dessins et le drap posés par terre devant les yeux vigilants du guardien, se sentant vraiment comme l’a dit Melissa Boots : une pauvre fille, chassée des lieux fréquentés par les gens biens.
La poisse s’amuse à me poursuivre.
Tout en essayant de garder un minimum de dignité, elle remet tout dans la grande chemise qu’elle a apportée de la maison, la referme et quitte l’espace du centre commercial sans dire un mot.
Elle retourne à la voiture, sort du parking et réfléchit à ce qu’elle pourrait faire.
Elle n’est plus dans un bon état d’esprit pour essayer de vendre ailleurs et elle n’a pas appris grand chose sur le commerce durant sa brève permanence au Cinq Étoiles, à part quelque chose qu’elle savait déjà : les gens n’ont aucune raison d’être gentils avec toi si tu n’as pas ou que tu ne leur donnes pas ce qu’ils veulent. Comme un tableau avec les poires ou une permission de monsieur Trombett.
Elle ne peut pas non plus faire du shopping sans argent et elle n’a pas emmené son maillot de bain pour aller à la plage.
Elle passe devant la Kennedy, son école : elle pourrait donner des cours de dessin payants. Sur le tableau d’affichage, il y a toujours un tas d’annonces pourries sur des réunions et des bulletins d’informations... elle en écrira une elle aussi, super colorée et facilement identifiable.
« Je pourrai faire réviser ceux pour qui ça se passe mal en arts plastiques et enseigner d’autres choses à ceux qui ont pour hobby la peinture ou qui veulent apprendre quelque chose de nouveau... » réfléchit-elle alors qu’elle tourne sur Ocean Avenue, en direction de la maison. « ... Me faisant payer sur la base horaire... Pas trop par contre, car je ne suis pas diplômée... Il doit bien y avoir quelqu’un parmi cinq cents étudiants à qui peindre plaît ! Et puis, je pourrais toujours diffuser l’annonce aussi dans d’autres écoles... »
Ce serait bien de pouvoir partager avec quelqu’un sa passion. La collaboration avec d’autres élèves motivés stimulerait de nouvelles idées et de nouveaux projets.
Elle s’arrête dans la petite allée de la maison, légèrement rassurée : elle veut se précipiter dans sa chambre et se mettre au travail devant l’ordinateur. Même si elle préfère les méthodes de représentations classiques, elle est aussi douée pour la créativité graphique, technique qui, dernièrement, remporte du succès dans de nombreux concours d’art moderne. Si elle est utilisée de la bonne manière, elle peut créer des effets grandioses. Son annonce, aussi, sera grandiose, si grandiose qu’on verrait tout de suite qu’avec une enseignante comme elle, l’argent serait bien dépensé.
« Je sais déjà qui serait mon élève idéal... Et pas seulement pour la peinture... »
Elle s’apprête à se lancer, les yeux ouverts, dans un de ces rêves habituels sur Lake Pierce, le garçon le plus divin du lycée, de la ville et de l’univers tout entier, mais elle fait l’erreur de refermer la porte, après être entrée, d’un coup sonore que sa mère a appris à détecter à des milles de distance.
« Tu ne dois pas étudier ? Où as-tu été ? » madame Patter apparaît depuis le corridor des escaliers, au premier étage, et regarde en bas en direction de sa fille.
« Trésor, ne sois pas aussi sévère » le père sort de son bureau et s’approche de sa femme. « Il faut bien aussi un peu de loisirs en dehors des études » dit-il, en regardant Polly monter les escaliers. « C’est pas vrai, Schtroumpfette ? » il lui ébouriffe les cheveux alors que Polly se glisse entre eux et se dirige vers sa chambre, sans prêter attention à l’un ni à l’autre.
« Oh, Perry, je ne suis pas sûre que la permissivité soit une bonne solution... »
Polly laisse ses parents discuter dans le couloir et continue à monter jusqu’au deuxième étage. Une fois dans sa chambre, elle réouvre la chemise et pose ses dessins au pied de l’armoire, excepté le dernier qu’elle pose sur la table, à côté d’elle : elle reviendra dessus, pour l’affiner et le colorier, après s’être occupée de l’annonce. Elle veut imprimer quelques exemplaires ce soir pour pouvoir en accrocher un le lendemain matin à l’école, et pourquoi pas faire un tour dans d’autres établissements.
Son père, qui avait apparemment réussi à se libérer de sa femme, entre sans frapper, comme à son habitude.
« Je te dérange, schtroumpfette ? »
Polly bougonne un “ uhmm ”flou et ne prend même pas la peine de faire semblant de faire ses devoirs : elle allume l’ordinateur.
« Ehi, qu’est-ce que c’est ça ? le père voit l’album ouvert à côté d’elle, et se penche pour l’examiner. « Tu l’as fait aujourd’hui ? »
« Il n’est pas fini... » répond distraitement la fille, insérant son mot de passe sur l’écran.
« Cela n’a pas d’importance, il est déjà très beau ! » s’exclame-t-il, enthousiaste. « Quel nom pensais-tu lui donner ? »
Polly pivote sur son siège et lève la tête pour regarder son père en face : « Allez papa, dis-moi ce que tu veux » .
« Oh oui, quel étourdi, j’étais venu te faire une proposition très alléchante ! » monsieur Patter sourit. « Ça te plairait de m’aider à préparer ma prochaine exposition ? »
« Et, tu l’organises où cette fois ? Dans la salle paroissiale de l’église ? »
« Non, non, non, j’ai pensé à un lieu plus accessible pour donner plus de visibilité aux oeuvres. Tu me crois si je te dis qu’un espace spécifique sera amenagé au centre commercial ? »
Polly palpe son dos pour s’assurer que le coup de poignard qu’elle vient de recevoir est seulement moral et non physique.
« Tu as convaincu le directeur d’exposer ton travail à l’intérieur du Cinq Étoiles ? » demande-t-elle, sceptique.
« Exactement ! C’est pas merveilleux ? »
« C’est maman qui a payé ? »
« Oui, maman m’a donné un coup de main, et je voudrais que, toi aussi, tu me soutiennes... »
Polly sent le poignard remuait dans son dos, s’enfonçant de plus en plus. Sa mère a financé une autre des idées stupéfiantes de son père. Elle ne veut pas dépenser un sous pour l’envoyer à Londres, mais quand il s’agit de faire confiance au pauvre Perry, elle est prête à depenser une fortune. Une fortune destinée à l’homme qui, une demi-heure plus tôt, a donné l’ordre de l’humilier et de la chasser de son esplanade sans intérêt.
« Je parie que, cette fois-ci, aucun agent ne demandera à mon père une autorisation. Au contraire, il sentira probablement l’odeur des dollars et l’invitera à dîner ! » se dit-elle.
« Alors schroumpfette, ça te va ? Ton aide me serait précieuse ! » son père cherche à la distraire.
« Combien de tes toiles sont prêtes ? »
« J’en ai rassemblé quatre ! »
« Quatre ? » Polly lui lance un regard noir. « Dans ce cas, tu n’as pas besoin de mon aide pour les transporter jusqu’au Cinq Étoiles, tu peux très bien le faire tout seul... » répondit-elle, se demandant si le mot exposition était bien choisi pour quatre misérables tableaux.
« Oh, mais tu ne te limiterais pas à ça ! Par exemple, même si ce n’est encore qu’une esquisse, je suis sûr que ton dessin serait très bien au centre commercial ! Sans compter les autres que tu as ici dans ta chambre ! »
« Ça ne me plaît pas beaucoup d’associer mon nom à un événement autofinancé... Je voudrais que les gens apprennent à me connaître à travers un concours, ou quelque chose dans ce genre-là... »
« Je partage ton idée, schtroumpfette, mais tu pourrais essayer. Nous mettrions tout sous l’acronyme P. Patter, comme ça, si ça ne devait pas fonctionner, tu serais dans tous les cas à l’abri d’une mauvaise réputation et d’un mauvais... départ artistique ! Ça ne te semble pas être une idée parfaite ? »
Polly est sur le point de rétorquer quelque chose. Puis, elle se fige.
Elle reste silencieuse.
Une idée parfaite ? UNE IDÉE PARFAITE ?
« Et comment, papa » dit-elle d’une voix monotone. « Une idée absolument parfaite » .
« Ça me fait plaisir que tu l’apprécies, schtroumpf... »
« Oui, j’apprécie énormément le fait qu’avec ton petit nom générique tu puisses vendre comme étant les tiennes, les oeuvres que moi j’ai réalisées ! » explose la fille. « En te présentant comme Perry Patter, personne ne remarquera la différence entre toi et moi, comme ça mon nom sera astucieusement caché par ton P., pas vrai ? ! » elle se lève brusquement de la chaise et le pousse pour pouvoir sortir de sa chambre. « TU ES IGNOBLE ! » hurle-t-elle. « N’ESSAIE PAS DE T’APPROCHER DE MES AFFAIRES, OU JE TE LE FERAI REGRETTER ! » elle claque la porte pour ne pas entendre de justifications stupides et dévale les escaliers.
« Pollyanna, pourquoi tu cries ? » sa mère la croise dans le couloir au premier étage. « Où tu vas ? »
« DEHORS ! » aboie Polly sans s’arrêter. Elle est aussi furieuse contre elle, d’avoir permis une telle mascarade. Elle passe l’entrée, ouvre la Chrysler avec la télécommande, saute dedans et part sur les chapeaux de roues en marche arrière jusque sur la route principale.

Elle attendra que la nuit tombe à Garden Park.
Elle doit absolument se décharger de la situation absurde dans laquelle elle se trouve, et elle sait déjà quoi faire pour cela.
Parce qu’elle a déjà fait.

Elle choisit le Garden Park pour deux bonnes raisons : la première, parce qu’il bénéficie de la présence du meilleur kiosque à hot dog de tout l’État ; la deuxième, parce que le Garden se situe pratiquement devant la maison du garçon de ses rêves, et en s’installant juste à côté, elle aura plus de chances de le rencontrer “ par hasard ”.
Non pas que tous les deux soient amis. Lui, il ne la connaît même pas, et elle, elle n’a jamais eu le courage de se présenter, mais le voir est de toute façon une dose d’adrénaline. Ou du moins, une belle consolation.
Assise par terre, le dos contre un arbre, accompagnée de son premier sandwich de la journée, Polly se demande ce que Lake Pierce est en train de faire en ce moment.

RECRUTEMENT
MERCREDI 13 MARS.
HIGHWAY 22, À 26 MILLES DE CLES, CALIFORNIE.

“ Nous devons fermer nos coeurs à la compassion et mener une conduite brutale ”
Adolf Hitler

Depuis des directions opposées, chacun arrive à pied.
La rencontre a lieu devant un restaurant, en public. Par ailleurs, ils n’ont rien à cacher. Pas encore.
La fourgonnette a été garée derrière, à l’abri. Elle attend patiemment de reprendre la route.
« Je crois que j’ai trouvé ce qu’il faut » .
« Tu crois ou t’en es sûr ? »
« Tout ira bien » .
S’ensuit un bref échange d’informations.
« Je jetterai un oeil » .
« Un oeil ne suffira pas » .
« Tu sais ce que je veux dire » .
Oui. Et comment ils le savent.
« Besoin d’un coup de main ? »
« Non. Pas pour l’instant » .
Ils se regardent.
« Aucune hésitation. Aucun revirement. C’est clair ? »

Silence.

La conviction, la foi dans le travail est fondamentale. C’est la base. Et elle doit être présente jusqu’au dénouement final. C’est ça sinon rien.
Mais le rien est bien peu attrayant.
Souvent, la vie entière semble remplie d’un seul et unique grand vide.

Il est temps de trouver quelque chose à faire.

Les lèvres entrouvertes laissent apparaître une rangée de dents blanches. Les canines resplendissent dans une grimace féroce, à laquelle s’ajoute cette même lueur bestiale dans les yeux.

Oui.
Une fois sur le terrain, il faut jouer.

LAKE
Dimanche 10 mars

« Oui chérie, continue comme ça, ne t’arrête pas… »
La chambre est plongée dans la pénombre. Les rideaux tirés empêchent le soleil d’entrer, mais l’atmosphère est tout aussi bouillante.
Il y a un problème. C’est la troisième fois qu’il couche avec cette fille, une blonde plantureuse, un peu plastifiée, de celles toujours partantes pour baiser, et dont il ne se souvient absolument pas du nom, sans doute parce qu’elle ressemble à beaucoup d’autres. Belinda ? Molly ? Monica ? Merde. Il a l’impression d’avoir le cerveau en bouillie, en plus des parties basses.
Ça lui arrive souvent d’oublier le nom d’une nana. L’astuce est de ne pas se faire prendre, car les femmes aiment se sentir importantes, se sentir uniques, se sentir aimées et inoubliables et vénérées. Quel ramassis de conneries. Comme si elles avaient toutes ce que lui recherche.
Il opte pour sa solution habituelle : il continuera à l’appeler “ chérie ”, et puis il essaiera de savoir son nom à l’école ou en dehors, probablement par un autre qui se l’est faite.
« Lake… Lake, je sens que je vais jouir… » halète la blonde, à cheval sur lui.
Lake Pierce la regarde, et décide que c’est le moment de s’investir.
« Okay, chérie » dit-il. « Je m’en occupe » il se relève, la prend par les épaules et l’incline vers le bas, pour alterner les positions. Ils s’embrassent, tout en augmentant le rythme.
Keira serait dégoûtée de savoir qu’il est en train de baiser une inconnue. Elle le traiterait de porc. Keira est le seul nom qu’il ne peut pas oublier s’il ne veut pas perdre ses couilles.
Elle est courageuse, Keira. Un peu agressive, mais courageuse.
« T’es incroyable, chéri ! » murmure la blonde, se détachant momentanément de ses lèvres.
« Tu l’es toi aussi baby… » répondit-il de manière automatique.
Putain, il doit se concentrer !
Il regarde les seins énormes qui dansent sous lui, au rythme des vas-et-vient, et accélère. La fille s’accroche à son dos avec ses jambes et lui plante les ongles dans les bras, gémissant fort. Le lit commence à danser avec eux et la tête de lit se met à battre de manière répétée contre le mur.
Ils s’embrassent à nouveau et Lake ferme les yeux. Les pensées se brouillent et puis s’évanouissent dans un enchevêtrement confus de sensations... Il aime, là, il aime vraiment et il en faut peu, il est en train d’atteindre l’orgasme, il est en train de...
« LAAKE, MON PETIT ! » une voix, derrière la porte, l’appelle et l’instant d’après la lumière de l’après-midi inonde la chambre « Tu n’aurais pas, par hasard, un de ces… »
Madame Pierce entre et remarque que son fils est au lit. Nu. Sur une fille. Nue, elle aussi.
« … Petits chocolats à la liqueur ? » finit-elle.
Les deux se figent et se tournent vers elle.
« Oh, désooléée ! » chuchote-t-elle, en gloussant.
« MAMAN ! » Lake se retire de la blonde et tire vers lui un morceau de drap chiffonné. « CASSE-TOI D’ICI ! » hurle-t-il.
« Je cherchais seulement une de ces petites douceurs… »
« PUTAIN, SORS D’ICI ! » le garçon attrape un coussin rouge feu et le lance vers la porte. La mère la referme rapidement, puis le coussin atteint la porte close, pour finalement terminer sa course sur le sol.
« Vas te faire foutre » .
Il se passe les mains dans les cheveux, exaspéré. La blonde esquisse un demi-sourire et, sans se couvrir, prend une cigarette dans la table de chevet. « Ta petite maman a un sens parfait de l’opportunité » commente-t-elle.
« Je vais prendre une douche » Lake laisse tomber le drap et se met debout.
« Si tu veux, on peut continuer. Je me trompe ou tu n’as pas conclu ? »
« L’envie m’est passée » dit-il. « Et avec tes putains de questions, c’est sûr, elle ne va pas revenir » pense-t-il avec irritation.
Dans la salle de bains, il tourne le robinet d’eau froide et se met sous le jet pour que l’eau lui arrive directement sur le visage. Il tente de se calmer. Tôt ou tard, il faudra qu’il se décide à résoudre cette affaire, car là, c’est arrivé à un point où il ne peut même plus tirer un petit coup tranquille. Il se tourne encore et encore dans la douche, se laissant masser par l’eau afin de se relaxer. Lui viennent en tête uniquement des idées violentes et irréalisables.
Après dix minutes, il en a assez. Il sort, il se sèche et pose les mains sur le lavabo, en se regardant dans la glace. Il sait qu’il serait le seul à essayer d’obtenir quelque chose de bon, mais ce n’est pas juste, car, au fond, ce n’est pas lui le chef de famille. Lui, il est jeune et veut s’amuser. Mais, dans ces conditions, c’est impossible. Tout est tellement morne.
« Ehi, chéri » la blonde entre dans la salle de bains et l’enlace par-derrière. Elle s’est rhabillée.
« C’était quand même génial, tu sais ? Et, pour te remercier, je t’ai laissé un cadeau... »
Elle l’embrasse sur la joue, puis le regarde dans la glace.
« ... Mais, maintenant, je dois filer, parce que j’ai un cours. On se voit sur le campus, okay ? »
Lake lève un sourcil. Sur le campus ?
« Oui... Bien sûr... » fait-il, peu convaincu.
« Et, ne t’en fais pas, on se rattrapera la prochaine fois ! »
« Mais oui... » Lake l’observe prendre son sac et s’en aller.
Quel campus ? Lui, il n’a jamais été à l’université... Il doit encore terminer le lycée... Quel âge a cette nana ? Et, détail encore plus important, à qui pourra-t-il demander son nom si elle ne fréquente pas son école ?
Cette chose l’intrigue. Qui sait, si ça se trouve, dans cette université paradisiaque, elles se donnent toutes aussi facilement ? La nana avait l’air de croire que, lui aussi, la fréquentait... Donc s’infiltrer doit être plutôt facile... Il essaie d’observer son image d’un point de vue extérieur et de voir s’il fait vingt ans. Il a les cheveux châtains, coupés courts, les yeux verts et un joli nez droit. Sa silhouette est mince et, même s’il ne pratique pas une activité régulière, à part le sexe, faire du surf à l’océan lui permet de se maintenir.
« Mais oui. Si je me sape bien, je peux même en faire vingt-deux » se réjouit-il.
Maintenant, il ne lui reste plus qu’à se souvenir de ce qu’il a raconté à la blonde. Ce qu’il a raconté comme mensonge, évidemment. Car, pour accoster ses amies, il doit s’assurer que l’histoire soit crédible, qu’elle tienne debout. Se contredire signifierait donner une mauvaise image et perdre toute occasion.
« Qu’est-ce que Keira m’avait conseillé de manger pour la mémoire ? » se demande-t-il. « Des carottes ? Du poisson ? Peut-être des trucs avec des légumes ? »
Un autre blanc. La barbe. Voilà pourquoi il doit écrire les choses vraiment importantes sur un bloc-notes, rangé dans le dernier tiroir de son bureau. Le carnet de ses conquêtes.
Là-dedans, il y a les noms de toutes les filles avec qui il a été au moins une fois. Elles sont quatre-vingt-six. Quatre-vingt-sept, avec celle-là, mais sans le nom il ne peut pas la rajouter à la liste. Il lui faut faire un effort mental pour une juste cause. Bientôt, il dépassera Casanova, il en est certain.
Il retourne dans sa chambre et trouve les slips sur le radiateur. Il en enfile un.
« Je suis prêt ! » réfléchit-il en ouvrant les rideaux, l’obligeant à cligner des yeux pour s’habituer au soleil aveuglant. « Il y a deux semaines, je m’étais incrusté à une fête universitaire ! C’est là que je l’ai connue ! Et, pour la ramener avec moi en voiture, je lui ai dit qu’on fréquentait le même cours de je ne sais plus quoi... » il enfile un jean et récupère la chemise sous le lit. « ... Parfait. Je dois me souvenir de quel cours c’était et me pointer là-bas pour rencontrer ses copines » .
Il ramasse le coussin par terre, esquissant une grimace à la pensée de la dernière entrée de sa mère, et lorsqu’il le pose sur le lit, il aperçoit le sachet abandonné dans les draps. Il le prend dans ses mains : il est transparent et contient une petite quantité de poudre blanche.
C’est donc vrai : la blonde lui a laissé un cadeau. Et il ne s’agit même pas des habituelles culottes en dentelles, ou de son énorme soutien-gorge.
Il vient tout juste de devenir détenteur de cocaïne.
Génial.
Que doit-il en faire ? La vendre, non, il n’a pas besoin d’argent et il n’en tirerait pas grand chose, car la quantité est minime. Il pourrait appeler quelqu’un avec qui la tester. Son ami Rich, par exemple : même si, à le voir, il semble être un garçon élégant et bien éduqué, en réalité il est le fidèle fournisseur d’une grande partie des lycées de la ville. Il saurait tirer un truc même d’un bonbon moisi, pour récupérer un peu de blé.
Certainement que lui serait partant pour se faire un rail, mais Lake, après quelques secondes de réflexion, renonce à l’appeler : Rich connaît Keira et, à long terme, s’ils faisaient ça ensemble, l’histoire pourrait se savoir. Alors, Keira sortirait de ses gonds, elle le traquerait, elle lui filerait des coups et puis elle lui ferait la gueule pendant des décennies, étant donné qu’elle est opposée aux drogues dures.
« Excuse-moi, mais c’est quoi la différence ? » lui a-t-il demandé un jour, durant une discussion sur le sujet. « Se défoncer avec du shit et des cachetons pendant des années te ramollit le cerveau presque qu’autant qu’une drogue dure, non ? Alors, autant en essayer une, une fois ou deux » .
Keira lui a donné un coup de poing sur le bras lui passant un savon, qui lui a paru une éternité, sur la dépendance créée par les stupéfiants, et sur comment cette dépendance pouvait te tuer, te détruire physiquement et mentalement, et cetera, et cetera. Sa devise est “ Peu et peu souvent ”.
Il sourit en s’étalant sur le lit. C’est une vraie casse-couilles, Keira. Mais, c’est en quelque sorte une façon adorable de s’inquiéter pour lui.
“ Le peu et peu souvent ”, ils l’ont presque toujours respecté, sauf avec l’alcool. Nombreux ont été les week-ends où est resté seul le “ souvent ”, avec l’ajout du “ beaucoup ”, et où ils ont dû se traîner jusqu’à chez eux tour à tour, après des pauses répétées pour vomir.
Au fond, personne n’est parfait.
Lui, il se laisse surtout trop influencer par cette fille. Et elle, qui n’est même pas sur sa précieuse liste, lui détruit les neurones du cerveau plus que n’importe quelle autre drogue ou boisson, et ce n’est absolument pas normal. S’il arrive le moindre problème, il prend de plein fouet sa voix qui lui explose les tympans, elle lui rentre dedans et lui fait son procès, lui donnant toujours l’impression d’être un gros incapable. Il n’entend pas la voix de la raison en lui, il a la voix de Keira qui résonne dans sa tête, et c’est absurde qu’il se laisse manipuler comme un gamin, alors que normalement il se fout royalement de ce que pensent les filles.
« Keira est mon exception » pense-t-il, tout en installant l’oreiller sous sa tête.
Il prend le téléphone dans la poche du pantalon, à l’endroit où il l’avait laissé avant les acrobaties avec la blonde inconnue, et écrit un message : J’ai un nouveau surnom pour toi. The Exception.
Il l’envoie. Il s’étire pour attraper la télécommande de la tv sur la table de nuit et allume l’écran qui se trouve en face de son lit. Il attend.
Le téléphone vibre, signalant l’arrivée de la réponse.
Arrête d’inventer des conneries et ramène ton cul à l’école demain.
« J’adore sa gentillesse... » pense Lake en souriant. Et, alors qu’il réfléchit à la réponse la plus adaptée à envoyer, il s’endort.

Une odeur de nourriture le réveille. Il ouvre les yeux, il bâille et il s’étire, se rendant compte que sa chemise était froissée. Quelle plaie ! Maintenant, il va devoir passer une demi-heure à en choisir une repassée parmi la centaine de chemises qui se trouve dans sa garde-robe.
Le soleil est descendu et il fait déjà noir. Il cherche le plateau-repas déposé, comme chaque soir, par la philippine de service, et le trouve sur une petite table portable au pied du lit. Il s’assoit et le tire vers lui, jetant un oeil au portable : il est en stand-by et il n’a plus reçu aucun autre appel ni message. C’est mauvais signe. Il doit plus s’investir dans les relations interpersonnelles. Il vérifie ses comptes. La semaine dernière, il a dépensé seulement quarante dollars en appels et sms, alors il doit absolument se rattraper s’il ne veut pas risquer de devenir un asocial sans fréquentations.
Il soulève le couvercle du plateau qui se trouve devant lui et se crispe à la vue de la côtelette accompagnée de légumes qui se présente à lui depuis l’assiette. Son père a décrété une alimentation saine et équilibrée pour tout le monde, ce qui, évidemment, pour le cuisinier signifie servir un truc infecte sans aucune saveur. Comme si sa mère pouvait aller mieux grâce à ça : en mangeant moins, elle arrive juste à se soûler plus rapidement.
Il se met à jurer et laisse tomber le dîner. Il ouvre son frigo personnel, en sort un tas de cochonneries à base de chocolat et il envoie mentalement se faire foutre tous les idiots qui sont convaincus que le chocolat améliore l’humeur. Ce n’est pas tout à fait ça. Ça améliore la digestion, à la limite, mais de toute façon ça ne le concerne pas, heureusement ; ça le stresserait trop de devoir se préoccuper aussi de ça.
Après un demi bac de glace, deux sachets de chips et trois bières, il est suffisamment repu et réveillé pour prendre la meilleure décision : sniffer la coke tout seul.
Au moins, pendant un moment, tous ses problèmes familiaux disparaîtront et personne ne sera au courant de son échappée temporaire.
Il n’a jamais touché à ça, mais il a vu Pulp Fiction à la tv, donc il sait en théorie ce qu’il faut faire. Il retourne dans la salle de bain, puis dans un premier temps s’enferme dedans pour ne pas être dérangé durant son initiation. Il s’assoit sur un siège de salle de bains et prend, dans l’un des tiroirs, un miroir qu’il pose sur le lavabo en marbre. Il complète la panoplie avec un billet de banque de dix dollars, tout en pensant qu’en avoir un de cent serait plus cool, mais il a la flemme d’en chercher un. Il veut en venir au but. Il ouvre le sachet et dépose un peu de cocaïne sur le lavabo, puis avec le miroir, il essaie de rendre la ligne plus régulière. Il fait en sorte que la première ligne soit courte, comme ça il ne sera pas trop perché et il pourra se faire une autre tournée si l’effet lui plaît. Il enroule le billet de banque jusqu’à obtenir une fine paille, puis se regarde dans le miroir, celui plus grand, en face du lavabo : ouais, il est en train de devenir un vrai drogué ? Pour compléter cette scène digne d’un film, ce serait génial si, à ce moment-là, une superbe fille faisait irruption dans la salle de bain pour l’implorer de la prendre, elle, plutôt que la drogue.
En réalité, étant donné que la porte est fermée à clé, plus qu’une fille, il s’agirait plutôt de la Femme-Canon... Il retient difficilement un rire qui risquerait de faire voler la poudre dans tous les coins de la pièce.
« Mais, qu’est-ce que j’en ai à foutre » pense-t-il. « Je suis jeune et je n’ai besoin de personne. C’est pas ça qui va me tuer » .
Il porte la paille-billet de banque à son nez, l’approche de la ligne, puis il aspire fortement, en suivant la trace.
L’effet est instantané, explosif, hallucinant, douloureux, pénible, paradisiaque. C’est comme un choc, une bombe en plein dans le cerveau et dans le coeur. Il a envie de tousser, car il n’est pas encore habitué à la poudre, mais il se retient de le faire pour conserver intact l’effet.
Il reste immobile un instant, puis vérifie son état dans le miroir pour être sûr de ne pas être explosé pour avoir semé de la matière cérébrale dans toute la salle de bain. Non, vu de l’extérieur, tout est ok. Juste les yeux sont un peu étranges, l’air presque stupéfait, mais il n’y a pas de quoi s’étonner, parce que, lui aussi, est vraiment stupéfait.
Soudain, il se sent plein d’énergie.
Indestructible, invincible.
Il est prêt à exploser.
« Au diable les emmerdes, cette soirée est en train de devenir fantastique » pense-t-il, en souriant à son image reflétée. Il se lève du siège et se balance un instant sur ses jambes, en proie à une ineptie momentanée. Il cligne les paupières, retrouve l’équilibre et prend le matériel utilisé pour sniffer, plus le reste de la cocaïne, puis cache le tout dans un endroit restreint du réservoir des wc. Ça aussi, il l’a vu faire dans un film, mais bien sûr il ne se rappelle pas lequel. Alors qu’il enfile ses chaussures, il se demande distraitement s’il existe une drogue capable d’augmenter la mémoire. Il devra se renseigner.
Il sort de la chambre et trouve sa mère étendue sur le canapé du salon, en robe de chambre : elle regarde la télévision les yeux mi-clos et elle a posé une bouteille de gin sur le tapis.
« Je sors » lui dit-il et, en passant à côté d’elle, il flaire la puanteur familière d’alcool.
« Chaluutrésorrr... » sa mère agite le bras. « ... Dis bonjour pour moi à ta p’tite amie... » ajoute-t-elle, avec un petit rire qui lui provoqua une série de petits rots.
« Dégoûtante » se dit Lake en rejoignant la porte d’entrée. « Mais elle non plus ne réussira pas à gâcher ma nouvelle humeur. « Pas maintenant » .
La porte se referme derrière lui et il arrête de penser.
Il prend une des voitures de son père dans le garage, il contourne le Garden Park, il s’engage sur Artists Boulevard et se dirige hors de la ville, au Luxuria Palace, le club le plus branché des environs. Il est principalement fréquenté par des jeunes de son âge et des militaires de passage, donc il est quasiment sûr de ne pas y rencontrer la blonde, parce que les jeunes de l’université préfèrent aller dans des endroits plus reculés et, souvent, dans un but précis, pour un concert ou une rave, après avoir passé la semaine dans les confréries ou dans une propriété. Pour l’instant, il serait incapable de mettre en place un plan drague : il veut une approche expéditive et sans règles, avec des personnes inconnues qu’idéalement il ne reverra plus.
Il se gare devant la boîte, il montre la fausse carte d’identité que Rich lui a préparée, il franchit l’entrée tenue par les deux videurs, il traverse le couloir sombre en suivant la musique de plus en plus forte et déboule dans la salle principale, au moment où passe à fond Out of control des Chemical Brothers. Il regarde autour de lui : la boîte est moyennement bondée et en trente secondes il classe les filles présentes dans ses trois catégories habituelles. Soixante pour cent représentent les “ intouchables ”, c’est-à-dire celles qu’il ne pourrait pas se faire, même avec une dose d’héroïne dans le sang ; trente-cinq pour cent sont à classer dans la catégorie des “ normales ”, à savoir fades mais baisables en s’aidant de quelques verres d’alcool ; les cinq pour cent restants sont nommés les “ tops ”, celles qui sont vraiment bien et surtout qui ne sont pas déjà accompagnées. Il ne veut pas avoir d’ennuis. Outre l’identification des filles, son calcul lui permet de rester bien en vue le temps nécessaire pour faire remarquer son arrivée auprès de la gent féminine.
Il sourit. Il a de belles perspectives pour la nuit et il est tout excité.
Tout en restant proche de la piste, il fait un tour rapide de la salle et rejoint le bar pour commander une vodka citron. Il ne connaît pas l’effet combiné de la drogue et de l’alcool, mais il ne prend pas la peine de s’en inquiéter. Les avoir dans le corps tous les deux sera un truc de fou.
« Salut chéri ! » s’exclame une fille en s’accoudant au comptoir, à côté de lui.
Lake se retourne : il y a une brune avec un corps de rêve moulé dans une mini-jupe blanche, et elle fait partie de la dernière catégorie de son classement. Incroyable.
« C’est la première fois que tu viens ici ? Je ne t’ai jamais vu dans le coin » elle l’observe de ses yeux noisette dissimulés par de longs cils.
« Plus ou moins... » Lake reste vague. Ce n’est pas la conversation qui l’intéresse. « Je peux t’offrir un verre ? »
« Volontiers » .
Lake commande un cocktail au barman, puis revient vers elle : « Moi non plus, je ne t’avais jamais vu avant. Et c’est vraiment dommage... »
« Ah oui ? Pourquoi ? » la fille sourit, s’attendant à un compliment.
« Parce que ça veut dire que, jusqu’à maintenant, j’ai manqué un beau spectacle » .
La brune est sur le point de dire quelque chose, mais il ne lui en laisse pas le temps : il la tire vers lui et lui enfile la langue dans la bouche. Elle ne se retire pas. Elle lui rend son baiser.
« Comment tu t’appelles ? » demande Lake, déjà confiant pour son prochain objectif.
« Sisely. Et toi ? » la fille sourit, en lui mettant les bras autour du cou.
« Lake » .
« Okay Lake, que dis-tu de commander une bouteille de ce fantastique champagne qu’ils vendent ici pour fêter notre rencontre ? » la brune met un doigt dans le verre d’un des cocktails et puis se le passe sur les lèvres.
Lake sourit, l’embrasse à nouveau et puis hoche la tête : « Oui, avec le champagne, tu seras encore plus belle » il appelle à nouveau le barman et, pendant ce temps, Sisely trempe le doigt dans le cocktail, le fait glisser dans le cou du garçon et puis le lèche le long de sa gorge. Lake paie la bouteille alors que la fille trifouille déjà sa chemise. Mon Dieu, il est tombé dans un endroit fabuleux.
« Ça te dirait de le boire ailleurs ? » Sisely acquiesce et prend Lake par la main.
Depuis les enceintes réparties dans toute la salle sort It’s our time now des Plain White T’s et Lake pense que ça tombe à pic : oui, c’est le bon moment. C’est vraiment le bon moment. De sa main libre, la brune saisit au vol un cocktail et, sur un déhanchement sexy, traverse la piste de danse pour se planquer dans un petit coin caché par des plantes ornementales. Elle pose le verre sur la table, s’installe sur la banquette en velours et s’approche de Lake. Il soulève le bouchon de la bouteille qu’il renverse sur elle.
« Putain, excuse-moi, chérie » fait-il, absolument pas désolé de voir le décolleté de la fille trempé de vin et reluire sous les lumières stroboscopiques.
« Merde, T’es malade ! Ce vêtement coûte quatre-cents dollars ! » la fille se lève et file en direction des toilettes.
« Attends, tu peux te nettoyer après... » Lake essaie de la rattraper, mais elle est plus rapide et elle lui échappe. « ... Ou je peux t’aider moi... » lui crie-t-il après.
Aucune réponse. Volatilisée, tout comme son espérance de conclure tout de suite.
Il devrait apporter avec lui le reste de la coke, pour en reprendre dans des moments comme celui-ci.
Mais peu importe, il peut toujours se consoler avec le champagne, juste pour ne pas le gaspiller, et reprendre la chasse.
Il boit la bouteille directement au goulot, c’est alors que deux ruisseaux se mettent à couler depuis les extrémités de ses lèvres. Il se rend compte qu’il ne sent plus sa bouche. Le vin n’a presque pas de goût.
« Voilà les effets collatéraux » pense-t-il. Il se lève de la banquette, retourne sur la piste et, joignant la foule qui danse, il lève la bouteille au-dessus de la tête et crie : « VIVE LES EFFETS COLLATÉRAUX ! »
Quelques filles, juste à côté, lui répondent avec des hurlements d’approbation et se mettent dessous pour boire le champagne que Lake fait couler vers le bas.
Il est en train de se frotter à elles quand quelqu’un lui touche l’épaule et le retourne :
« Ehi, imbécile, tu m’as déjà oublié ? » la brune d’avant lui encercle le cou d’un bras. « J’ai ramené une amie ! » lui hurle-t-elle dans le brouhaha de la musique, en indiquant une fille noire au corps plantureux.
« GÉNIAL ! » Lake les enlace et propose de retourner dans le petit coin.
Pour boire. Et être plus confortables.

Il ouvre les yeux dans la pénombre. Une, deux, trois fois. Il met au moins plusieurs minutes à reconnaître les murs de sa chambre.
Les rideaux, tirés, empêchent la lumière d’entrer, ce dont il est extrêmement reconnaissant. Il se sent épuisé et souhaite seulement se rendormir.
« Comment est-ce-que... ? J’étais en train de danser en boîte, et puis... »
Comment est-il rentré à la maison ? Pourquoi est-il rentré à la maison ? Où sont toutes ces filles qui hurlaient ?
Il est sur le point de se lever et de regarder autour de lui, mais un mal de tête éclate, lui perforant les tempes. Il retourne se plonger dans son coussin et, avec un effort de volonté, empêche son estomac de se retourner.
Durant sa brève remontée en surface du lit, il a seulement pu constater qu’il portait encore les vêtements de la soirée de la veille.
Une chose est sûre : il a trop bu. Plus que bu.
Il y réfléchira. Oui, il réussit à revoir les bouteilles de champagne se multiplier sur la table dans le petit coin où lui et les filles ont fait la fête. À un moment donné, l’alcool les avait tellement désinhibées qu’elles ont commencé à enlever leurs vêtements. Et lui, il les a suivies.
Fabuleux. Il est presque sûr d’en avoir baisé deux. La brune ? La belle panthère noire ?
Sa tête n’arrive pas à se souvenir jusque là.
Il tâte les poches de son jean pour trouver le portable. Il veut savoir quelle heure il est. Il ne le trouve pas. Il s’hasarde à tourner la tête de quelques degrés, dans l’espoir de l’avoir laissé quelque part dans la chambre, et il a de la chance : il est sur la table de nuit, avec le portefeuille. Un autre point en sa faveur : il n’a même pas été volé pendant la nuit. Très bien.
Il l’attrape, appuie sur une touche au hasard et l’écran s’illumine : seize heures.
Seize heures ? Quatre heures de l’après-midi ?
Bon sang, ce qu’il a dormi. Qui sait à quelle heure il est rentré ?
Il a un message sur son téléphone. Il l’ouvre. Il est de Keira qui dit : Où est-ce que t’es passé, idiot ?
Il sourit. Il a manqué un autre jour d’école. Quel dommage.
Il retourne à ses préoccupations fondamentales : s’il était en train de s’occuper de toutes ces filles dans le fond de la discothèque, comment se fait-il, qu’aujourd’hui, il soit seul à la maison sans aucun souvenir de ses prouesses ? Il vérifie dans ses contacts s’il a au moins ajouté leurs numéros de téléphone, afin de pouvoir réitérer l’expérience. Il ne voit aucun nouveau nom.
Ça craint. Il faudra qu’il écrive le mot “ anonyme ”dans son carnet.
Il médite sur le fait de sniffer le reste de la coke, pour rendre plus amusant le lendemain de cuite, mais finalement il décide qu’il en a trop peu, et que c’est mieux de la garder pour une autre soirée.
Il laisse glisser le téléphone sur le lit. Il reste quelques minutes à moitié endormi. Puis, une pensée lui traverse l’esprit, le réveillant complètement : ils l’ont jeté dehors.
Surexcités, lui et les filles ont foutu un peu le bordel, et dans le petit coin, il y avait une foule si dense que les mecs de la sécurité les ont chassés, menaçant d’appeler la police.

[Vidéo numéro 77. 03 : 02]

Après quoi, complètement bourrés, ils sont allés dans la boîte d’à côté pour poursuivre ce qu’ils avaient commencé. Puis, les filles ont disparu. Ou elles ont trouvé d’autres garçons. Ça, il ne le sait pas. Il sait qu’il s’est écroulé et que le propriétaire l’a réveillé au moment de la fermeture.
Sorti de là, il est resté une demi-heure sur le trottoir, à rire de l’enseigne de la boîte. Nom de Dieu, il avait passé les dernières heures dans un bar gay.
Le trajet jusqu’à la maison est un trou noir total. Il ne saurait même pas dire s’il l’a fait à pied ou en voiture. Il devrait se lever pour aller voir dans le garage... La veille au soir, il avait laissé la voiture... devant la boîte ? Ou le parking était plein ? Ou il l’a abandonnée au milieu de la route ? Il l’a offerte à un inconnu ?
Trou noir.
Il récupère le téléphone et fait un numéro. À la troisième sonnerie, une voix répond.
« Tu connais une technique pour retrouver la mémoire ? » demande-t-il.

« Tu t’es complètement ramolli le cerveau ? » répond Keira.

EXPLORATION
MERCREDI 13 MARS.
NATIONALE 77, À 59 MILLES DU DÉSERT DE MOJAVE, CALIFORNIE.

“ Celui qui veut vivre doit lutter. Celui qui ne veut pas se battre dans ce monde de lutte éternelle ne mérite pas de vivre ”
Adolf Hitler

Il veut le faire tout seul.
C’est une tâche simple, qui l’apaise. Une routine pacificatrice.
Il reprend la fourgonnette et ses principes de précautions évidentes.
La fourgonnette, il la considère déjà comme une amie. C’est dans ses habitudes de s’attacher aux choses, plus qu’aux personnes. Les choses ne trahissent pas. Elles ne gênent pas. Elles ne déclenchent pas de démangeaisons nerveuses, à l’inverse des hommes qui savent souvent les provoquer.
Oui, la fourgonnette est un animal docile qu’il sera dommage de tuer à la fin du voyage. Tant pis. Il y aura sans aucun doute d’autres, savoureuses, consolations.
Il roule sur l’asphalte lisse, sur la route plate et linéaire, se permettant un instant de se perdre dans ses pensées, dans le paysage décharné.
Le paysage colle bien. Au fur et à mesure qu’il avance, la civilisation se fait moins importante et la nature prend racine. Une nature aride, hostile. Le vide, dans un monde surpeuplé, est une perle rare et précieuse. Une perle qui peut devenir un excellent outil. Une perle à conquérir et à exploiter.
Il a le sentiment d’être sur la bonne voie. Non pas celle correcte, indiquée sur la carte. Celle qui est juste pour eux. Pour l’action.

Il poursuit. Calme et lucide.
Sans s’arrêter, il contrôle les indications aux alentours. L’objectif est à l’horizon. Un point unique et sombre.
Il réduit sa vitesse. Il fait durer l’attente.
Il ne veut pas se laisser ronger par l’impatience. Il la contrôle.
Il n’y a aucun arbre, ni le long de la chaussée, ni à des milles à la ronde. Il se gare à une certaine distance. Sa présence peut être vue, de loin, mais aucune cible et aucun visage ne peuvent être mémorisés, reconnus.
Il défait la ceinture de sécurité et s’installe confortablement sur le siège. Il sort des jumelles du tableau de bord. Un vieux cadeau d’un père fait à son enfant boy-scout. Un père qui n’aurait jamais pu prévoir l’utilité et l’usage d’un gadget si innocent.
Il perd quelques minutes pour les mettre au point à la perfection. Avec les gants, il est plus difficile de tourner la molette afin de régler les prismes. Il ne les enlève pas. Il patiente et respire.
Puis, il observe.
Cela lui prend quelques heures.
Il veut avoir une vue d’ensemble, pas uniquement sur un point précis, mais sur tout ce qui se trouve là-bas. Il se déplace, il cherche à voir encore plus loin, il revient à son poste de surveillance.
Pour ne pas avoir à se repentir d’erreurs commises, il ne faut rien laisser passer.
Il faut un tableau complet. Et son tableau, un tableau qui n’a que soif de se transformer en une oeuvre d’art, se compose bientôt de chiffres.
Trois représente le nombre de voitures qui circulent aux alentours durant son exploration sur place. Deux proviennent du Nevada, une de l’Utah. Toutes de passage, aucune permanente. Aucune qui ne ralentit à la vue de la camionnette stationnée.
Deux, c’est le nombre de présences. Un jeu d’enfants.
Zéro, le nombre de possibilités d’échappatoire.
Un bon bilan, digne d’un business parfait.
Il repose les jumelles. Il a joué son rôle. Pour le reste, on n’a pas besoin de lui.
Il ne remet pas la ceinture. Il passe une vitesse et appuie de manière décisive sur l’accélérateur.
Aucune grille. Aucune barrière.
Il s’arrête devant l’entrée, le nez du camion dirigé vers la porte.
Il rallume la radio.

KEIRA
LUNDI 11 MARS

« Excusez-moi, je peux vous parler une minute ? »
Keira Sullivan referme d’un claquement sec le téléphone avec lequel elle a envoyé un message à Lake, puis interpelle une femme d’une cinquantaine d’années.
Elle s’est garée devant l’école de son frère et l’attend. Mais, avant de le voir sortir, elle a remarqué son enseignante et a réussi à l’intercepter.
« Je voulais savoir comment Josh s’en sort » poursuit-elle.
Josh a été le premier de sa classe en primaire, mais maintenant il est en cinquième et l’année précédente, avec ce qui est arrivé, ses notes ont chuté. Il a commencé à mentir, il a trafiqué son bulletin de notes et, par miracle, il est passé dans la classe supérieure. Keira ne veut pas que cela se répète.
Elle sent distinctement les yeux de la femme se poser d’abord sur son jean déchiré, puis sur son corsage en dentelle et enfin remonter pour examiner son piercing à la lèvre et, plus haut, l’autre au sourcil gauche. À la fin, elle esquisse une grimace et souligne : « Personne de la famille de Josh n’est venu aux entretiens du premier semestre » .
Cette fois-ci, c’est Keira qui grimace. Elle se souvient très bien que c’était son père qui devait s’en occuper. Elle et Josh attendaient comme toujours qu’il rentre à la maison avec un cadeau pour tous les deux, heureux d’avoir des enfants aussi brillants.
Elle se souvient aussi que la dernière fois, en revanche, ça ne s’est pas passé comme ça. Sa mère n’est pas venue car elle s’est écroulée dans la salle de bains après avoir ingurgité la moitié d’un flacon de pilules, et elle, elle a passé l’après-midi à côté de la cuvette des toilettes pour la faire vomir.
« Je sais, excusez-nous, ma mère et moi, nous travaillons et nous n’avons pas beaucoup de temps » se justifie-t-elle. C’est plus ou moins la vérité, même si son temps partiel au supermarché est pourri et que sa mère est licenciée en moyenne tous les deux mois.
L’enseignante semble accepter l’explication et soupire : « Josh arrive tout juste à la moyenne, mais il ne s’implique pas beaucoup et a des problèmes de concentration. Je sais qu’il pourrait obtenir de brillants résultats, parce qu’il est intelligent et qu’en classe il se comporte bien, mais je crois que le problème est en dehors d’ici et qu’à la maison il n’étudie pas » .
Keira se mord la lèvre. Son frère reste souvent seul, donc il n’y a personne pour l’encourager ou pour l’aider dans ses devoirs.
« Ce qui me préoccupe le plus » continue l’enseignante. « Ce sont les jeunes qu’il fréquente. Plus grands et redoublants. Je ne suis pas sûr qu’ils aient une influence positive sur lui, surtout parce que, de cette façon, il s’exclut du reste de la classe » .
« Josh n’a pas d’amis dans sa classe ? »
« Personne à qui il prête une attention particulière. Il est souvent tout seul » .
« Je vois » .
« Je pense qu’il aurait besoin d’être proche de quelqu’un » .
« Oui, je crois aussi » Keira hoche la tête. « Je vous remercie » .
Josh a été catapulté dans une série d’événements plus grands que lui, il a été abandonné à lui-même et maintenant il tente de se consoler en s’entourant des mauvaises personnes. C’est une solution simple à laquelle s’accrocher. C’est la voie la plus facile. Si elle lui interdisait de sortir, ou de voir ces jeunes, elle obtiendrait le résultat inverse, juste par provocation.
Elle doit utiliser une autre tactique.
Elle le voit descendre les marches de l’école, la chercher parmi les gens et venir vers elle. Elle essaie de ne pas montrer sa préoccupation.
« Pourquoi t’étais en train de parler avec celle-là ? » Josh lui passe devant pour rejoindre la voiture.
« Quoi ? »
« Oui, je t’ai vue, t’étais en train de parler dans mon dos » .
« Celle-là, c’est ton enseignante et je ne parlais pas dans ton dos. On discutait en attendant que tu arrives » .
« Bien sûr » Josh hausse les épaules. « De toute façon, je m’en fous » .
Keira ouvre la voiture et tente une approche : « Écoute, pourquoi est-ce que tu n’invites pas un ami à dîner, ce soir ? Je peux cuisiner moi » .
« Jamais de la vie » .
« Jamais de la vie ? »
« Je n’invite personne à assister aux scènes de maman » .
« Maman ne fera rien. Au contraire, elle sera contente » .
Josh s’installe sur le siège passager, il jette son sac à l’arrière puis il la regarde : « Tu me prends pour un con, sister ? J’imagine que tu me le demandes uniquement parce que celle-là t’aura rapporté je ne sais quoi sur moi » .
Keira sourit. Elle adore son frère. Alors, elle n’acceptera pas qu’il se détruise.
Elle démarre.
« Pourquoi ? Elle aurait dû me signaler quelque chose de grave ? »
« Mais non ! C’est juste une emmerdeuse. Comme toi » .
« Merci » .
« Mes amis sont très biens et vous, arrêtez de vous mêler de ma vie » .
« Josh, tu crois que, si ton ensegnante devait exprimer un jugement sur moi, elle estimerait que je suis une personne recommandable ? »
« Sûrement pas ! » son frère rit. « Elle déteste les piercings, les tatouages et les fringues débraillées et toi, t’as toute la panoplie ! »
« Moi, je n’ai pas de fringues débraillées » Keira dépasse quelques voitures.
« En plus, tu conduis comme une tarée » .
« Ok, donc son jugement sur moi serait négatif. Mais toi, tu te rendrais compte de toute façon qu’elle se trompe, parce que tu me connais. Pas vrai ? »
« Ben oui, bien sûr... »
« Eh bien pour moi, c’est la même chose. Je me fous de ce que ton enseignante dit de tes amis, seulement au lieu de sortir vous pourriez vous voir pour le dîner et manger correctement, pour une fois » .
« Correctement ? » Josh sourit.
« Oui, tu sais que je cuisine très bien » Keira lui retourne le sourire.
« Et s’ils ne te plaisent pas, tu m’empêcheras de les voir ? » son frère redevient sérieux.
« S’ils te plaisent à toi, je suis sûre qu’ils seront biens » s’hasarde la jeune fille, en espérant que ce sera vraiment le cas.
« Okay. J’y penserai » .
Keira essaie de se détendre. Elle donnera une chance à ses types, et s’ils ne valent pas grand chose elle réfléchira à comment les éloigner. Ou à comment faire ouvrir les yeux à son frère. Mais, elle ne veut pas qu’il pense qu’il est indigne de confiance. Peut-être qu’elle devrait aussi connaître un de ses camarades de classe...
« Comment ça se passe ? » Josh interrompt ses pensées.
« Quoi ? À la maison ? »
« Non, toi. Comment ça va pour toi ? »
Keira le regarde. Bizarre, elle ne le lui demande pas d’habitude. D’habitude, elle évite la question car ça la rend nerveuse.
« Tout va bien » répondit-il rapidement, s’introduisant dans l’allée.
Broken Street. Route abîmée. Quelle ironie. Elle déteste cette adresse et elle déteste ce quartier. Un des pires de la ville. Loin de la mer. Et de son ancienne vie.
Chaque fois qu’elle rentre, elle doit faire face au taudis qu’ils ont pris en location : la véranda est en train de s’écrouler, et elle, elle n’arrive pas à économiser l’argent nécessaire pour la remettre en état.
« Alors, chef, qu’est-ce qu’on mange aujourd’hui ? » Josh récupère son sac et descend de la voiture.
« Un sandwich ? »
« Pff » son frère rejoint la porte. « Je devrai te faire une liste de courses pour quand viendront mes amis » .
« Ok, mais que ce soit un menu simple, parce que … » Keira s’arrête net et observe une Camaro bleu effectuer un dérapage dans le virage du pâté de maisons et se diriger droit vers eux.
« Regarde cet idiot… » commence Josh.
« Va à l’intérieur » ordonne Keira.
« Eh ? »
« Josh, va à l’intérieur et ferme à clé » .
« Qu’est-ce qui se passe ? Tu le connais ? »
La Camaro freine d’un coup sec à environ trois centimètres des jambes de Keira, qui ne prend pas la peine de se décaler car elle est encore trop occupée à parler à son frère :
« Je t’ai dit d’aller à l’intérieur ! » répète-t-elle, haussant le ton pour que Josh obéisse enfin. Il entre dans la maison, ferme à double tour et se met à la fenêtre juste à côté : un mec énorme, grand et blême, habillé tout en noir, descend de la voiture. Il porte un long manteau en cuir et une paire de rangers à la pointe en métal.
« Enfin, je t’ai trouvée » il ferme la porte d’un coup sec et prend Keira par le bras. « Tu pensais peut-être pouvoir m’échapper indéfiniment ? »
« Qu’est-ce que tu veux, Evan ? » .
Elle déteste être touchée, surtout par ce genre de porc.
« Ce que je veux depuis toujours, trésor » le type la plaque contre la voiture et passe sa main sous son top en dentelle. « Je te veux toi et ton corps, et je veux te voir allongée sous moi, sur le siège arrière » .
Keira retire sa main avec une telle violence qu’elle la griffe, et maudit cette soirée, dans un pub, où elle était si ivre et inconsciente au point de permettre à cet idiot de s’approcher.
« Nous deux c’est terminé. N’essaie plus de me retrouver » .
Elle tente de se libérer de lui pour clore la question et s’en aller, mais il l’en empêche : il attrappe ses épaules, l’adossant sur le côté de la voiture, et sort un couteau de son manteau.
« Maintenant, on va faire un tour, tu verras tu changeras d’avis » il la tient fermement et sort la lame, lui pointant entre les seins. « Et ne fais pas d’histoires sinon je risque de perdre patience » .
Keira se mord les lèvres : quelle belle discussion.
Josh, qui a observé toute la scène, écarquille les yeux à la vue du couteau, réouvre la porte et se met à hurler : « Laisse ma soeur tranquille ! Laisse-la tranquille ! »
« Josh, retourne tout de suite dans la maison, bon Dieu ! » s’exclame Keira en retour.
« Oh, quelle scène émouvante, le fiston qui veut jouer les héros » Evan ricane et saisit Keira au cou. « Tu ne veux pas que je règle son compte à ton gentil petit frère, pas vrai ? » demande-t-il.
Keira jette un coup d’oeil à Josh : il est sur le pas de la porte, une main agrippée à la poignée, pris entre l’envie d’intervenir pour l’aider et la peur qui se lit sur ses grands yeux clairs.
Merde.
Ça ne doit pas arriver maintenant, pas devant lui. Il ne doit pas assister à des scènes comme ça.
Si elle était seule, elle aurait tenté n’importe quelle manoeuvre, mais avec son frère au milieu, elle ne veut prendre aucun risque. Rien qu’à l’idée qu’Evan puisse lui faire du mal, elle frémit de rage.
« Non, c’est vrai. Il n’a rien à voir avec tout ça » répondit-elle.
« Bien. Alors, monte et n’essaie pas de me baiser » lui tenant toujours le bras, Evan la conduit vers l’autre côté du véhicule. Il ouvre la portière côté passager.
« Keira, où tu vas ? ! » la voix grinçante et angoissée de Josk parvient jusqu’à elle.
« Ne t’en fais pas, je reviens tout de suite. Toi, mange et fais tes devoirs » Keira maintient un ton catégorique dans sa voix.
« Tu ne... Tu ne peux pas aller avec lui... »
« J’en ai pas pour longtemps. Sois tranquille, okay ? »
Evan la pousse à l’intérieur et referme la portière. Puis, le couteau pointé en direction de Josh, en guise d’avertissement, il passe devant le capot et prend place au volant.
La Camaro démarre et part en trombe, faisant vrombir le moteur.
Depuis le rétroviseur, Keira voit Josh courir dans la rue et les regarder disparaître au loin.
Bien. Au moins, maintenant, ça se joue entre eux deux.
Elle lorgne Evan du coin de l’oeil : il conduit vite et a toujours le couteau dans sa main.
Elle respire à fond. Elle a vu pire. Elle sortira aussi de cette situation absurde. Car, comme le dit sa mère, tout n’est qu’un concours de circonstances : un petit geste, au moment opportun, peut tout changer. De plus, bien qu’effrayant et enclin au sadisme, Evan reste toujours un crétin. Un détail qui a son importance quand tu dois t’en libérer.
Keira se tourne et cette fois, elle le regarde sans se cacher : il a les doigts blancs à force de serrer le volant, et ses narines se dilatent à chaque respiration. Il est nerveux et prêt à exploser. Elle doit faire baisser la pression.
Elle change de ton, elle s’adoucit : « C’est bon, peut-être que tu as raison. J’admets t’avoir menti » .
« Sur quoi ? »
« Je t’ai dis que je ne voulais plus te voir, mais tu sais que ce n’est pas la vérité » .
« Ah, donc ça t’amuse de te faire poursuivre dans toute cette putain de ville ? » Evan la foudroie du regard et fait une embardée dans le virage.
« Oh, ça me plaît beaucoup quand tu me poursuis » le provoque-t-elle.
« Ne joue pas à la conne » .
« Tu as été méchant avec moi la dernière fois. Je devais savoir si tu tenais vraiment à moi » .
Elle doit se forcer pour cracher cette ineptie sans montrer le profond dégoût qu’elle éprouve. La dernière fois qu’ils se sont vus, Evan était saoul au point de demander une fellation dans les toilettes crasseuses d’une station-service et, après s’être vu refusé une telle pratique, il lui a donné un coup de poing dans le ventre. Keira l’a laissé au beau milieu de l’aire de stationnement et n’a plus jamais répondu à ses appels.
Mais l’indifférence, maintenant elle s’en rend compte, n’a pas été une solution suffisante.
« Ce ne sont que des conneries ! Je t’ai envoyé une centaine de messages pour te demander pardon, tu ne les as pas lus ? » Evan donne un coup de poing sur le volant.
Non, elle ne les a pas lus. Mais la vérité dans ce genre de situation ne serait pas d’une grande aide.
« Oui, c’est vrai, ils étaient très gentils. Tu sais être gentil » .
« Bien sûr, si tu ne me fais pas trop chier » .
« Je n’aime pas me disputer avec toi. Ça me rend mal, tu sais » .
« Justement, on ne doit pas se disputer » Evan place le couteau dans la main avec laquelle il tient le volant, et avec celle restée libre lui caresse une cuisse. Ça marche. Heureusement qu’elle a mis un jean.
« Non, on ne doit pas » Keira se penche pour susurrer à son oreille. « Au contraire, nous devrions faire la paix » .
« Oui. C’est comme ça que tu me plais » il change de route, et Keira comprend où il est en train de se diriger. « Docile, cochonne, et prête à me satisfaire » il ouvre son pantalon, il lui prend une main et l’introduit dans son caleçon.
Ce n’est pas le bon moment. Ce n’est pas le bon moment pour lui écraser les testicules et les lui faire bouffer. Elle doit avant tout écarter le couteau, car elle sait combien Evan peut être rapide s’il se sent menacé.
Elle prie pour qu’ils arrivent enfin où elle pense, et par chance cela arrive comme prévu. Evan a presque vingt-huit ans, et pourtant il vit encore chez ses parents, donc lorsqu’ils veulent “ être seuls ”ils vont dans un hangar désaffecté de l’aéroport auquel le père a accès car il travaille ici comme ouvrier. Au début, le poste lui plaisait : il rassemble les vieux avions en panne qui peuvent être exploitables, et les bagages égarés des passagers qui ne sont jamais venus les réclamer. Il devrait devenir le musée aéronautique de la ville, mais le projet n’a pas encore été lancé. Plusieurs fois, dans le dos d’Evan, Keira a amené ici Lake Pierce, pour fumer un joint sur les ailes d’un DC-3 et s’imaginer pouvoir partir vers des horizons inconnus. Durant l’une de leurs expéditions, Lake a même retrouvé une vieille paire de lunettes d’aviateur, à coques, qu’il a portée toute la soirée. Keira s’est foutue de lui, mais au final il les a rapportées avec lui à la maison.
Lake est un don Juan immature et irresponsable, mais il est sans aucun doute de meilleure compagnie que celle qui se trouve à présent à ses côtés.
Evan insère le badge permettant de soulever la barrière automatique et d’entrer dans le hall intérieur du hangar. Il arrête la voiture devant la porte métallique.
« Pourquoi tu t’arrêtes ? » il invite la main de Keira à continuer, et poursuit son exploration dans son décolleté pour lui palper les seins.
« On ne va pas à l’intérieur ? » Keira s’apprête à ouvrir la portière pour s’éloigner de lui.
Il la saisit par les épaules.
« Non, je suis déjà bien assez excité. On le fait là » il sort sa langue et lui bave dessus, déterminé à descendre un peu plus bas pour lui mordre les tétons.
Keira ne veut plus faire la moindre chose avec lui, jamais plus.
Elle ne lui permettra plus d’être son stupide jouet.
C’est le moment d’appliquer la première circonstance.
« Faisons-le dehors » réplique-t-elle.
« Comment ça dehors ? » Evan lui prête peu d’attention, sa bouche est arrivée au niveau du soutien-gorge et afin de pouvoir le lui baisser, il a relâché sa prise sur les épaules de Keira.
« Prends-moi sur le capot de la voiture » dit Keira.
Comme les putes de tes magazines pornos, pense-t-elle.
La proposition le bloque pendant un instant.
« Bien » dit-il ensuite, avec un regard obscène. « Dehors, avec le risque que l’on nous voit... Ça me plaît, c’est une bonne idée » .
Sans s’arrêter de la toucher, il l’autorise à ouvrir la portière et ils sortent de là ensemble, imbriqués l’un contre l’autre.
Evan la plaque contre le capot, l’obligeant à s’asseoir avant de lui sauter dessus. Plutôt que de laisser tomber le couteau, il lui effleure le visage avec la lame : « Je suis content d’être venu te voir » il sourit et lui écarte les jambes. « Maintenant je sais qu’il suffit juste de faire peur à ton frère pour faire de toi une docile chienne en chaleur » il baisse le couteau pour lui déboutonner son jean.
Quelque chose se passe en elle.
Keira ferme les yeux un moment et part dans ses pensées.
Puis, elle les ouvre à nouveau et se met à grincer des dents.
Personne ne doit s’approcher de son frère.
La circonstance explose.
Evan a son regard posé sur la fermeture éclair de son pantalon, alors Keira profite de ce moment d’égarement : elle lui balance un coup de poing dans le nez, rapide et précis.
« Merde, qu’est-ce que... ? » il recule, déconcerté par la réaction et par le coup reçu, mais cette fois-ci, c’est elle qui le saisit : elle le prend par la veste, elle s’agrippe, et avec élan, en une fraction de seconde, soulève un genou, droit dans l’entrejambe. Evan se plie en deux, tout en jurant, alors que le couteau lui glisse des mains. Keira se précipite pour le ramasser. Il s’en rend compte, tend le bras pour l’attraper, mais il réussit seulement à lui arracher une mèche de cheveux. Keira se débat, elle trébuche, elle se jette sur le couteau, elle le ramasse et, avec une rapidité meurtrière, se retourne avant qu’Evan ne revienne à l’attaque : « Je te crève un oeil, enfoiré » l’avertit-elle. « Ne t’approche pas » .
Il se met à cracher, la dévisageant avec haine. Elle fait un pas sur le côté, comme si elle voulait revenir vers la voiture. Keira baisse le couteau.
Les yeux d’Evan s’illuminent.
Une fois l’arme hors de sa vue, il s’écarte sur la gauche et fonce sur elle. Keira l’avait anticipé : elle court de l’autre côté de la voiture. Il glisse, il s’agrippe au coffre pour éviter la chute puis retrouve son équilibre.
S’il était tout simplement monté sur la voiture, alors il l’aurait eue. Pas forcément tout de suite, parce que le hall du hangar est énorme, mais il l’aurait eue ; au contraire, il préfère le contact direct et celui-ci lui échappe.
Alors qu’il essayait de l’attraper, il n’a pas remarqué où Keira s’en allait.
Il s’en rend compte trop tard.
Keira monte dans la voiture, elle tourne la clé de contact qu’il lui avait laissée là, bien en évidence, et démarre sur une parfaite imitation vrombissante digne de lui.
Evan se met à jurer, il tire le passe hors de sa poche et le soulève en l’air pour qu’elle puisse le voir :
« Tu ne peux pas sortir ! » hurle-t-il.
Keira l’entend.
« Ah non ? »
Elle appuie sur l’accélérateur, à fond, et redresse le volant.
Au dernier moment, elle ferme les yeux, accuse le coup, et bam !, la barrière en bois qui empêchait l’accès au hangar se brise en deux et vole en éclat.
Elle s’assure de voir dans le rétroviseur la même image que celle eue précédemment, seulement cette fois-ci ce n’est pas le visage réduit de son frère mais celui d’Evan. Les insultes qu’il lui lance au visage se perdent dans le grondement du moteur.
Circonstance numéro deux : un crétin reste toujours un crétin.
Keira se passe le dos de la main sur le visage, elle soupire, et jette le couteau par la fenêtre.
Il faut qu’elle se mette à aller à l’église et qu’elle se trouve un enfant de choeur comme petit ami.
Elle ralentit un peu qu’une fois immergée dans la circulation quotidienne de la nationale qui reconduit à la ville. Elle ajuste son top, elle reboutonne son jean puis cherche dans ses poches le téléphone pour appeler Josh et lui dire que, comme promis, elle rentrera bientôt. Elle ne le trouve pas. Elle doit l’avoir laissé dans la voiture, devant la maison. Elle regrette de ne pas pouvoir rassurer son frère, mais il devra attendre, car elle a une dernière chose à faire pour calmer ses nerfs.
Elle conduit jusqu’à la gare routière, là d’où partent toutes les lignes directes pour le centre-ville ou la province, puis tourne dans une rue adjacente. Elle fait une pause pour ramasser un morceau de bois. Elle estime à vue de nez deux mesures et le casse pour obtenir la longueur souhaitée, elle poursuit ainsi jusqu’à une vieille ferme abandonnée, au toit écroulé et aux fenêtres brisées. Elle ne veut faire de mal à personne et elle n’a rien contre cette pauvre maison, mais elle pense qu’elle n’en souffrira pas et que le propriétaire, s’il est encore vivant, ne se vexera pas trop.
Elle calcule approximativement la distance, juste, et la trajectoire, droite. Elle ouvre la portière sans arrêter la voiture et se prépare. Elle braque légèrement pour s’approcher de la terre battue, hors de la chaussée, puis donne une dernière fois deux coups d’oeil rapides, aussi bien pour la sécurité que pour profiter du spectacle. Puis, elle le fait.
Elle coince le bâton entre le siège et l’accélérateur. La Camaro sursaute à l’augmentation soudaine de la vitesse.
Keira est propulsée en arrière sur le siège et il lui faut quelques secondes de plus que ce qui était prévu pour sauter hors de la voiture. Elle roule sur la terre battue et s’écorche un coude mais elle se relève juste à temps pour assister au bouquet final : la voiture, sans conducteur, dévie vers la droite, et pendant un instant Keira craint qu’elle manque son objectif. Mais, au dernier moment, elle le touche en plein dans le mille.
Un fracas terrible met définitivement fin à la course de la Camaro contre un mur de la ferme délabrée.
Le capot se gondole, puis une explosion retentit, suivie d’une énorme fuite de gaz.
Le moteur a lâché.
Quel dommage.
Keira a toujours pensé qu’une voiture de ce genre était un gâchis dans les mains de quelqu’un comme Evan.
Elle se rend à pied à la gare routière.

Le bus numéro vingt-trois la laisse de l’autre côté du chemin. Elle attend qu’il reparte pour traverser et, lorsqu’elle a en visuel sa maison, elle remarque qu’une patrouille de police est garée juste devant.
« Merde » murmure-t-elle. Elle s’arrête à sa voiture pour récupérer son sac et son téléphone, elle sort les clés et court jusqu’à la porte.
Son arrivée est accueillie par un troupeau de personnes qui se rue hors du salon : Josh, avec les yeux rougis par les pleurs, sa mère, visiblement contrariée et suspendue au bras de son nouvel amour, alias Fallito Dick, et deux agents en uniforme.
« C’est votre fille ? » demande le plus gros des policiers à sa mère.
Bravo pour la perspicacité.
« Oui, oui, c’est elle » sa mère lâche le bras de son fallito pour la pointer du doigt. « Où diable étais-tu ? ! »
« Qu’est-ce qui se passe ? » Keira répond à la question par une deuxième question.
Première règle du petit enquêteur malin, ou de quiconque souhaitant s’en tirer à bon compte : écouter d’abord les versions des autres. De cette façon, on a le temps de comprendre ce qu’ils savent ou ce qu’ils croient, et de mettre au point un mensonge crédible.
« Votre frère nous a appelés pour nous dire que quelqu’un vous avait agressée » explique le gros lard. « Vous pouvez nous donner une explication ? »
Mon dieu. Keira lorgne Josh, lequel répond par un regard meurtri et furieux.
Elle ne pensait pas qu’il serait autant secoué.
Elle se sent coupable.
« Je crois qu’il y a eu une erreur » dit-elle.
« Le mineur a fourni un numéro précis de plaque à la centrale » poursuit le gros lard. « De plus, il a ajouté être seul à la maison et ne pas savoir qui d’autre avertir. Vous avez été agressée par le propriétaire du véhicule décrit par votre frère ? »
« Non » ment-elle, demandant mentalement pardon à Josh.
« Vous reconnaissez cette plaque ? » le partenaire du gros lard lui présente sous le nez un morceau de papier.
Josh a parfaitement mémorisé les numéros de la Camaro d’Evan.
« Oui, c’est celle d’un ami » elle répond, puis elle hésite.
Ce serait un sacré coup.
« J’étais avec lui, il y a peu de temps, mais il ne m’a rien fait de mal » elle fait une pause pour créer du suspens « Au contraire, je pense que c’est lui qui a un problème, car il vient tout juste de m’appeler pour me dire qu’on lui a volé sa voiture » .
« C’est à votre ami qu’on a volé la voiture ? » répète le gros lard « Celle qui porte cette plaque ? »
« Tout à fait » .
« Et vous, vous étiez avec lui avant qu’on la lui vole ? »
« Oui, il y a environ... Une demi-heure. Après, on est parti chacun de notre côté » .
L’autre policier suit son collègue dans son raisonnement :
« Alors, celui que le gamin a vu pourrait être non pas le propriétaire de la voiture mais le voleur » dit-il, se retournant pour regarder Josh. « Tu as dit que celui qui conduisait roulait très vite. Il t’a semblé qu’il était en train de fuir ? »
Josh le fixe, incrédule.
« Oui, ce doit être ça » sa mère s’interpose. « Mais étant donné que ma fille est là, je dirais que tout va bien et que la situation est en ordre et cetera et cetera, non ? »
« Un moment, madame : votre ami a déjà déclaré le vol ? » continue le gros lard s’adressant de nouveau à Keira.
« Hum, je le lui ai conseillé. Je crois qu’une aide pour retrouver sa voiture lui serait précieuse. Vous seriez tellement gentils... »
« Bien sûr, on s’en occupe. Vous savez où on peut le trouver ? »
Keira fournit l’adresse du hangar et le numéro de téléphone d’Evan, regrettant de ne pouvoir voir sa tête à l’arrivée de la police. Elle espère que ça, ajouté au reste, lui fera passer pour toujours l’envie de la harceler.
« Bien » reprend la mère. « Tout est arrangé » .
« Vous êtes sûre d’aller bien, mademoiselle ? » recommence l’autre. « Votre frère semblait vraiment préoccupé et je n’arrive pas à expliquer comment il peut avoir mal interprété... »
« Keira va très bien, elle est en parfaite santé » la mère prend le policier par le bras et le raccompagne jusqu’à la porte. « Voyez-vous, mon fils Josh est devenu très émotif et anxieux depuis que son père est mort... C’est une période difficile aussi bien pour lui que pour nous tous, mais notre intention n’était pas de vous déranger inutilement » .
Keira constate qu’elle est vraiment incroyable : sa mère ne parle jamais de son père, et lorsqu’elle daigne le nommer c’est pour attendrir un inconnu. C’est du joli.
Le gros lard les rejoint.
« Nous comprenons parfaitement, madame. Nous vous conseillons quand même de faire plus attention à votre enfant » .
« Certainement. Je vous remercie beaucoup » .
« Pas de souci, madame. Au revoir » .
La mère de Keira congédie le magnifique couple en uniforme et interrompt immédiatement sourires et simagrées.
« On peut savoir ce que tu as manigancé ? » hurle-t-elle à Keira. « Je suis contactée par la police parce que Josh donne nos numéros et toi, tu ne réponds pas au téléphone ! »
« Je suis désolée de t’avoir dérangé, maman » ironise la fille.
« Ne parle pas comme ça à ta mère » dit Dick.
« Et toi, ne me donne pas d’ordre » .
« Il vaudrait mieux que tu modifies ton comportement, Keira, avant que je m’énerve sérieusement. J’en ai vraiment marre de vos provocations » elle prend Dick par la main. « Allons nous faire un café, chéri, j’en ai besoin » .
« Bien sûr, laisse-moi te le préparer » .
Keira suit du regard les deux qui se dirigent vers la cuisine. Ils sont immondes.
« Merci de m’avoir fait passer pour un con » Josh lui envoie un coup de poing dans le bras. « Tu vas bien, au moins ? »
« Oui. Je suis navrée de t’avoir fait peur » .
« Et ce mec ? C’est quoi cette histoire de voiture ? »
« On la lui a vraiment volée. J’ai comme l’impression que nos dévoués agents la retrouveront détruite » .
Son frère la regarde bouche bée : « Merde, non. Tu ne vas pas bien du tout » .
« Il n’arrivera plus rien de ce genre. Je te le promets » .
« Eh bien, cette histoire a aussi un côté positif. Je n’aurai plus besoin de te présenter à personne » Josh l’observe avec une attitude défiante.
« Qu’est-ce que ça veut dire ? »
« Ça veut dire que tu es une hypocrite et que tu ne peux pas jouer la donneuse de leçon parfaite et juger mes amis, si tu ne sais même pas choisir les tiens. Donc, garde tes conseils pour toi » .
Josh file dans sa chambre.
Keira le suit.
« S’il te plaît, c’était rien qu’un incident, ne réagis pas comme ça... » elle le voit prendre son sweat. « Où tu vas ? »
« Dehors, avec des personnes normales » .
« Tu dois faire tes devoirs » .
« Ciao ! » Josh dévale les escaliers et sort, sans lui prêter attention.
Merde. Maudit soit Evan. Et sa mère. Et Dick.
Allez tous vous faire voir.
Elle monte dans sa chambre et se jette sur son lit.
Elle voudrait se reposer et se réveiller avec une nouvelle vie parfaite, où son père est encore vivant, sa mère est sa mère et non une adolescente au stade du premier amour, et elle, elle n’a aucun problème. Au lieu de ça, elle a une vie insignifiante, et dans quinze minutes elle devra commencer son service dans un stupide supermarché.
La sonnerie du téléphone freine ses instincts suicidaires. Elle regarde attentivement l’écran avant de répondre : elle n’a pas envie d’entendre de nouveau un Evan furieux et menaçant, elle en a eu assez pour aujourd’hui. Heureusement, ce n’est pas lui. C’est ce flemmard de Lake, qui ne daigne jamais se présenter aux cours.
Elle répond.
« Tu connais une technique pour retrouver la mémoire ? » fait-il.
« Tu as complètement débloqué ? »
Le pauvre s’est tout juste réveillé après une nuit de débauche. Normal.
« Tu ne peux pas continuer comme ça » lui fait-elle remarquer, hésitante à l’idée de faire allusion à sa situation scolaire ou personnelle.
Lake ricane : « Tu sais déjà ce que tu peux faire pour me voir apparaître sur les bancs de cette horrible Kennedy School » .
« Ferme-la » .
« De toute façon, tu finis toujours par accepter. Tu n’arrives jamais à renoncer au grand frisson ! »
Elle se moque de lui.
Malheureusement, il n’a pas tous les torts. Elle doit admettre que ses petits jeux la divertissent.
Elle soupire.

« De quoi tu parles ? »

LE LIEU
MERCREDI 13 MARS
NATIONALE 247, À 59 MILLES DU DÉSERT DE MOJAVE, CALIFORNIE.

« Nous devons être cruels. Nous devons l’être avec une conscience tranquille »
Adolf Hitler

Il a laissé la portière de la camionnette ouverte. La radio est réglée sur une fréquence qui passe de la musique classique. Le volume est fort. Il ne veut plus entendre aucun animateur. Pas plus. Sa mission, il l’a déjà accomplie.
Il veut seulement la musique.
La musique est importante : elle le relaxe, elle le rend lucide.
Il aime surtout le violon, dont le son peut être tellement ressemblant à celui des cris d’une femme, et le piano, dont le tintement cristallin fait sublimement pensé à celui de l’affûtage des couteaux. Depuis toujours, il espère qu’un pseudo-artiste compose un jour une Symphonie de l’horreur en se servant de ce genre de combinaison instrumentale. Qui sait, lui, il peut peut-être y arriver. Ou peut-être que non, car, lui, il est avant tout un homme de terrain.
Un homme de terrain vraiment nul pour faire le ménage. Tout est une question de sons, et il déteste vraiment le bruit flasque de la serpillière tombant à terre, en contact avec le sang. Cela lui semble presque une hérésie d’effacer le travail, la trace du sacrifice, le rouge puissant de l’expiation.
Mais il doit le faire, s’il veut que le lieu soit prêt.
Le lieu est bien, il a du potentiel et il a été facile de le trouver.
Ils doivent seulement le préparer à accomplir, l’adapter à leurs exigences, le faire devenir leur parc d’attractions. Ou leur tribunal.
La musique provenant de dehors ne couvre pas les bruits intérieurs. Mais, elle les atténue, les brouille, les réunit en une seule oeuvre. Les coups, la chute des corps constituent le lever du rideau. Le glissement des corps le long des marches, les traces de sang rouge vif qui les suivent jusque dehors, qui tâchent et illuminent la terre, sont le refrain. La chaussure abandonnée, sauvée à l’approche de la mort, est la pause qui précède l’entrée de la star.
Il laisse en suspens ses métaphores pour se retourner : il a entendu une fausse note. Il attend patiemment. Il se met à renifler l’air. Il se détend à nouveau. C’est le vent qui se lève.
Un poète qualifierait le paysage alentour de terre désolée, un lieu primitif où il est possible d’atteindre le génie immortel, ou une folie exaltante.
C’est drôle comme les deux qualités vont souvent de pair.
Depuis la radio, le rythme des instruments change, en même temps que les mouvements de ses bras. Il dépose au sol les deux victimes et soulève la pelle : il avait choisi l’emplacement avant même d’entrer.
La tombe doit être fonctionnelle et édifiante.
Il ne se donnera même pas la peine de creuser profondément. Sa mission est d’éliminer, non de cacher. Il ne fait aucune différence, ceux-là sont deux vieux, et de toute façon leurs corps auraient pourri.
Il atteint la juste, faible profondeur.
Il balance le premier tas de chair, la femme. Il répète l’opération avec le deuxième.
Puis, son attention se concentre vers un détail qui faillit lui faire perdre le contrôle.
La paupière gauche de l’homme cligne.
De façon non volontaire, mais c’est quand même un détail. Une petite tâche. Une erreur.
Les fonctions vitales doivent être réduites à zéro. Tout doit être parfait.
Cet inconvenant réflexe nerveux représente une imprécision qui doit être corrigée.
Ce n’est que le début et ce n’est pas bon signe.
Il doit rester calme. Il se concentre sur la musique.
Il respire profondément.
Puis, il envoie la pelle pile entre les deux yeux de cet enfoiré.
Les globes oculaires et l’os du nez sont réduits en miettes.
Le visage du vieux semble se diviser en deux, dessinant un sourire inversé qui contraste avec la bouche fendue.
Maintenant, ça va mieux.
Il sourit à son tour.
Il récupère sa lucidité et recouvre le carré de terre.
La première partie de la journée, et du programme, est terminée.
Pas le temps de se féliciter, il veut passer tout de suite à la deuxième phase, qui consiste en une restructuration méticuleuse. Peu excitant, très utile. Le travail manuel et le dur labeur ne lui font pas peur, il s’agit pour lui d’un procédé réfléchi.
Il retourne à la camionnette. Il ouvre la porte arrière.
Il réfléchit aux vidéos qu’il a visionnées, il réfléchit à la stupide soif de gloire due aux nouvelles technologies, il réfléchit à la superficialité, au manque de personnalité et d’inventivité des dernières générations.
À chaque pensée correspond un son.
Non plus seulement celui de la radio, qu’il baisse pour écouter ce qu’il y a de mieux : le bourdonnement pénétrant et rassurant d’une perceuse, le battement d’un marteau, le bruit d’un meuble inutile que l’on brise, le cliquetis métallique.
Il aime ses outils d’un amour fraternel. Virils. Puissants. Façonnés dans un but précis.
Ils lui ressemblent.
Il a déjà apporté à l’intérieur les meilleurs et les a placés bien en évidence, en ligne tels des enfants endormis la nuit de Noël. En attente de la fête.

Bientôt, tout commencera.

CLAIRE
LUNDI 11 MARS

Claire Davidson s’ennuie à mort. À l’extérieur de sa chambre, le soleil resplendit, et la tiédeur de ce début d’après-midi lui donne envie de sortir et de faire un saut à la plage pour admirer le scintillement des rayons du soleil sur l’eau, et se baigner sans penser à rien. Elle compte les livres sur le bureau : biologie, algèbre, économie et le texte d’Hamlet. Ils attendent tous d’être lus, étudiés, appris. Elle doit réfréner l’envie de les prendre et de les jeter par le balcon.
« Je le ferai après le diplôme, je le jure » pense-t-elle, tout en mordillant son crayon. « Je les détruirai, je les brûlerai et je hurlerai de bonheur en pensant à ma liberté, telle une sorcière possédée après un sabbat orgiaque » .
Elle ne sait pas si elle ira à l’université. Pour ses parents, au vu de ses notes, cela semble évident, mais c’est uniquement parce qu’elle ne leur a pas encore avoué combien elle s’est lassée de l’école et de sa situation.
Sa situation est qu’elle ne sait pas ce qu’elle veut.
Elle ne sait rien.
Depuis ses cinq ans, elle a toujours fait en sorte de satisfaire maman et papa, d’aider ses frères et soeurs, de garder la maison en ordre, d’être la gentille fille. Une cohabitation sereine avec six personnes n’admet aucun écart. Mais aussi nombreuse soit-elle, sa respectueuse et ennuyeuse famille commence désormais à ne plus lui suffire.
Premièrement, partager la chambre avec Milly et Sophie pouvait convenir il y a quelques années, quand la différence d’âge se ressentait moins, mais maintenant non, car avec quatre et six ans de moins, ses soeurs se sont transformées en furies exaspérantes, ce qui fait qu’elle ne peut jamais avoir un peu de paix et d’intimité. Et, à l’extérieur de sa chambre, ce n’est pas mieux : son frère, Cody, à quinze ans est en pleine puberté et, en plus de me torturer avec toutes sortes de farces idiotes, il harcèle mes amies qui viennent me voir.
Le seul qui s’en sorte, Adam, est entré à l’université, alors ses parents ne font que continuellement lui répéter de prendre exemple sur lui.
Souvent, elle a l’impression d’étouffer. Elle a une envie folle de fuir et de ne plus jamais revenir dans cet appartement oppressant.
L’université. La belle affaire. Adam a toujours voulu être archéologue depuis qu’il a été fasciné par Indiana Jones. La puissance du cinéma. Elle a vu, elle aussi, Indiana Jones et un tas d’autres films d’aventure, et pourtant elle n’a jamais rien trouvé qui l’enthousiasme. Elle n’a pas la moindre idée de ce qu’elle veut faire de sa vie, et cette incertitude la rend malheureuse.
Elle a essayé de suivre certains des cours facultatifs de l’école, pour s’intéresser à quelque chose et “ s’ouvrir les portes du futur ”, comme le dit sa mère. Eh bien, ça a été un désastre. Un vrai désastre. Elle a échoué à l’audition pour entrer chez les pom-pom girls, et cette garce de Melissa Boots, chef des pom-pom girls, s’est moquée d’elle pendant des mois ; elle a tenté avec le mini-foot féminin, mais après s’être foulé une cheville, son esprit sportif l’a laissée tomber. Même chose pour la danse, où elle est nulle, et pour le club de jeu de dames, qui n’avait pour autre effet que de l’endormir. Finalement, découragée, elle a passé l’audition pour le club de théâtre, sans grand espoir, et aussi incroyable que cela puisse paraître, elle a été sélectionnée pour le spectacle de milieu d’année.
« Enfin un résultat positif ! » a-t-elle pensé, naïvement, comme si c’était la réponse à tous ces doutes. En effet, elle a découvert qu’elle était plutôt douée pour jouer la comédie. Mais malheureusement, elle déteste la routine théâtrale. Les répétitions sont épuisantes et pleines de temps morts ; les textes manquent d’originalité ; la qualité des représentations, des décors et des costumes est lamentable. Elle ne s’est même pas fait de nouvel ami, car rivalité et compétition envahissent continuellement le groupe.
En plus, et c’est sans doute le pire, le spectacle lui enlève des heures où elle pourrait étudier et d’autres heures plus précieuses, qu’elle préférerait passer avec son petit ami, Phil. C’est dommage qu’il soit à l’école publique et que tous les deux ne puissent pas suivre les mêmes cours.
« Un appel pour toi ! » s’exclame sa soeur Milly s’introduisant dans la chambre avec le combiné à la main.
Claire entend sa mère hurler depuis la cuisine de ne pas courir dans la maison pieds nus.
« C’est ton copain, comme toujours » fait Milly ignorant sa mère puis elle va s’asseoir sur le lit. « Quelle monotonie ! Quand vas-tu te décider d’en changer ?
« Ce n’est pas une chaussette » répond Claire en lui prenant le téléphone des mains. « Allez, dehors, je veux lui parler seule à seul » .
« Pas question, c’est aussi ma chambre, ne joue pas à la chef avec moi » .
« Je ne joue pas à la chef, c’est juste une demande » .
« Non, je dois faire une recherche » .
« Mais tu n’as fait que regarder la tv jusque là » .
« Eh bien, je commence maintenant » .
Claire lève les yeux au ciel. Puis, elle l’observe mieux.
« C’est pas mon haut, ça ? Le haut que je t’avais absolument défendu de m’emprunter ? »
Milly se couvre le ventre avec les bras.
« Euh... Pas exactement... C’est-à-dire, tu ne me l’avais pas dit... » .
« Soit t’enlève mon haut, soit tu fous le camp d’ici » rétorque Claire fermement.
« Okay ! » Milly bondit sur ses pieds et se précipite hors de la chambre, tout en claquant la porte derrière elle.
« Voilà comment faire déguerpir une petite chieuse » pense-t-elle. « À ce rythme-là sinon, je vais y laisser toute ma guarde-robe » .
« Ciao. Excuse-moi, j’ai dû supprimer ma soeur avant de pouvoir te répondre » dit-elle approchant enfin le combiné à l’oreille.
« Sophie ? »
« Non, l’autre, même si ça ne fait pas beaucoup de différence » .
« Je les confonds toujours... »
Claire entend que Phil a une voix bizarre.
« Alors, tout est bon pour ce soir ? On va au cinéma, non ? » demande-t-elle.
« Oui, bien sûr... Mais je voudrais te voir avant, si tu ne dois pas travailler » .
« Il y a quelque chose qui ne va pas ? »
« Non, rien de grave... »
Habituellement, elle aurait été contente de son impatience, mais cette fois-ci c’est différent. Oh non. C’est sans doute Milly qui est en train de lui porter la poisse.
« Ce n’est pas pour me laisser tomber, n’est-ce-pas ? » fait-elle.
« Bien sûr que non ! T’es parano ! »
C’est toujours mieux de prendre les devants. Ou protéger ses arrières.
« Bon, alors on se voit au lac, ça te va ? »
« Parfait » .
Le lac est une flaque d’eau au milieu des jardins qui se trouvent en face de sa maison. Ils se voient là-bas quand ils ont peu de temps pour être ensemble, en général, avant qu’elle aille aux répétitions du spectacle ou à l’école. Elle jette un rapide coup d’oeil dans le miroir, puis elle se met à chercher ses chaussures. Milly est plus grande qu’elle et malheureusement elle fait déjà la même pointure qu’elle, c’est pourquoi ses chaussures ne sont pas du tout en sécurité.
Elle les trouve sous le lit, elle prend son sac et crie qu’elle revient tout de suite.
Sur le palier, elle ne peut s’empêcher de regarder la porte à côté, et de lire le nom des nouveaux voisins avec satisfaction. L’étiquette des Sullivan a été retirée, et avec elle, est aussi parti le plus infect de ses membres.
Claire déteste Keira Sullivan.
Au début, pendant la première année, elles se sont fréquentées et elles ont souvent faits leurs devoirs ensemble. Keira est forte dans toutes les matières scientifiques que, elle, déteste, et en plus, elle l’autorisait à copier. Puis, elle est devenue une traîtresse et elles ne se sont plus parlé, sauf pour s’insulter. Elle a accueilli son déménagement dans les quartiers pauvres de la ville avec beaucoup de plaisir, parce qu’elle ne supportait vraiment plus de l’avoir sous les yeux.
Mais maintenant, c’est de l’histoire ancienne. Aujourd’hui, elle a d’autres copines et son super petit ami, avec qui elle est depuis sept mois.
Elle se demande ce que Phil a de si urgent à lui dire, puis elle se mord la lèvre : réussira-t-elle à finir ses devoirs avant ce soir ? Elle ne veut pas manquer le film.
Elle souffle. Dans des cas comme celui-là, et seulement dans ce genre de cas, elle regrette la Sullivan. Quelques fois, elle a même pensé emprunter ses cahiers dans le casier, entre deux cours, pour faire perdurer la tradition du copiage, mais elle ne l’a jamais fait : elle ne veut plus rien avoir à faire avec elle.
Elle arrive aux abords du point d’eau et s’assoit sur leur banc. “ Leur ”parce qu’elle et Phil se mettent toujours là et qu’ils ont gravé leurs noms sur le bois. Claire est heureuse : Phil est son premier vrai petit copain.
Elle le voit apparaître à la grille du parc et va à sa rencontre.
« Salut » dit-il, happant aussitôt ses lèvres.
« Ça va ? » lui demande-t-il après l’avoir embrassée.
« Oui, à part que j’ai beaucoup de choses à étudier » elle le prend par la main.
« Je suis désolé, je sais qu’on se serait vu ce soir, mais je ne voulais pas que tu l’apprennes par quelqu’un d’autre » .
« Apprendre quoi ? »
« Hier soir, tu étais à la répétition, alors je suis allé boire un verre avec Rich, histoire de voir le nouveau bar qui s’est ouvert... » commence Phil.
Maudites répétitions.
« Et ? »
« Il y avait Melissa. Elle était bourrée, elle est venue vers nous et elle a un peu fait l’idiote » .
« C’est-à-dire ? »
« Oui, en bref... Elle a essayé de m’embrasser » Phil voit l’expression meurtrière sur le visage de Claire. « Je l’ai, bien sûr, repoussée, et puis j’ai dit à Rich de sortir » s’empresse-t-il d’ajouter.
« Melissa Boots a essayé de t’embrasser ? » répète Claire, furieuse.
« Ça ne veut rien dire. Je te le promets. J’ai voulu t’en parler parce que dans le bar, il y avait un tas de gens de ton école et je ne voulais pas que tu entendes n’importe quoi venant de bruits de couloirs » .
Claire respire profondément.
« Eh, ça va ? » Phil lui caresse une joue.
« Tu es sûr que pour toi ça ne veut rien dire ? »
« Bien sûr que non ! Tu sais très bien que je n’en ai rien à foutre de la Boots. Et je crois que c’est réciproque : vu l’état dans lequel elle était, elle se serait jetée sur n’importe qui. Si ça se trouve, elle ne m’a même pas reconnu » .
« Hum... » .
« Écoute, je ne voulais pas t’énerver. Je voulais tout de suite clarifier les choses telles qu’elles se sont déroulées, c’est tout » il l’attire vers lui et la serre dans ses bras. « Tu n’as rien à craindre » .
« Ça va » Claire tente de se calmer. « Je sais que ce n’est pas ta faute » .
C’est vrai. Phil n’est pas du genre à tromper ses copines, surtout avec une fille comme Melissa. Sans compter que la réputation de la Boots est connue dans toute la ville. Pourtant, ces justifications ne suffisent pas à la remettre d’aplomb.
Elle confirme à Phil le cinéma prévu pour le soir même, car malgré les livres qui l’attendent, elle souhaite passer une soirée avec lui, pour une fois qu’elle n’a pas ses répétitions. Comme ça, au moins, elle lui évitera les pubs et les mauvaises rencontres.
Mais, une fois à la maison, elle n’arrive à rien : chaque page, chaque ligne, chaque mot est parasité par le visage de Melissa, et par ses sales pattes collantes qui se posent sur son copain.
Ce n’est pas possible. C’est la deuxième fois que quelqu’un essaie de lui piquer le mec qui lui plaît. C’est le moment d’en finir avec ça.
Pour évacuer, elle s’enferme dans la salle de bain, l’unique endroit où elle peut avoir un peu d’intimité, et téléphone à Grace. Grace est sa meilleure amie, c’est elle qui l’a sauvée après l’affaire Sullivan.
« Saluut ma belle ! » Grace répond aussitôt. C’est une maniaque du téléphone.
« Salut, tu fais quoi ? »
« Je suis en train d’écrire les derniers mots du devoir de biologie... » on entend le mouvement de la feuille. « Et
voilà ! Terminé ! Enfin ! J’y ai passé tout l’après-midi d’hier ! »
« Quel devoir ? »
« Comment ça quel devoir ? Celui sur la division cellulaire, ça ne te dit rien ? Évidemment ! C’est pour demain ! »
« Eh ? J’en savais rien ! »
Elle a été absente au derniers cours de biologie et à celui de chimie parce qu’elle a dû accompagner Sophie chez le dentiste, alors elle a demandé à Grace quels exercices avait donnés le professeur.
« Tu te trompes, je t’en avais parlé » .
« Non, je m’en serais souvenu ! » Claire désespère. Elle n’a même pas fini les autres devoirs.
« Peut-être que l’on s’est mal comprises. Je suis désolée, ma chérie. Tu peux copier le mien, demain matin » .
« On ne peut pas rendre deux devoirs identiques... Et je n’aurai pas le temps de le faire. Au point où j’en suis, tant pis, j’inventerai une excuse... » Claire soupire, sûre de ne pas s’être trompée.
Grace a oublié d’ajouter le devoir aux exercices qu’elle lui a notés. C’est une chose qui peut arriver, mais aujourd’hui, avec l’incident de la Boots, la frustration de voir baisser sa moyenne est décuplée.
« Ma chérie, je te sens déprimée. Je suis sûre que ce n’est pas parce que tu rends ton devoir en retard que le professeur... »
« Ce n’est pas ça » Claire interrompt son amie, impatiente, et lui raconte tout en détails.
« Oh, mon Dieu » commente Grace une fois son récit terminé. « Ce qu’a fait Melissa est un comportement vraiment inqualifiable » .
« En fait, elle va me le payer » précise Claire. Elle ne sait pas encore comment, mais cette certitude la rend méchamment euphorique.
« Tu ne crois pas qu’il faudrait au contraire passer au-dessus de ça ? Au fond, Phil n’a rien fait » .
« Je veux lui faire comprendre qu’elle ne doit plus jamais recommencer » .
Grace hésite un instant.
« Oui, tu as raison » reprend-t-elle. « Au fond, elle mérite une leçon. Moi aussi je suis allée au Goah hier soir, et par chance, je n’ai pas assisté à une scène aussi effrayante, sinon je crois que, par colère, je serai intervenue la première et j’aurais gâché ta vengeance » .
« Merci » Claire sourit. « C’est dommage que tu n’aies pas vu la Boots s’approcher de Phil, sinon tu m’aurais appelée » .
« Je ne savais même pas qu’elle était dans le bar. Il y avait plein de monde, à cause de l’inauguration et du concert » .
« Oui, j’imagine » .
Claire s’apprête à ajouter quelque chose, mais depuis l’étage en-dessous elle entend la voix de sa mère qui l’appelle.
« Excuse-moi, je dois y aller. Les parents qui cassent les pieds » dit-elle à son amie.
« Pas de soucis, moi aussi, je dois étudier. On se voit à l’école » .
« Okay » Claire raccroche.
Elle descend les escaliers, tout en soufflant fortement.
« C’est toi qui la paye la facture de téléphone ce mois-ci ? » ironise sa mère. Elle est dans l’entrée en train d’enfiler une veste de tailleur froissée.
« Je ne suis pas restée si longtemps que ça » réplique-t-elle.
« Oui, bien sûr. Écoute, passe prendre quelque chose déjà préparé en bas au magasin, je n’ai pas le temps de cuisiner. Et assure toi que Milly finisse ses devoirs, demain elle a un test en science » .
« Où tu vas ? »
« J’ai ma réunion ce soir » Madame Davidson embrasse sa fille sur la joue et sort en vitesse.
« Fantastique » pense Claire, l’observant partir avec la voiture qu’elles utilisent en commun. « Sans voiture et sans dîner. Et avec deux soeurs emmerdantes à surveiller. Pendant qu’elle, elle s’en va toute contente d’aller chanter dans ce stupide choeur » .
Elle retire tout de suite cette pensée de sa tête. Sa mère aussi, comme tout le monde, a besoin de se détendre un peu. Déjà toute petite, elle avait rêvé de devenir une chanteuse soul, puis elle avait eu des enfants et elle avait dû se contenter d’un emploi comme secrétaire à temps partiel. Claire ne devrait pas se plaindre. C’est juste qu’elle n’arrive pas à se contrôler : elle est agitée et en colère par ce qu’elle a appris.
En plus, comme le dit Grace, se plaindre fait partie intégrante de l’ADN féminin.
Elle remet ses baskets, vérifie son maquillage et hurle à sa soeur qu’elle sort. Cette petite idiote est encore en train de regarder la tv. En ce qui concerne les devoirs, elle n’est pas sûre de pouvoir obéir à sa mère : Milly se fout d’une leçon qu’elle pourrait recevoir sur l’école et elle, elle ne veut pas perdre son temps à lui faire changer d’idée. Surtout qu’elle n’est plus vraiment convaincue de qui a raison. En définitive, les perspectives d’avenir d’une adolescente se limitent-elles vraiment à de bons résultats et à des sacrifices en vue d’aller à l’université ? Il n’y a pas d’autre choix ? Elle est prête à parier qu’un tas de gens intelligents ont pris d’autres voies. Qui sait, peut-être que Milly trouvera un super travail sans trop de difficulté. Oui, peut-être. Ou peut-être que sa mère devra subvenir à ses besoins toute sa vie. Et elle ? Qu’est-ce qu’elle fera, elle ? La veille au soir, elle a vu une émission dans laquelle le présentateur demandait aux participants comment ils voyaient leurs vies dans dix ans, elle a eu alors une boule dans la gorge car elle était incapable d’imaginer quoique ce soit de sa vie future. Parfois, elle a peur de mourir. De disparaître comme ça, sans explication.
Quelqu’un se rendrait-il compte de son absence ? La chercherait ?
Mince, peut-être qu’elle a besoin de voir un psy. Comme si elle avait les moyens de pouvoir s’en payer un. Sa mère est très attentive au budget de la famille et elle déteste devoir ajouter des dépenses à leurs économies déjà faibles.
Il y a toujours l’assistante scolaire, mais plutôt que de mettre un pied dans son cagibi “ pour losers ”, comme on l’appelle, elle préférerait mettre fin à ses jours avec élégance et beaucoup de bruit. Parce qu’à Kennedy, on peut avoir des problèmes mais c’est toujours la réputation avant tout. Donc, il vaut mieux qu’elle soit considérée comme étant stressée, voilà tout.
« Salut Claire ! » une personne lui tape sur l’épaule sortant Claire de ses pensées.
Incroyable, elle est déjà arrivée au bout de la rue. Et, elle ne s’en est même pas aperçue. Elle regarde qui lui a adressé la parole. C’est une copine de classe, elles sont ensemble aux cours d’histoire et de chimie.
« Salut Michelle. Excuse-moi, je ne t’avais pas vue » .
« T’inquiète » Michelle sourit, hésitante. « Où tu vas ? »
« Acheter quelque chose à manger. « Et toi ? »
« Un petit tour dans les magasins » elle montre trois sacs. Au-dessus d’elles, se trouvent les enseignes les plus “ in ”de la ville.
« Comme je t’envie ! » Claire lui sourit et pense que ça fait perpète qu’elle ne s’est pas acheté quelque chose.
« Dis-moi Claire, tout va bien ? » Michelle redevient sérieuse.
« Oui... Pourquoi ? »
Peut-être a t-elle parlé à voix haute ? Elle espère que non. Ce serait embarrassant.
Elle se scrute, pour s’assurer de ne pas avoir oublié de mettre quelque chose d’essentiel. Son pantalon, par exemple.
Non, elle l’a.
« Comme ça, pour savoir » le sourire réapparaît sur le visage de Michelle, mais cette fois gêné. « Eh bien, ça me fait plaisir que tout aille bien... Bon, je dois y aller... »
« Hey, qu’est-ce qu’il y a ? » Claire la stoppe, puis quelque chose lui revient. « La prof a rendu ce stupide contrôle sur la loi de Hess ? Je me suis pris une note au-dessous de la moyenne, c’est ça ? »
À cause du dentiste de Sophie.
« Non, pas du tout... Écoute... T’as fait quoi hier soir ? » Michelle la prend à part.
Claire comprend tout de suite. Mon dieu, est-ce que c’est possible que tout le monde soit déjà au courant ?
« Tu étais au Goah ? » elle va droit au but.
« Alors, tu es au courant » Michelle semble soulagée.
« Que la Boots a essayé de se faire mon copain ? Oui, c’est lui qui me l’a dit » .
Michelle hoche la tête, mais le sourire gêné ne disparaît pas.
« C’est à ça que tu pensais, pas vrai ? »
« Oui, j’y étais et je l’ai vu avec lui et Rich. Qu’est-ce-qu’il t’a dit ? »
« Juste qu’il l’a repoussée » Claire sentit soudain son souffle se couper. « Ce n’est pas ce qu’il s’est passé ? »
« Si, il l’a tout de suite envoyée balader » répond Michelle, alors Claire peut se détendre.
Tout va bien. Elle a toujours un petit ami. Fidèle.
« Mais, écoute, il y a quelque chose de bizarre. Je ne veux rien insinuer, mais je ne peux pas garder ça pour moi, même si c’est peut-être seulement rien du tout et que j’ai tout mal interprété » .
« Il y avait aussi Keira ? » demande Claire. Quand quelque chose ne va pas, cette fille est toujours là.
« Qui ? »
« Keira Sullivan, la foldingue enragée » .
« Keira ? Non, je ne crois pas. Ce n’est pas le genre d’endroit qu’elle fréquente » Michelle pense à quelqu’un d’autre. « Grace était là » .
« Oui, je sais. Je viens de l’appeler et elle m’a dit qu’elle était allée à l’inauguration » .
« Ah, vraiment ? » Michelle secoue la tête, contrariée.
« Oui. Donc, que s’est-il passé avec Grace ? Au téléphone, elle m’a semblé normale » .
« Claire, elle est arrivée au Goah avec Melissa Boots. Elles sont restées ensemble toute la soirée et j’ai remarqué que... » elle s’interrompt, indécise sur le fait de poursuivre ou non. « Eh bien, elles collaient Phil et Rich. C’était clair » .
« À mon avis, tu te trompes. Grace m’a dit qu’elle ne l’avait même pas vue dans le bar » rétorque Claire.
« Elles ont bu et quand Melissa a rejoint Phil, elle s’est soudainement éclipsée, mais pas assez vite pour que ça passe inaperçu » .
« Tu dois confondre avec quelqu’un d’autre, Grace m’en aurait parlé. Et puis, pourquoi aurait-elle aidé cette traînée à essayer de se faire mon copain ? »
« Peut-être pour un intérêt personnel » .
« Et lequel ? Phil ne plaît pas à Grace, ça, j’en suis sûre » .
« Je ne sais pas. Vraiment. C’est pour ça que je t’ai dit que ça m’avait paru étrange de les voir ensemble » .
Claire se mord la lèvre inférieure. Ça n’a aucun sens. Grace ne lui ferait jamais un truc pareil. C’est sa meilleure amie. C’est probablement Michelle qui veut mettre la zizanie.
« Je suis désolée, Claire » .Je ne veux pas te chambouler ou que tu te disputes avec qui que ce soit... »
« Ah, non ? » fait Claire. « On dirait pourtant le contraire. Pourquoi tu viens me dire un truc pareil ? Pourquoi tu balances des foutaises sur mon amie ? Tu ne la connais même pas et dès que tu en as l’occasion, tu l’accuses. Toi, tu ne sais pas comment se sont réellement déroulés les faits » .
Elle ne voulait pas être grossière, mais après les dernières nouvelles, la tension et la colère avaient pris le dessus sur la maîtrise de soi.
« Il me semble que tu ne le sais pas bien toi non plus » réplique calmement Michelle.
« En tout cas, ce ne sont pas tes affaires » .
« Je te trouve sympa et je pense que tu es une fille intelligente, c’est pour ça que je ne trouve pas cool que ton amie se moque de toi » explique Michelle avec sincérité. « De toute façon, ce n’est pas mon problème et tu n’as probablement aucune raison de te méfier d’elle » conclut-elle, s’apprêtant à partir.
Claire la bloque.
« Après tes éclairantes informations, qu’est-ce-que je suis censée faire maintenant ? »
« Je crois qu’il suffit de reparler avec Grace pour clarifier la situation. En personne » Michelle sourit et hausse les épaules.
Son apparente confiance en soi est désarmante.
« Tu es vraiment sûre de ce que tu as vu ? »
« Oui. Si tu veux une confirmation, tu peux demander à Juliette Babbit. Elle y était aussi et elle avait une meilleure vue que la mienne, parce qu’elle s’occupait du buffet près des tables » Michelle lui dit au revoir et se dirige vers sa Volkswagen jaune.
« C’est qui cette Juliette Babbit ? ! » lui crie au loin Claire.
« Va la trouver » répond en retour Michelle, la laissant plantée là.
Merci beaucoup.
La barbe.
Peut-être que si elle ne lui avait pas répondu aussi mal, elle lui aurait tout expliqué. Elle n’aurait pas dû s’en prendre à elle, mais elle n’a pas pu s’en empêcher. Tout ça est tellement absurde.
Grace lui aurait menti ? Et dans quel but ?
Elle voudrait discuter avec elle et non pas l’interroger sur sa loyauté.
Son estomac gargouille, lui rappelant qu’elle doit encore aller acheter quelque chose pour dîner.
« Si elle n’était pas sortie, elle n’aurait pas rencontré Michelle et elle n’aurait rien su. Merci maman » .
Elle trouve un magasin. Non, elle ne doit pas s’en prendre à sa mère. Elle doit comprendre qui est vraiment responsable et diriger sa mauvaise humeur vers les bonnes personnes.
Elle ouvre la porte du premier magasin qui se présente. Un volailler.
Mince.
Derrière le comptoir rempli de poulets rôtis, une jeune fille lui sourit. Il y en a à toutes les sauces. Même crus. Ce n’est pas vraiment le dîner qu’elle avait imaginé, mais maintenant ce serait malpoli d’inventer une excuse et de ne rien prendre.
Des gamins sont en train de harceler la vendeuse qui, à en juger par ses cheveux attachés en tresses façon petite fille, doit être à peine plus grande qu’eux. Claire les pousse, choisit une portion de frites comme accompagnement qu’elle achète avec un des poulets.
« Doré, croustillant et bien cuit » lui assure la jeune fille.
Claire remarque qu’elle porte un horrible tablier. Même ce machin est en forme de poulet.
Il faut croire qu’il y a bien plus malheureux qu’elle. Pauvre fille.
Elle répond avec un sourire forcé et le visage de la jeune fille s’illumine entièrement.
« Voilà pour toi » elle lui passe le sachet avant d’y ajouter une carte. « À bientôt ! »
« Merci » .
Claire sort et fouille dans le sac pour trouver la carte déposée par la jeune fille. C’est une carte de visite. Très professionnelle.
Puis, elle la lit.
« Poulets de toutes tailles et pour tous les goûts. Nous découpons les cuisses sur demande » .
Elle se met suffisamment à l’écart pour que, depuis la vitrine du magasin, elles ne la voient pas pouffer de rire.
Quel stupide slogan !
Mais, sans s’y attendre, la jeune fille a été la première et l’unique personne de la journée à l’avoir un peu amusée.

À dîner, elle supprime même son commentaire méchant sur le pauvre tablier. Okay, la présentation et l’image du magasin sont à revoir, mais le poulet est excellent. Ni Sophie, ni Milly ne se plaignent. Un vrai miracle.
Claire sourit : ce n’est pas beaucoup, comme consolation, mais au moins elle se sent un peu mieux.

Demain, à l’école, elle résoudra le problème.
« Tel est pris qui croyait me prendre » pense-t-elle.

Elle sait déjà par qui commencer.

STRATÉGIE
MERCREDI 13 MARS.
NATIONALE 77, À 59 MILLES DU DÉSERT DE MOJAVE. LA BASE.

“ L’homme le plus fort a raison ”
Adolf Hitler

Clic.
La musique s’arrête.
La Totentanz de Liszt, provenant des enceintes de la camionnette, s’interrompt soudainement.
S’ensuit l’attente.
Des bruits de pas lourds, énervés, parviennent à l’intérieur.
Le couteau est le premier à apparaître devant la porte, suivi de la main qui l’accompagne et de son propriétaire : « ... C’est toi » grogne-t-il, reconnaissant l’intrus.
À contrecoeur, il baisse la main. Il déteste être interrompu.
Il le voit hocher la tête.
« Tu as fait vite. L’endroit t’a plu » .
Ce n’est pas une question, c’est une constatation.
L’odeur du sang est partout. Telle une présence palpable, pour celui qui est habitué à la sentir.
Il y a un accord.
Ils savent que c’est comme ça. L’inauguration, le moment où l’on coupe le ruban, doit être fait par la bonne personne. Et pour une consécration de ce genre, il faut de l’intimité.
« Rallume » ordonne-t-il. « Et viens à l’intérieur » .
Il est important de rester discret, de ne pas se montrer là, devant.
Un petit sourire. Un nouveau clic.
Les notes recommencent à remplir l’air.
Ils entrent.
Les corps n’y sont pas. Leur adresse a changé.
Aucun mot n’est nécessaire. Il y a toujours trop d’échanges de mots, entre les individus. Les mots sèment le trouble. Les faits, à l’inverse, fixent les règles.
Ils savent comment ça s’est passé. Le lieu était parfait, et était occupé. Donc, il était normal de l’évacuer.
L’évacuation s’est faite en quelques minutes.
La scène est nettoyée. Même sans explications, il était possible de la visualiser mentalement par un simple retour en arrière. La camionnette a identifié la propriété, elle l’a menacée par sa présence. Le bruit du moteur a attiré l’attention. La femme, la vieille, s’est traînée dehors, s’appuyant sur une canne, et a ouvert la porte. Même si elle ne l’avait pas ouverte, cela n’aurait rien changé.
Elle a ouvert la porte mais elle n’a pu prononcer aucun son.
Elle a ouvert la bouche pour essayer. Lentement.
Très lentement.
Son cerveau n’a même pas eu le temps d’enregistrer l’approche rapide des pas, ni le mouvement du bras, ni le bâton arraché à ses doigts.
La femme a ouvert la bouche et le bâton lui est sorti de l’autre côté de la tête.
Le cerveau s’est déconnecté du corps et les yeux se sont arrêtés sur l’écran vide d’une vie interrompue.
Les jambes ont fléchi. Le cadavre est tombé. Le bâton est le premier à être tombé à terre, il s’est encastré dans un angle, puis le cou de la femme s’est brisé en un seul bruit.
Le cadavre a été déplacé à coups de pied puis ignoré. La porte a été refermée.
Le vieux, le mari du cadavre, se trouvait dans le salon. Il regardait dans le vide devant lui, léthargique. L’endroit empestait déjà le moisi et la décomposition.
Il n’y avait évidemment pas besoin d’un deuxième effet surprise.
Ils sont restés là un moment, les yeux dans les yeux.
Aucune réaction, aucun son.
Juste une faible respiration.
Cela a été difficile, presque compliqué, d’y trouver un minimum d’amusement.
L’amusement a consisté en une espèce de vivisection facile et ennuyeuse, ponctuée d’exclamations rauques et bestiales que l’on ne pouvait identifier comme étant humaines. La chair protestait par de simples convulsions. Le reste n’était déjà plus là.
Une faveur, plus qu’un homicide.
Un hors-d’oeuvre sans saveur.

La corvée, c’est de devoir nettoyer le lieu du sacrifice.
Il n’y a aucun signe de contestation.
À chacun sa tâche.
Ils se mettent au travail.
Il y a différentes choses à terminer, des parties à revoir. Le plan doit se dérouler de façon précise.

Le soleil se couche, mais rien ne presse. Ils continueront dans le noir.

Ils répètent par coeur les actions à suivre.
Et, repenser à tout ça est jouissif : décider du destin d’êtres humains innocents appartient aux élus. Aux dieux.
Un bruit de pneus s’introduit dans leur conversation.
Ils observent par la fenêtre.
Les yeux se plissent.

En signe de rejet.

Non, ils n’attendaient pas d’autres visites.

JULIETTE
LUNDI 11 MARS

Elle se suicidera cette nuit.
Elle n’a pas de raisons particulièrement graves de le faire, ni de particulièrement valables. Elle sait simplement que pour elle, ce sont de bonnes raisons.

Le rose est la couleur préférée de sa grand-mère. Et, donc, aussi la sienne. Ça ne pourrait pas être autrement. Juliette est très proche de ses grands-parents. Ils ont pris soin d’elle lorsqu’elle avait dix ans, au moment où ses parents ont divorcé. Juliette n’aime pas en parler. Mais, elle se souvient parfaitement.
Ses parents ont toujours plus prêté attention à leurs carrières plutôt qu’à leur relation, et finalement, c’est cette dernière qui a fini par céder. Sa mère a déménagé à Paris pour travailler dans la haute couture, alors que son père, un homme d’affaires, a fini à Moscou. Ils se sont construit deux nouvelles vies et deux nouvelles familles, dans deux nouveaux pays. Juliette s’est sentie être l’unique chose restante de cette ancienne vie.
Elle a essayé d’aller vivre avec les deux. Et, avec les deux, les résultats ont été mauvais. À Moscou, elle a trouvé que la nouvelle copine de papa était très jolie, tellement belle, jeune et blonde si bien qu’elle avait l’impression d’avoir une soeur, plus qu’une adulte, mais, malgré la grandeur majestueuse de la ville, elle n’a pas du tout réussi à apprécier autant le climat glacial et la langue, difficile à apprendre. Alors, elle est allée chez sa mère. Elle a découvert que le français est plus facile, qu’elle peut rencontrer des stylistes et avoir de magnifiques vêtements, que Paris est une ville romantique, remplie de restaurants et d’artistes. Cela aurait été un cadre de vie parfait, s’il n’y avait pas eu le nouveau et insupportable mari français, constamment méchant et agacé par sa présence.
Finalement, Juliette a fui les deux et, prétextant l’envie de voir ses grands-parents, elle est rentrée aux États-Unis. Chez ses grands-parents, elle a ressenti quelque chose qu’elle n’avait pas trouvé, ni à Moscou, ni à Paris : elle se sentait chez elle. Donc, quand ils lui ont demandé de rester, elle a accepté. Elle a été contente de pouvoir continuer à aller à la même école, celle où elle a toujours été, sans avoir à connaître une autre manière de parler ou d’autres enfants, et puis elle a été contente de pouvoir vivre à Cles, la petite ville rassurante où elle est naît.
Surtout, elle était reconnaissante de tout l’amour qu’elle recevait. Les petites attentions, les cadeaux, les discussions devant une tasse de chocolat hypercalorique, les jeux n’avaient jamais fait partie du mode éducatif de ses parents. Alors que, pour ses grands-parents, ces attentions étaient normales et elles lui ont permis d’avoir une enfance parfaite.
C’est bon d’avoir deux personnes si proches et dévouées à prendre soin d’elle.
Maintenant, elle voit sa mère deux fois par an, au moment des fêtes, toujours accompagnée de son copain ; papa, lui, téléphone, quelques fois, mais il est toujours très occupé. Voyager loin coûte cher, et elle s’est habituée à être sans eux.

Tout s’est toujours bien passé. Jusqu’à hier.
Elle soupçonne William et Matthew d’en être responsables. Ces deux-là ont toujours été ses meilleurs amis, les seuls qu’elle connaît depuis l’école primaire. Ils ont toujours joué ensemble, suivi les cours ensemble, fait les devoirs ensemble. Ils ont toujours été tous les trois. Les autres garçons étaient seulement de passage. Elle ne s’est jamais liée d’amitié avec les filles. Elle s’en moquait, elle croyait, de toute façon, qu’être avec eux lui suffisait. Puis, la dernière année du collège, Will a reçu d’un parent un héritage si énorme que ça s’est retrouvé dans les journaux locaux, alors il a décidé de s’inscrire à l’unique lycée privé du coin. Pour Matthew, ça n’a pas été un problème, son père a toujours été contre l’école publique choisie par sa femme parce qu’il considère qu’elle fournit un enseignement inadéquat et que les élèves qui la fréquentent sont des débauchés, donc il a été ravi de payer les frais de scolarité. Alors que, pour Juliette, les problèmes ont commencé.
Sachant que ses parents vivaient à l’étranger et avaient une situation stable, elle était sûre d’aller avec eux, comme toujours. Au fond, elle était d’accord : le nouveau et coûteux lycée qui l’attendait était classe et sélect contrairement au préfabriqué gris et fade du quartier.
Donc, elle en a parlé avec enthousiasme à ses grands-parents, qui se sont limités à un échange de regard préoccupé, et qui lui ont conseillé d’appeler ses parents.
Au téléphone, elle a appris toute la vérité : sa mère a été licenciée il y a plus d’un an, elle n’a plus de beaux vêtements, plus de bonnes relations et vit grâce au salaire de cuisinier de l’insupportable nouveau mari. Les affaires de son père n’ont pas marché aussi bien qu’il l’avait prévu, et il a été contraint de lui expliquer qu’il ne pouvait pas rester plus longtemps à écouter les caprices d’une adolescente gâtée alors qu’il a une deuxième famille à nourrir.
À cet instant-là, Juliette a été prise de panique. Okay, ce n’était pas vraiment l’école en elle-même qui l’importait, mais le fait qu’elle ne pouvait pas laisser tomber les seules personnes avec lesquelles elle se sentait bien. Elle n’a jamais essayé d’élargir son cercle social, parce qu’elle n’en voyait pas l’utilité et qu’elle n’en ressentait pas le besoin, alors elle n’arriverait jamais à commencer une nouvelle année toute seule, dans un lieu aussi grand, rempli d’inconnus.
Comme elle ne sait pas tenir sa langue, avant d’appeler ses parents, Matt et Will se sont inscrits à la Kennedy High School sachant, comme elle avait dit, qu’elle les aurait suivis. Par conséquent, contrairement à ce que son père lui a ordonné, elle n’a eu d’autre option que de s’agripper à la jupe de sa grand-mère et de commencer vraiment à faire des caprices. Elle l’a implorée pendant des jours, elle a crié, disant que si elle n’y allait pas elle passerait ses plus horribles années. En définitive, elle savait que l’argent, ils ne l’avaient pas, mais il devait bien exister une autre solution. Et elle, elle voulait, elle devait la trouver.
La grand-mère, qui n’était pas indifférente à ses supplications et à ses plaintes, contrairement à son père, a trouvé une solution par la suite. Elle connaissait le gardien de l’école privée, alors elle l’a supplié de parler avec le directeur pour expliquer le cas de sa petite-fille. Elle a évité de mentionner la carrière scolaire de Juliette, car dans bon nombre de matières, soit elle n’a jamais été très forte, soit elle n’a jamais été vraiment intéressée. En revanche, elle a longuement parlé de sa situation familiale.
L’affaire a été réglée à la façon d’une chaîne de Saint Antoine : le gardien devait une faveur à la grand-mère, et le directeur, en plus d’avoir un sérieux penchant envers ceux que l’on appelle les cas sociaux, devait une faveur au gardien. Juliette a été satisfaite grâce une bourse d’études particulière, créée spécialement pour elle.
Durant tout l’été, elle a été sur un petit nuage, heureuse de pouvoir commencer le lycée avec ses amis au sein d’un établissement prestigieux, sans que rien ne change.
Erreur.
Les choses changent. Un peu, parce que la vie est comme ça et que tout change en permanence, un peu à cause de cette stupide loi de la nature selon laquelle les meilleures choses ont une fin.
C’est pourquoi, la première année à la Kennedy s’est révélée être sans aucun doute la pire de sa carrière scolaire.
Will et Matt ont rencontré d’autres filles et ont commencé à se désintéresser complètement d’elle. Juliette espérait qu’entre elle et Matthew pourrait naître quelque chose depuis qu’il l’avait embrassée sur la joue, en CM2. Ses attentes sont parties en fumée dès qu’il a commencé à sortir avec d’autres filles, dont certaines étaient même plus vieilles que lui.
Elle s’est sentie trahie et dupée par ses propres sentiments. Mais le pire a été sans aucun doute William : il a toujours eu le défaut de se moquer d’elle, mais ses blagues sont devenues de véritables coups de poignard après avoir appris la recommandation qu’elle avait obtenue pour réussir à entrer dans l’école. Elle n’a jamais su d’où venait la fuite, mais une chose est sûre, c’est que c’est grâce à Will qu’un bon nombre de garçons ont commencé à se moquer d’elle, à l’exclure de leurs groupes ou à l’appeler pouilleuse.
Juliette s’est énervée, jusqu’à proférer contre eux des choses ignobles, et c’est comme ça que leur amitié s’est détériorée. Les rapports sont restés assez bons uniquement avec Matthew. Juliette se souvient qu’une ou deux fois il s’est même battu pour que certains mecs obstinés arrêtent de la torturer. Matthew est fort, mais Will est son complice et elle, elle est remplacée par Rich, le nouvel ami avec qui ils peuvent parler de choses d’“ hommes ”.
Tout ça pour dire que, ce qu’elle craignait le plus, malgré ses efforts et le soutien de sa grandmère, est tout de même arrivé : elle s’est retrouvée seule.
C’est arrivé progressivement et non par sa faute. Elle, elle est restée la même. Les autres, non.
Elle a essayé de regarder autour d’elle et de rencontrer d’autres personnes avec qui sortir et s’amuser, mais à ce stade du semestre les groupes s’étaient déjà formés et elle en a été exclue car elle a perdu trop de temps à courir après ces deux ingrats. En plus, elle a découvert qu’elle a très peur des gens. Sa pathologie consiste en une timidité paranoïaque mélangée à une très faible estime de soi, qui l’empêche de s’approcher de quelqu’un sans rougir ou s’embarrasser.
À quinze ans, elle s’est retrouvée mal dans sa peau, sans amis, cataloguée comme loseuse et peu attrayante. Bien sûr, en théorie, elle savait quelles sont les règles pour l’être : les bons vêtements, le maquillage, le comportement. Elle lisait sans cesse les magazines de mode pour ados, mais elle n’arrivait jamais à appliquer les conseils qui étaient écrits. Les coiffures proposées ? Ça ne lui allait pas à elle. Les cosmétiques et les dernières tendances mode ? Trop chers. Les scénarios attrape-copain ? Absurdes et irréalisables.
Finalement, elle a arrêté de lire, convaincue que ce monde-là n’était pas fait pour elle. Elle aurait eu besoin des conseils d’une personne en chair et en os, mais la seule disposée à lui en donner était sa grand-mère, pas fiable du tout : pour elle, sa petite-fille est toujours parfaite.
Pendant quelques temps, sa compagnie lui a convenu, au moins pour se tenir à l’écart de l’école. Jusqu’à ce qu’elle devienne, elle aussi, un problème, alors Juliette a regretté ne pas être confortablement restée à l’école publique.
Oui, parce que même si les élèves paient, l’enseignement et la progression scolaire à la Kennedy ne sont pas simples. Le père de Matthew a raison lorsqu’il dit qu’elle offre de meilleurs bases et des enseignants plus qualifiés que dans les écoles publiques, mais pour elle, ça signifie seulement avoir de mauvaises notes, passer ses journées à pleurer sur des livres qu’elle ne comprenait pas et assister continuellement à des cours de rattrapages. Certains matins, elle voulait ingurgiter un somnifère puissant et dormir, sans préoccupations ni devoirs en classe, jusqu’au diplôme.
Maintenant qu’elle est en dernière année, elle croyait s’être désormais habituée aux ennuis quotidiens, et pouvoir vivre avec encore quelques temps, pour pouvoir ensuite débarquer à l’université ou trouver un travail, et tout recommencer.
Dans la peau d’une nouvelle personne.
Comme dans les contes de fée.
À l’inverse, ses espoirs de tranquillité se sont évanouis avec la maladie de son grand-père.
Ses grands-parents ont un commerce de volaille depuis des générations qu’ils ne souhaitent ni abandonner ni vendre car il représente encore une bonne source de revenu. Quand son grand-père est tombé malade, Juliette a proposé de travailler avec eux pour les aider. Cela lui a paru normal, après tout ce qu’ils ont fait pour elle.
Les premiers jours où elle a enfilé l’horrible tablier du “ Babbit Chicken ”, elle espérait vraiment pouvoir rencontrer de nouvelles personnes avec qui elle aurait sympathisé. Ou pourquoi pas un petit ami.
Eh bien, elle a découvert que la chance n’avait pas l’intention de l’effleurer, étant donné qu’il n’y avait que deux types de clientèle qui fréquentaient le magasin : les vieux amis des grands-parents, qui achetaient chez eux depuis quarante ans et qui la traitaient comme une enfant, et les sales gosses qui se limitaient à se moquer d’elle ou qui s’enfuyaient sans payer. Des princes charmants prêts à tomber éperdument amoureux d’elle et à l’emmener dans le château où ils vivraient heureux pour toujours, riches et loin de l’école, elle n’en voyait même pas l’ombre, à part dans ses rêves.
Et, bien sûr, à la Kennedy, ils l’ont tous su. Moins d’une semaine plus tard, la nouvelle se propage que la loseuse, la pouilleuse Juliette Babbit est devenue marchande de volailles. Elle sait même qui a propagé la nouvelle : Grace Wallace. Elle en est certaine. Un après-midi, la mère de Grace était passée au magasin. C’est elle qui l’avait servie. Et, le lendemain matin, elle était devenue, une fois de plus, la risée de tous.
Une bande d’élèves de dernière année a même acheté un énorme costume de poule, l’a encerclée dans la cour et a essayé de le lui faire enfiler de force.
Cette fois-là a été la deuxième bagarre que Matthew a déclenchée pour elle : il avait séché le cours de maths et était descendu dans la cour pour fumer ; puis, il l’avait vue, entourée par des gens. Sans attendre, il les avait fait fuir.
Peut-être que c’est pour ça qu’il lui plaît encore un peu.
« Merci » lui avait-elle dit, embarrassée par la scène à laquelle il avait assistée.
« De rien » Matthew s’était allumé une cigarette et l’avait regardée. « Ces gens sont de vrais nazes. N’aie pas peur d’eux et envoie-les se faire foutre, comme ça ils arrêteront » .
Peut-être qu’il lui plaît aussi parce qu’il est direct et franc.
Ses mots lui avaient remonté le morale, mais pas au point d’arriver à se retrouver face à face avec Grace et l’insulter comme elle le mérite. Au fond, elle ne sait même pas si ça l’aurait soulagée. Probablement que si elle l’avait affrontée, ça aurait été pire après, et ils auraient continué à la persécuter indéfiniment.
C’est pourquoi, elle a laissé tomber. Car c’est vraiment ce qu’elle veut. Laisser tout tomber et se laisser aller.
C’est trop dur d’aller de l’avant. Le diplôme lui semble un objectif irréalisable et lointain. Elle n’a plus envie d’attendre. Elle veut seulement se débarrasser de ses problèmes et être tranquille.
Au fond, elle est convaincue du fait que, dans la vie, très peu de personnes réalisent leurs aspirations avant de mourir. Elle, elle ne fait pas partie de ceux-là. C’est clair.
Elle pourrait changer d’école, ou de ville, mais elle a déjà essayé avec ses parents, et elle s’est sentie plus mal qu’avant. Elle est fatiguée de fuir. Elle est fatiguée de recommencer. On ne peut pas vraiment commencer quelque chose de nouveau si l’on reste la même personne, celle que l’on a toujours été. Elle est fatiguée d’elle-même. Elle est fatiguée de tout. Donc, elle a choisi de rester et de changer. Finalement, on peut dire ça comme ça.
Un changement vraiment radical.

Qu’elle a décidé la veille au soir.
Une soirée infernale.
Sa grand-mère devait organiser le cocktail pour l’inauguration d’un nouveau bar et elle lui avait demandé de l’aider. Juliette ne savait pas que le bar serait le Goah, et elle ne savait pas ce qu’était le Goah. Elle pensait que c’était un de ces cercles privés habituels pour des gens respectables. Au contraire, ce n’était pas privé, ce n’était pas fermé et ce n’était pas un endroit distingué.
Elle se présente en tant que serveuse et, avec horreur, elle se retrouve avec la moitié des élèves de l’école. En théorie, ils ne devraient pas être là, car il faut avoir vingt-et-un ans pour pouvoir entrer dans une fête où l’on sert de l’alcool, mais la sécurité laisse à désirer : Juliette remarque qu’il suffit de montrer une fausse carte d’identité pour passer. Malheureusement pour elle.
Son premier réflexe est de se réfugier dans la cuisine pour s’y cacher, ce qu’elle fait mais cela est de courte durée : sa grand-mère la trouve, la sort de sa cachette et lui tend les plateaux avec les canapés et les apéritifs à servir. Sa grand-mère n’a pas connaissance de ses problèmes sociaux, et elle, elle en a trop honte pour lui en parler. En plus, ce n’est ni le moment ni l’endroit approprié : elles sont là pour travailler, non pour se faire des confidences.
Juliette fait des efforts : elle met en place le buffet, passe entre les tables et essaie de se tenir éloignée de la piste de danse, espérant ainsi ne pas être reconnue.
Puis, elle passe à côté de la mauvaise personne et son intention de faire profil bas part en fumée. Grace, très élégante et très maquillée pour la soirée, la remarque, un éclair foudroyant jaillit alors de ses petits yeux glacials. Elle se tourne vers une amie pour bavasser sur elle et pousse le vice jusqu’à la montrer du doigt. Juliette cherche tout de suite à se noyer dans la masse, pour éviter les ennuis, mais elle ne peut s’empêcher de voir les deux rire d’elle et de jeter un oeil autour.
« Bien, peut-être qu’elles trouveront une autre distraction » suppose Juliette, se retirant dans les toilettes réservés au personnel pour faire une pause.
Elle voudrait que, parmi cette foule, Matt et Will soient là eux aussi. Will est un idiot, mais il n’est pas aussi méchant que Grace. Et elle, elle aurait vraiment besoin d’amis.
Elle soupire, elle reste assise sur la cuvette des toilettes le plus longtemps qu’il lui est permis, puis finit par ouvrir la porte pour sortir.
Elle se cogne la tête contre la poitrine de quelqu’un. Sous l’effet de surprise, elle sursaute et manque de trébucher en arrière. Une main la retient par le bras, l’empêchant de tomber.
« Tout va bien ? » demande une voix masculine.
Juliette lève les yeux. Devant elle, il y a un garçon, grand, avec les cheveux frisés et les yeux verts les plus incroyables qu’elle n’ait jamais vus. Il porte un coûteux costume Haute Couture qui lui va à merveille. Et il lui sourit.
« Oui, b-bien sûr... » bredouille Juliette, perturbée par cette rencontre et par sa beauté.
« Je ne voulais pas t’effrayer, je crois que je suis entré dans les mauvaises toilettes » le garçon sourit, absolument pas gêné.
« Ceux des hommes sont... sont dans le couloir, à droite » explique Juliette, elle se rend compte alors qu’elle a le souffle coupé.
« Merci » le garçon s’approche d’elle. « Mais, maintenant, ça ne m’intéresse plus. Ici, c’est beaucoup mieux » .
Juliette, avec le peu de cerveau qui lui reste encore actif, se demande de quoi il peut bien parler. Mais le reste du cerveau, bloqué, lui suggère que cela n’a pas d’importance, si elle peut continuer de regarder une chose aussi merveilleuse.
« Tu es beaucoup mieux » précise le mec, tout en lui caressant une joue.
« Je suis mieux.... que les toilettes ? »
Le garçon sourit.
« Ce n’est pas ce que je voulais dire » il se penche vers elle. « Tu es mieux que toutes celles qui sont là-dehors » précise-t-il.
Et il l’embrasse. Son premier, vrai baiser. Celui de Matthew était insignifiant en comparaison. Elle reste immobile et se raidit quand elle sent une langue étrangère pénétrer dans sa bouche.
« Excuse-moi » il se retire un instant et affiche une expression moqueuse. « Je suis trop franc ? »
Il ne lui laisse pas le temps de répondre et l’embrasse à nouveau.
Cette fois, Juliette est plus préparée et moins tendue. Finalement, elle se rend compte qu’embrasser lui plaît.
Waouh, c’est très fort. De quelle planète vient ce magnifique inconnu ? Les extra-terrestres ont débarqué sur terre et elle ne s’en est pas rendu compte ? Dans tous les cas, c’est incroyable. Elle veut se jeter à corps perdu dans ce qu’elle est en train de faire. Qu’ils sont en train de faire.
Il trouve le bas de son chemisier et glisse sa main en-dessous. Au contact de sa peau, Juliette frissonne. Elle se laisse plaquer contre le bord du lavabo et ne proteste pas quand cette même main remonte le long de son dos tout en la caressant jusqu’à tomber sur la fermeture de son soutien-gorge.
« Mon dieu ! » l’exclamation d’une voix qu’elle connaît bien réveille brusquement Juliette.
Le garçon, sans précipitation, se décale de quelques centimètres. Juste assez pour voir le visage de sa grand-mère, scandalisée et furieuse, se dessiner sur le pas de la porte.
« Sors tout de suite d’ici et retourne travailler ! » lui ordonne-t-elle, les mains posées sur les hanches.
Juliette baisse la tête et suit sa grand-mère dehors, jusqu’au comptoir du bar.
« Je ne veux plus jamais te voir dans ce genre de situation ! » lui réprimande-t-elle.
« J’étais... J’étais seulement avec un garçon, mamie » Juliette s’étonne elle-même de ce qu’elle vient de dire. Elle n’y est pas habituée.

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