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Maria (Fran?ais)
Jorge Isaacs
Le roman traite principalement de la relation amoureuse troublеe entre deux jeunes gens : Efra?n, un fermier de la rеgion de Cauca, et Mar?a, sa sCur adoptive. Cette histoire d'amour se dеroule dans une belle rеgion de Colombie.L'histoire du roman suit Mar?a et Efra?n et leur amour parfait. Les lieux o? se dеroulent les еvеnements sont еgalement dеcrits : la nature du Cauca et l'apparence de la ferme appelеe El Para?so. Cela crеe trois environnements, tous rеels, mais vus d'une mani?re particuli?re. C'est comme un voyage dans un monde nostalgique qui rend l'amour et les lieux magiques. La fin de l'histoire modifie le cеl?bre conte antique du jardin d'Eden. Dans ce cas, elle signifie la perte de la maison, de l'?tre aimе et du beau paysage.En dehors de cette histoire principale, il y a еgalement de nombreuses histoires courtes qui s'entrecroisent. Beaucoup parlent d'amour, comme l'amour de Marie et d'Ephra?m, et se dеroulent dans le m?me monde.

Jorge Isaacs
Maria (Fran?ais)

Chapitre I
J'еtais encore un enfant lorsqu'on m'a enlevе de la maison de mon p?re pour commencer mes еtudes ? l'еcole du Dr Lorenzo Mar?a Lleras, еtablie ? Bogota quelques annеes auparavant et cеl?bre dans toute la Rеpublique ? l'еpoque.
La veille de mon voyage, apr?s la soirеe, une de mes sCurs entra dans ma chambre et, sans me dire un mot d'affection, car sa voix еtait remplie de sanglots, elle me coupa quelques cheveux : lorsqu'elle sortit, quelques larmes avaient roulе sur mon cou.
Je m'endormis en pleurant, et j'eus comme un vague pressentiment des nombreux chagrins que j'aurais ? subir par la suite. Ces cheveux arrachеs ? la t?te d'un enfant, cette mise en garde de l'amour contre la mort en face de tant de vie, ont fait errer mon ?me dans mon sommeil sur tous les lieux o? j'avais passе, sans le comprendre, les heures les plus heureuses de mon existence.
Le lendemain matin, mon p?re dеtacha les bras de ma m?re de ma t?te, mouillеe de larmes. Mes sCurs les essuy?rent avec des baisers en me disant adieu. Mary attendit humblement son tour et, en balbutiant ses adieux, pressa sa joue rosеe contre la mienne, refroidie par la premi?re sensation de douleur.
Quelques instants plus tard, j'ai suivi mon p?re, qui a cachе son visage de mon regard. Les pas de nos chevaux sur le chemin caillouteux еtouffaient mes derniers sanglots. Le murmure des Sabaletas, dont les prairies se trouvaient ? notre droite, diminuait de minute en minute. Nous contournions dеj? l'une des collines du chemin, sur laquelle les voyageurs dеsirables avaient l'habitude d'?tre vus de la maison ; je tournai les yeux vers elle, ? la recherche d'un des nombreux ?tres chers : Maria se trouvait sous les vignes qui ornaient les fen?tres de la chambre de ma m?re.
Chapitre II
Six ans plus tard, les derniers jours d'un mois d'ao?t luxueux m'ont accueilli ? mon retour dans ma vallеe natale. Mon cCur dеbordait d'amour patriotique. C'еtait dеj? le dernier jour du voyage et je profitais de la matinеe la plus parfumеe de l'еtе. Le ciel еtait d'un bleu p?le : ? l'est, au-dessus des cr?tes imposantes des montagnes, encore ? demi endeuillеes, erraient quelques nuages dorеs, comme la gaze du turban d'une danseuse dispersеe par un souffle amoureux. Au sud, flottaient les brumes qui avaient recouvert les montagnes lointaines pendant la nuit. Je traversais des plaines de prairies verdoyantes, arrosеes par des ruisseaux dont le passage еtait obstruе par de belles vaches, qui abandonnaient leur p?turage pour se promener dans les lagunes ou sur des sentiers vo?tеs par des pins en fleurs et des figuiers feuillus. Mes yeux s'еtaient fixеs avec aviditе sur ces lieux ? demi cachеs au voyageur par la vo?te des vieux bosquets ; sur ces fermes o? j'avais laissе des gens vertueux et aimables. Dans ces moments-l?, mon coeur n'aurait pas еtе еmu par les airs du piano de U*** : les parfums que je respirais еtaient si agrеables comparеs ? ceux de ses robes luxueuses ; le chant de ces oiseaux sans nom avait des harmonies si douces ? mon coeur !
Je suis restе sans voix devant tant de beautе, dont j'avais cru conserver le souvenir parce que certaines de mes strophes, admirеes par mes camarades, en avaient de p?les reflets. Lorsque dans une salle de bal, inondеe de lumi?re, pleine de mеlodies voluptueuses, de mille parfums m?lеs, de chuchotements de tant de v?tements de femmes sеduisantes, nous rencontrons celle dont nous r?vions ? dix-huit ans, et qu'un de ses regards fugitifs nous br?le le front, et que sa voix rend muettes pour nous toutes les autres voix pendant un instant, et que ses fleurs laissent derri?re elles des essences inconnues, alors nous tombons dans une prostration cеleste : notre voix est impuissante, nos oreilles ne l'entendent plus, nos yeux ne peuvent plus la suivre. Mais quand, l'esprit rafra?chi, elle revient ? notre mеmoire quelques heures plus tard, nos l?vres murmurent son еloge en chantant, et c'est cette femme, c'est son accent, c'est son regard, c'est son pas lеger sur les tapis, qui imite ce chant, que le vulgaire croira idеal. Ainsi le ciel, les horizons, la pampa et les sommets du Cauca, font taire ceux qui les contemplent. Les grandes beautеs de la crеation ne peuvent ?tre vues et chantеes en m?me temps : elles doivent revenir ? l'?me, p?lie par une mеmoire infid?le.
Avant le coucher du soleil, j'avais dеj? aper?u la maison de mes parents, blanche sur le flanc de la montagne. En m'en approchant, je comptais d'un Cil inquiet les bouquets de ses saules et de ses orangers, ? travers lesquels je voyais les lumi?res qui s'еtalaient dans les pi?ces traversеes un peu plus tard.
Je respirais enfin cette odeur jamais oubliеe du verger formе. Les fers de mon cheval еtincelaient sur les pavеs de la cour. J'ai entendu un cri indеfinissable, c'еtait la voix de ma m?re : quand elle m'a serrе dans ses bras et m'a attirе contre son sein, une ombre est tombеe sur mes yeux : un plaisir supr?me qui a еmu une nature vierge.
Quand j'ai essayе de reconna?tre dans les femmes que je voyais, les sCurs que j'avais quittеes quand j'еtais enfant, Mary se tenait ? c?tе de moi, et ses yeux еcarquillеs еtaient voilеs par de longs cils. C'est son visage qui s'est couvert du rougissement le plus remarquable lorsque mon bras a quittе ses еpaules pour effleurer sa taille ; et ses yeux еtaient encore humides lorsqu'elle a souri ? ma premi?re expression d'affection, comme ceux d'un enfant dont les pleurs ont еtouffе les caresses d'une m?re.
Chapitre III
? huit heures, nous nous rend?mes dans la salle ? manger, pittoresquement situеe sur le c?tе est de la maison. De l?, nous pouvions voir les cr?tes dеnudеes des montagnes sur le fond еtoilе du ciel. Les auras du dеsert traversaient le jardin en recueillant des senteurs pour venir s'еbattre avec les rosiers autour de nous. Le vent capricieux nous laissait entendre le murmure de la rivi?re pendant quelques instants. Cette nature semblait dеployer toute la beautе de ses nuits, comme pour accueillir un h?te amical.
Mon p?re еtait assis en bout de table et m'avait placеe ? sa droite ; ma m?re еtait assise ? gauche, comme d'habitude ; mes sCurs et les enfants еtaient assis indistinctement, et Maria еtait en face de moi.
Mon p?re, devenu gris en mon absence, me lan?ait des regards de satisfaction et souriait de cette fa?on espi?gle et douce que je n'ai jamais vue sur d'autres l?vres. Ma m?re parlait peu, car dans ces moments-l?, elle еtait plus heureuse que tous ceux qui l'entouraient. Mes sCurs insistaient pour me faire go?ter les friandises et les cr?mes, et elle rougissait de tous ceux ? qui j'adressais une parole flatteuse ou un regard scrutateur. Maria me cachait ses yeux avec tеnacitе ; mais je pouvais y admirer l'еclat et la beautе de ceux des femmes de sa race, en deux ou trois occasions o?, malgrе elle, ils rencontraient carrеment les miens ; ses l?vres rouges, humides et gracieusement impеrieuses, ne me montraient que pour un instant la primautе voilеe de ses jolies dents. Elle portait, comme mes sCurs, son abondante chevelure brun foncе en deux tresses, dont l'une еtait surmontеe d'un Cillet rouge. Elle portait une robe de mousseline claire, presque bleue, dont on ne voyait qu'une partie du corsage et de la jupe, car un foulard de fin coton violet cachait ses seins jusqu'? la base de sa gorge d'un blanc terne. Comme ses tresses еtaient tournеes dans son dos, d'o? elles roulaient lorsqu'elle se penchait pour servir, j'ai admirе le dessous de ses bras dеlicieusement tournеs, et ses mains manucurеes comme celles d'une reine.
? la fin du repas, les esclaves soulevaient les nappes ; l'un d'eux disait le Notre P?re, et leurs ma?tres complеtaient la pri?re.
La conversation est alors devenue confidentielle entre mes parents et moi.
Marie prit dans ses bras l'enfant qui dormait sur ses genoux, et mes sCurs la suivirent dans les chambres : elles l'aimaient tendrement et se disputaient sa douce affection.
Une fois dans le salon, mon p?re embrassa le front de ses filles avant de partir. Ma m?re voulait que je voie la chambre qui m'еtait rеservеe. Mes sCurs et Maria, moins timides maintenant, voulaient voir l'effet que je produisais avec le soin de la dеcoration. La chambre se trouvait au bout du couloir, sur le devant de la maison ; l'unique fen?tre еtait aussi haute qu'une table confortable ; et ? ce moment-l?, les battants et les barreaux еtant ouverts, des branches fleuries de rosiers entraient par cette fen?tre pour finir de dеcorer la table, o? un beau vase de porcelaine bleue s'affairait ? contenir dans son verre des lys et des lys, des Cillets et des clochettes de rivi?re violettes. Les rideaux du lit еtaient en gaze blanche, attachеs aux colonnes par de larges rubans roses, et pr?s de la t?te de lit, pr?s d'une parure maternelle, se trouvait la petite Dolorosa qui m'avait servi pour mes autels quand j'еtais enfant. Quelques cartes, des si?ges confortables et un beau nеcessaire de toilette complеtaient le trousseau.
–Quelles belles fleurs ! m'exclamai-je en voyant toutes les fleurs du jardin et le vase qui recouvrait la table.
–Maria s'est souvenue que tu les aimais beaucoup", a fait remarquer ma m?re.
J'ai tournе les yeux pour le remercier, et ses yeux semblaient avoir du mal ? supporter mon regard cette fois-ci.
Marie, dis-je, va les garder pour moi, parce qu'elles sont nocives dans la pi?ce o? tu dors.
Est-ce vrai ? -rеpondit-il, je les remplacerai demain.
Comme son accent еtait doux !
Combien y en a-t-il ?
–Ils sont nombreux ; ils seront rеapprovisionnеs chaque jour.
Apr?s que ma m?re m'eut embrassеe, Emma me tendit la main et Maria, me laissant un instant dans la sienne, sourit comme elle me souriait dans son enfance : ce sourire ? fossettes еtait celui de l'enfant de mes amours enfantines surpris dans le visage d'une vierge de Rapha?l.
Chapitre IV
J'ai dormi paisiblement, comme lorsque je m'endormais, dans mon enfance, sur une des merveilleuses histoires de Pierre l'esclave.
J'ai r?vе que Marie еtait entrеe pour renouveler les fleurs sur ma table et qu'en sortant, elle avait effleurе les rideaux de mon lit avec sa jupe de mousseline fluide parsemеe de petites fleurs bleues.
Lorsque je me suis rеveillеe, les oiseaux voltigeaient dans le feuillage des orangers et des pamplemoussiers, et les fleurs d'oranger embaumaient ma chambre d?s que j'ouvrais la porte.
La voix de Marie parvint alors ? mes oreilles, douce et pure : c'еtait sa voix d'enfant, mais plus grave et pr?te ? toutes les modulations de la tendresse et de la passion. Oh, combien de fois, dans mes r?ves, l'еcho de ce m?me accent est venu ? mon ?me, et mes yeux ont cherchе en vain ce verger o? je l'avais vue si belle, en cette matinеe d'ao?t !
L'enfant dont les innocentes caresses avaient еtе tout pour moi, ne serait plus la compagne de mes jeux ; mais par les belles soirеes d'еtе, elle se prom?nerait ? mes c?tеs, au milieu du groupe de mes sCurs ; je l'aiderais ? cultiver ses fleurs prеfеrеes ; le soir, j'entendrais sa voix, ses yeux me regarderaient, un seul pas nous sеparerait.
Apr?s avoir lеg?rement arrangе mes robes, j'ouvris la fen?tre et j'aper?us Maria dans une des rues du jardin, accompagnеe d'Emma : elle portait une robe plus sombre que la veille, et son fichu violet, nouе ? la taille, tombait en forme de bandeau sur sa jupe ; ses longs cheveux, divisеs en deux tresses, cachaient ? demi une partie de son dos et de sa poitrine ; elle et ma sCur avaient les pieds nus. Elle portait un vase de porcelaine un peu plus blanc que les bras qui la tenaient, qu'elle remplissait de roses ouvertes pendant la nuit, rejetant les moins humides et les moins luxuriantes comme еtant flеtries. En riant avec sa compagne, elle trempait ses joues, plus fra?ches que les roses, dans la coupe qui dеbordait. Emma me dеcouvrit ; Maria s'en aper?ut et, sans se tourner vers moi, tomba ? genoux pour me cacher ses pieds, dеtacha son fichu de sa taille et, s'en couvrant les еpaules, fit semblant de jouer avec les fleurs. Les filles nubiles des patriarches n'еtaient pas plus belles ? l'aube, lorsqu'elles cueillaient des fleurs pour leurs autels.
Apr?s le dеjeuner, ma m?re m'a appelеe dans son atelier de couture. Emma et Maria brodaient pr?s d'elle. Elle rougit ? nouveau lorsque je me prеsentai, se souvenant peut-?tre de la surprise que je lui avais involontairement faite le matin.
Ma m?re voulait me voir et m'entendre tout le temps.
Emma, plus insinuante, me posa mille questions sur Bogota, me demanda de dеcrire les bals splendides, les belles robes de femmes en usage, les plus belles femmes de la haute sociеtе d'alors. Elles еcoutaient sans quitter leur travail. Maria me jetait parfois un coup d'Cil nеgligent, ou faisait des remarques basses ? son compagnon assis ? sa place ; et lorsqu'elle se levait pour s'approcher de ma m?re et la consulter au sujet de la broderie, je voyais ses pieds magnifiquement chaussеs : son pas lеger et digne rеvеlait toute la fiertе, non dеprimеe, de notre race, et la sеduisante pudeur de la vierge chrеtienne. Ses yeux s'illumin?rent lorsque ma m?re exprima le dеsir que je donne aux filles quelques le?ons de grammaire et de gеographie, mati?res dans lesquelles elles n'avaient que peu de connaissances. Il fut convenu que nous commencerions les le?ons au bout de six ou huit jours, pеriode pendant laquelle je pourrais еvaluer l'еtat des connaissances de chaque fille.
Quelques heures plus tard, on m'annon?a que le bain еtait pr?t et je m'y rendis. Un oranger touffu et corpulent, dеbordant de fruits m?rs, formait un pavillon au-dessus du large bassin de carri?res brunies : de nombreuses roses flottaient dans l'eau : on aurait dit un bain oriental, parfumе par les fleurs que Marie avait cueillies le matin m?me.
Chapitre V
Trois jours s'еtaient еcoulеs lorsque mon p?re m'invita ? visiter ses propriеtеs dans la vallеe, et je fus obligе de l'obliger, car je m'intеressais vraiment ? ses entreprises. Ma m?re еtait tr?s impatiente de nous voir rentrer rapidement. Mes sCurs еtaient attristеes. Mary ne me pria pas, comme elles, de rentrer dans la m?me semaine, mais elle me suivit sans cesse des yeux pendant les prеparatifs du voyage.
Pendant mon absence, mon p?re avait considеrablement amеliorе sa propriеtе : une belle et co?teuse usine ? sucre, de nombreux boisseaux de canne ? sucre pour l'approvisionner, de vastes p?turages pour le bеtail et les chevaux, de bons parcs d'engraissement et une luxueuse maison d'habitation constituaient les caractеristiques les plus remarquables de ses domaines dans les terres chaudes. Les esclaves, bien habillеs et satisfaits, pour autant qu'il soit possible de l'?tre dans la servitude, еtaient soumis et affectueux envers leur ma?tre. J'ai trouvе des hommes ? qui, enfants peu de temps auparavant, on avait appris ? tendre des pi?ges aux chilacoas et aux guatines dans les fourrеs des bois : leurs parents et eux revenaient me voir avec des signes de plaisir non еquivoques. Seul Pedro, le bon ami et fid?le ayo, еtait introuvable : il avait versе des larmes en me pla?ant sur le cheval le jour de mon dеpart pour Bogota, en disant : "mon amour, je ne te reverrai plus". Son cCur l'avertissait qu'il mourrait avant mon retour.
J'ai remarquе que mon p?re, tout en restant ma?tre, traitait ses esclaves avec affection, еtait jaloux de la bonne conduite de ses femmes et caressait les enfants.
Un apr?s-midi, alors que le soleil se couchait, mon p?re, Higinio (le majordome) et moi revenions de la ferme ? l'usine. Ils parlaient du travail fait et ? faire ; moi, je m'occupais de choses moins sеrieuses : je pensais aux jours de mon enfance. L'odeur particuli?re des bois fra?chement abattus et l'odeur des pi?uelas m?res ; le gazouillis des perroquets dans les guaduales et guayabales voisins ; le son lointain d'une corne de berger, rеsonnant ? travers les collines ; le ch?timent des esclaves revenant de leur travail avec leurs outils sur l'еpaule ; les bribes aper?ues ? travers les roseli?res mouvantes : Tout cela me rappelait les apr?s-midi o? mes sCurs, Maria et moi, abusant de la licence tenace de ma m?re, prenions plaisir ? cueillir des goyaves sur nos arbres prеfеrеs, ? creuser des nids dans les pi?uelas, souvent avec de graves blessures aux bras et aux mains, et ? еpier les poussins des perruches sur les cl?tures des corrals.
Alors que nous croisons un groupe d'esclaves, mon p?re s'adresse ? un jeune homme noir d'une stature remarquable :
Alors, Bruno, votre mariage est-il pr?t pour apr?s-demain ?
Oui, mon ma?tre, rеpondit-il en ?tant son chapeau de roseau et en s'appuyant sur le manche de sa b?che.
–Qui sont les parrains et marraines ?
–Je serai avec Dolores et M. Anselmo, s'il vous pla?t.
–Eh bien, Remigia et toi serez bien confessеs. Remigia et vous serez bien confessеs. Avez-vous achetе tout ce dont vous aviez besoin pour elle et pour vous avec l'argent que j'ai envoyе pour vous ?
–C'est fait, mon ma?tre.
–Et c'est tout ce que vous voulez ?
–Vous verrez.
–La pi?ce que Higinio vous a indiquеe, c'est bien ?
–Oui, mon ma?tre.
–Oh, je sais. Ce que vous voulez, c'est de la danse.
Bruno rit alors, montrant ses dents d'une blancheur еblouissante, et se tourne vers ses compagnons.
–C'est bien ; vous vous conduisez tr?s bien. Vous savez, ajouta-t-il en se tournant vers Higinio, arrangez cela, et rendez-les heureux.
–Et ils partent en premier ? -demande Bruno.
Non, rеpondis-je, nous sommes invitеs.
Le samedi matin suivant, ? l'aube, Bruno et Remigia se sont mariеs. Ce soir-l?, ? sept heures, mon p?re et moi sommes montеs ? cheval pour aller au bal, dont nous commencions ? peine ? entendre la musique. Lorsque nous sommes arrivеs, Julian, le capitaine esclave de la bande, est sorti pour nous mettre le pied ? l'еtrier et recevoir nos chevaux. Il еtait v?tu de son costume du dimanche et portait ? la taille la longue machette plaquеe d'argent qui еtait l'insigne de son emploi. Une pi?ce de notre ancienne maison d'habitation avait еtе vidеe des biens de travail qu'elle contenait, afin d'y organiser le bal. Un lustre en bois, suspendu ? l'un des chevrons, faisait tourner une demi-douzaine de lumi?res : les musiciens et les chanteurs, un mеlange d'agrеgеs, d'esclaves et de manumissionnaires, occupaient l'une des portes. Il n'y avait que deux fl?tes de roseau, un tambour improvisе, deux alfandoques et un tambourin ; mais les voix fines des negritos entonnaient les bambucos avec une telle ma?trise ; il y avait dans leurs chants une combinaison si sinc?re d'accords mеlancoliques, joyeux et lеgers ; les vers qu'ils chantaient еtaient si tendrement simples, que le dilettante le plus instruit aurait еcoutе en extase cette musique ? demi sauvage. Nous sommes entrеs dans la salle avec nos chapeaux et nos bonnets. Remigia et Bruno dansaient ? ce moment-l? : elle, v?tue d'un follao de bolеros bleus, d'un tumbadillo ? fleurs rouges, d'une chemise blanche brodеe de noir, d'un collier et de boucles d'oreilles en verre rubis, dansait avec toute la douceur et la gr?ce que l'on pouvait attendre de sa stature de cimbrador. Bruno, avec ses ruanes enfilеes repliеes sur les еpaules, sa culotte de couverture aux couleurs vives, sa chemise blanche aplatie et un nouveau cabiblanco autour de la taille, tapait du pied avec une admirable dextеritе.
Apr?s cette main, qui est le nom que les paysans donnent ? chaque morceau de danse, les musiciens jou?rent leur plus beau bambuco, car Julien leur annon?a que c'еtait pour le ma?tre. Remigia, encouragеe par son mari et par le capitaine, se rеsolut enfin ? danser quelques instants avec mon p?re ; mais alors elle n'osait plus lever les yeux, et ses mouvements dans la danse еtaient moins spontanеs. Au bout d'une heure, nous nous retir?mes.
Mon p?re fut satisfait de mon attention pendant la visite que nous f?mes aux domaines ; mais quand je lui dis que je voulais dеsormais partager ses fatigues en restant ? ses c?tеs, il me dit, presque avec regret, qu'il еtait obligе de me sacrifier son propre bien-?tre, en accomplissant la promesse qu'il m'avait faite quelque temps auparavant, de m'envoyer en Europe pour y terminer mes еtudes mеdicales, et que je devais me mettre en route dans quatre mois au plus tard. Tandis qu'il me parlait ainsi, son visage prenait, sans affectation, la gravitе solennelle que l'on remarque chez lui lorsqu'il prend des rеsolutions irrеvocables. Cela se passa le soir o? nous retournions ? la sierra. La nuit commen?ait ? tomber et, s'il n'en avait pas еtе ainsi, j'aurais remarquе l'еmotion que son refus m'avait causеe. Le reste du voyage se fit en silence ; comme j'aurais еtе heureux de revoir Maria, si la nouvelle de ce voyage ne s'еtait pas interposеe entre elle et mes espеrances !
Chapitre VI
Que s'est-il passе pendant ces quatre jours dans l'?me de Marie ?
Elle allait poser une lampe sur une des tables du salon, lorsque je m'approchai pour la saluer ; et j'avais dеj? еtе surpris de ne pas la voir au milieu du groupe familial sur les marches o? nous venions de descendre. Le tremblement de sa main dеcouvrit la lampe, et je lui pr?tai main-forte, moins calme que je ne croyais l'?tre. Elle me parut un peu p?le, et autour de ses yeux se dessinait une ombre lеg?re, imperceptible pour qui l'avait vue sans la regarder. Elle tourna son visage vers ma m?re, qui parlait en ce moment, m'emp?chant ainsi de l'examiner ? la lumi?re qui еtait pr?s de nous ; et je remarquai alors qu'? la t?te d'une de ses tresses еtait un Cillet fanе ; et c'еtait sans doute celui que je lui avais donnе la veille de mon dеpart pour la Vallеe. La petite croix de corail еmaillе que j'avais apportеe pour elle, comme celles de mes sCurs, elle la portait autour du cou sur un cordon de cheveux noirs. Elle еtait silencieuse, assise au milieu des si?ges que ma m?re et moi occupions. Comme la rеsolution de mon p?re au sujet de mon voyage ne s'еtait pas effacеe de ma mеmoire, je devais lui para?tre triste, car elle me dit d'une voix presque basse :
Le voyage vous a-t-il fait du mal ?
Non, Maria, rеpondis-je, mais nous avons pris des bains de soleil et nous nous sommes tellement promenеs....
J'allais lui dire encore quelque chose, mais l'accent confidentiel de sa voix, la lumi?re nouvelle de ses yeux dont je m'еtonnais, m'emp?ch?rent de faire plus que la regarder, jusqu'? ce que, remarquant qu'elle еtait embarrassеe par la fixitе involontaire de mes regards, et me trouvant examinе par un de ceux de mon p?re (plus craintif quand un certain sourire passager errait sur ses l?vres), je sortis de la pi?ce pour aller dans ma chambre.
J'ai fermе les portes. Il y avait les fleurs qu'elle avait cueillies pour moi : je les ai embrassеes ; j'ai voulu respirer tous leurs parfums ? la fois, en y cherchant ceux des v?tements de Marie ; je les ai baignеes de mes larmes.... Ah, vous qui n'avez pas pleurе de bonheur comme cela, pleurez de dеsespoir, si votre adolescence est passеe, parce que vous n'aimerez plus jamais !
Premier amour !… noble orgueil de se sentir aimе : doux sacrifice de tout ce qui nous еtait cher auparavant en faveur de la femme aimеe : bonheur que, achetе pour un jour avec les larmes de toute une existence, nous recevrions comme un don de Dieu : parfum pour toutes les heures de l'avenir : lumi?re inextinguible du passе : fleur gardеe dans l'?me et qu'il n'est pas donnе aux dеceptions de flеtrir : seul trеsor que l'envie des hommes ne peut nous arracher : dеlire dеlicieux… inspiration venue du ciel… Marie, Marie, comme je t'ai aimеe, comme je t'ai aimеe, comme je t'ai aimеe, comme je t'ai aimеe, comme je t'ai aimеe…
Chapitre VII
Lorsque mon p?re fit son dernier voyage aux Antilles, Salomon, un de ses cousins qu'il aimait beaucoup depuis son enfance, venait de perdre sa femme. Tr?s jeunes, ils еtaient partis ensemble pour l'Amеrique du Sud et, au cours d'un de leurs voyages, mon p?re еtait tombе amoureux de la fille d'un Espagnol, intrеpide capitaine de vaisseau, qui, apr?s avoir quittе le service pendant quelques annеes, avait еtе forcе en 1819 de reprendre les armes pour dеfendre les rois d'Espagne et qui avait еtе fusillе ? Majagual le 20 mai 1820.
La m?re de la jeune femme que mon p?re aimait exigeait qu'il renonce ? la religion juive pour la lui donner comme еpouse. Mon p?re devint chrеtien ? l'?ge de vingt ans. ? l'еpoque, sa cousine aimait la religion catholique, mais il n'a pas cеdе ? son insistance de se faire baptiser ? son tour, car il savait que ce que mon p?re avait fait pour lui donner la femme qu'il voulait l'emp?cherait d'?tre acceptе par la femme qu'il aimait en Jama?que.
Apr?s quelques annеes de sеparation, les deux amis se retrouvent. Salomon еtait dеj? veuf. Sarah, sa femme, lui avait laissе un enfant qui avait alors trois ans. Mon p?re le trouva moralement et physiquement dеfigurе par le chagrin, puis sa nouvelle religion lui apporta des rеconforts pour son cousin, rеconforts que les proches avaient vainement cherchеs pour le sauver. Il pressa Salomon de lui donner sa fille pour l'еlever ? nos c?tеs, et il osa proposer d'en faire une chrеtienne. Salomon y consentit en disant : "Il est vrai que ma fille seule m'a emp?chе d'entreprendre un voyage aux Indes, qui aurait amеliorе mon esprit et remеdiе ? ma pauvretе ; elle a aussi еtе mon seul rеconfort apr?s la mort de Sarah ; mais si vous le voulez, qu'elle soit votre fille. Les femmes chrеtiennes sont douces et bonnes, et votre femme doit ?tre une sainte m?re. Si le christianisme apporte dans les malheurs supr?mes le soulagement que vous m'avez donnе, peut-?tre rendrais-je ma fille malheureuse en la laissant juive. Ne le dites pas ? nos parents, mais lorsque vous atteindrez la premi?re c?te o? il y aura un pr?tre catholique, faites-la baptiser et changez le nom d'Esther en celui de Marie. C'est ce que dit le malheureux en versant beaucoup de larmes.
Quelques jours plus tard, la goеlette qui devait emmener mon p?re sur la c?te de la Nouvelle-Grenade appareillait ? Montego Bay. Le bateau lеger essayait ses ailes blanches, comme un hеron de nos for?ts essaie ses ailes avant de s'envoler pour un long vol. Salomon entra dans la chambre de mon p?re, qui venait de finir de raccommoder son costume de bord, portant Esther assise dans un de ses bras, et suspendu ? l'autre un coffre contenant les bagages de l'enfant : elle tendit ses petits bras ? son oncle, et Salomon, la pla?ant dans ceux de son ami, se laissa tomber en sanglotant sur la petite botte. Cette enfant, dont la t?te prеcieuse venait de baigner d'une pluie de larmes le bapt?me de la douleur plut?t que la religion de Jеsus, еtait un trеsor sacrе ; mon p?re le savait bien, et ne l'oublia jamais. Au moment de sauter dans le bateau qui devait les sеparer, son ami rappela ? Solomon une promesse, et il rеpondit d'une voix еtranglеe : "Les pri?res de ma fille pour moi, et les miennes pour elle et sa m?re, monteront ensemble jusqu'aux pieds du Crucifiе.
J'avais sept ans lorsque mon p?re revint, et je dеdaignai les prеcieux jouets qu'il m'avait apportеs de son voyage, pour admirer cette belle, douce et souriante enfant. Ma m?re la couvrait de caresses, et mes sCurs de tendresse, d?s que mon p?re la dеposa sur les genoux de sa femme et lui dit : "Voici la fille de Salomon, qu'il t'envoie.
Au cours de nos jeux enfantins, ses l?vres ont commencе ? moduler les accents castillans, si harmonieux et sеduisants dans la bouche d'une jolie femme et dans celle, rieuse, d'un enfant.
Cela doit remonter ? six ans environ. Un soir, en entrant dans la chambre de mon p?re, je l'entendis sangloter ; ses bras еtaient croisеs sur la table et son front appuyе sur eux ; pr?s de lui, ma m?re pleurait et Marie appuyait sa t?te sur ses genoux, ne comprenant pas sa douleur et presque indiffеrente aux lamentations de son oncle ; c'est qu'une lettre de Kingston, re?ue ce jour-l?, donnait la nouvelle de la mort de Salomon. Je ne me souviens que d'une seule expression de mon p?re cet apr?s-midi-l? : "S'ils me quittent tous sans que je puisse recevoir leurs derniers adieux, pourquoi retournerais-je dans mon pays ? Hеlas ! ses cendres devraient reposer dans un pays еtranger, sans que les vents de l'ocеan, sur les rives duquel il s'est еbattu enfant, dont il a traversе l'immensitе jeune et ardente, ne viennent balayer sur la dalle de son sеpulcre les fleurs s?ches des rameaux de la floraison et la poussi?re des annеes !
Peu de personnes connaissant notre famille auraient soup?onnе que Maria n'еtait pas la fille de mes parents. Elle parlait bien notre langue, еtait gentille, vive et intelligente. Lorsque ma m?re lui caressait la t?te en m?me temps que mes sCurs et moi, personne n'aurait pu deviner qui еtait l'orpheline.
Elle avait neuf ans. Les cheveux abondants, encore d'un brun clair, flottant librement et virevoltant autour de sa taille fine et mobile ; les yeux bavards ; l'accent avec quelque chose de mеlancolique que nos voix n'avaient pas ; telle еtait l'image que j'emportais d'elle en quittant la maison de ma m?re : telle elle еtait le matin de ce triste jour, sous les plantes grimpantes des fen?tres de ma m?re.
Chapitre VIII
En dеbut de soirеe, Emma frappa ? ma porte pour venir ? table. Je me suis lavе le visage pour cacher les traces de larmes et j'ai changе de robe pour excuser mon retard.
Mary n'еtait pas dans la salle ? manger, et j'imaginais vainement que ses occupations l'avaient retardеe plus longtemps que d'habitude. Mon p?re, remarquant un si?ge inoccupе, la demanda, et Emma l'excusa en disant qu'elle avait mal ? la t?te depuis l'apr?s-midi et qu'elle dormait. J'essayai de ne pas me laisser impressionner et, m'effor?ant de rendre la conversation agrеable, je parlai avec enthousiasme de toutes les amеliorations que j'avais trouvеes dans les propriеtеs que nous venions de visiter. Emma et ma m?re se lev?rent pour mettre les enfants au lit et voir comment allait Maria, ce dont je les remerciai et ne m'еtonnai plus du m?me sentiment de gratitude.
Bien qu'Emma soit retournеe dans la salle ? manger, la conversation ne dura pas longtemps. Philippe et Elo?se, qui avaient insistе pour que je participe ? leur jeu de cartes, accus?rent mes yeux de somnolence. Il avait demandе en vain ? ma m?re la permission de m'accompagner ? la montagne le lendemain, et s'еtait retirе mеcontent.
Mеditant dans ma chambre, je crus deviner la cause de la souffrance de Maria. Je me rappelais la mani?re dont j'avais quittе la chambre apr?s mon arrivеe, et comment l'impression produite sur moi par son accent confidentiel m'avait fait lui rеpondre avec le manque de tact propre ? celui qui rеprime une еmotion. Connaissant l'origine de son chagrin, j'aurais donnе mille vies pour obtenir d'elle un pardon ; mais le doute aggravait la confusion de mon esprit. Je doutais de l'amour de Marie ; pourquoi, me disais-je, mon cCur s'efforcerait-il de croire qu'elle subissait ce m?me martyre ? Je me jugeais indigne de possеder tant de beautе, tant d'innocence. Je me reprochais l'orgueil qui m'avait aveuglеe au point de me croire l'objet de son amour, n'еtant digne que de son affection de sCur. Dans ma folie, je pensais avec moins de terreur, presque avec plaisir, ? mon prochain voyage.
Chapitre IX
Le lendemain, je me suis levе ? l'aube. Les lueurs qui dessinaient les sommets de la cha?ne centrale ? l'est, doraient en demi-cercle quelques nuages lеgers qui se dеtachaient les uns des autres pour s'еloigner et dispara?tre. Les pampas vertes et les jungles de la vallеe еtaient vues comme ? travers un verre bleutе, et au milieu d'elles, quelques huttes blanches, la fumеe des montagnes fra?chement br?lеes s'еlevant en spirale, et parfois les remous d'une rivi?re. La cha?ne de montagnes de l'Ouest, avec ses plis et ses poitrines, ressemblait ? des manteaux de velours bleu foncе suspendus ? leur centre par les mains de gеnies voilеs par les brumes. Devant ma fen?tre, les rosiers et le feuillage des arbres du verger semblaient craindre les premi?res brises qui viendraient faire tomber la rosеe qui scintillait sur leurs feuilles et leurs fleurs. Tout cela me paraissait triste. Je pris le fusil : je fis signe ? l'affectueux Mayo qui, assis sur ses pattes de derri?re, me regardait fixement, les sourcils froncеs par une attention excessive, attendant le premier ordre ; et, sautant par-dessus la cl?ture de pierre, je pris le sentier de la montagne. En entrant, je le trouvai frais et tremblant sous les caresses des derni?res auras de la nuit. Les hеrons quittaient leurs perchoirs, leur vol formant des lignes ondulantes que le soleil argentait, comme des rubans laissеs au grе du vent. De nombreuses volеes de perroquets s'еlevaient des fourrеs pour se diriger vers les champs de ma?s voisins ; et le diostedе saluait le jour de son chant triste et monotone depuis le cCur de la sierra.
Je descendis vers la plaine montagneuse de la rivi?re par le m?me chemin que j'avais empruntе ? maintes reprises six ans auparavant. Le tonnerre de son dеbit augmentait, et en peu de temps je dеcouvris les ruisseaux, impеtueux lorsqu'ils se prеcipitaient sur les chutes, bouillants dans les chutes, limpides et lisses dans les bras morts, roulant toujours sur un lit de rochers couverts de mousse, bordеs sur les rives d'iracales, de foug?res et de roseaux aux tiges jaunes, au plumage soyeux et aux semis pourpres.
Je m'arr?tai au milieu du pont, formе par l'ouragan avec un c?dre robuste, celui-l? m?me o? j'еtais passе autrefois. Des parasites fleuris pendaient ? ses lattes, et des clochettes bleues et irisеes descendaient en festons de mes pieds pour se balancer dans les vagues. Une vеgеtation luxuriante et alti?re vo?tait la rivi?re par intervalles, et ? travers elle pеnеtraient quelques rayons du soleil levant, comme ? travers le toit brisе d'un temple indien dеsertе. Mayo hurla l?chement sur la rive que je venais de quitter et, sous mon impulsion, se rеsolut ? passer sur le pont fantastique, empruntant aussit?t, devant moi, le sentier qui menait ? la propriеtе du vieux Josе, qui attendait de moi, ce jour-l?, le paiement de sa visite de bienvenue.
Apr?s une petite pente raide et sombre, et apr?s avoir sautе par-dessus les arbres secs de la derni?re coupe du highlander, je me suis retrouvе dans la petite place plantеe de lеgumes, d'o? je pouvais voir fumer la petite maison au milieu des collines vertes, que j'avais laissеe au milieu de bois apparemment indestructibles. Les vaches, belles par leur taille et leur couleur, mugissaient ? la porte du corral ? la recherche de leurs veaux. Les volailles domestiques еtaient en effervescence, recevant leur ration matinale ; dans les palmiers voisins, еpargnеs par la hache des cultivateurs, les oropendolas se balan?aient bruyamment dans leurs nids suspendus, et au milieu de tout ce joyeux brouhaha, on entendait parfois le cri strident de l'oiseleur qui, depuis son barbecue et armе d'un lance-pierre, chassait les aras affamеs qui voltigeaient au-dessus du champ de ma?s.
Les chiens de l'Antioquien l'ont prеvenu de mon arrivеe par leurs aboiements. Mayo, qui les craignait, s'approcha de moi d'un air maussade. Josе sortit pour m'accueillir, la hache dans une main et le chapeau dans l'autre.
La petite habitation еtait synonyme de travail, d'еconomie et de propretе : tout еtait rustique, mais confortablement arrangе, et chaque chose еtait ? sa place. Le salon de la petite maison, parfaitement balayе, avec des bancs de bambou tout autour, recouvert de nattes de roseau et de peaux d'ours, quelques gravures sur papier enluminеes, reprеsentant des saints, et еpinglеes avec des еpines d'orange sur les murs еcrus, avait ? droite et ? gauche la chambre ? coucher de la femme de Joseph et la chambre ? coucher des filles. La cuisine, faite de roseau et coiffеe de feuilles de la m?me plante, еtait sеparеe de la maison par un petit potager o? persil, camomille, pennyroyal et basilic m?laient leurs ar?mes.
Les femmes semblaient plus soignеes que d'habitude. Les filles, Lucia et Transito, portaient des jupons de sarsen violet, des chemises tr?s blanches avec des robes de dentelle garnies de galons noirs, sous lesquels elles cachaient une partie de leurs chapelets, et des colliers ras-de-cou d'ampoules de verre couleur d'opale. Les tresses еpaisses et couleur de jais de leurs cheveux jouaient dans leur dos au moindre mouvement de leurs pieds nus, prudents et agitеs. Ils me parlaient avec beaucoup de timiditе et c'est leur p?re qui, s'en apercevant, les encourageait en disant : "Ephra?m n'est-il pas le m?me enfant, puisqu'il sort de l'еcole sage et grandi ? Puis ils devinrent plus joviaux et plus souriants : ils nous liaient amicalement avec les souvenirs des jeux de l'enfance, puissants dans l'imagination des po?tes et des femmes. Avec la vieillesse, la physionomie de Josе avait beaucoup gagnе : bien qu'il ne port?t pas la barbe, son visage avait quelque chose de biblique, comme presque tous ceux des vieillards de bonnes mani?res du pays o? il еtait nе : d'abondants cheveux gris ombrageaient son front large et grillе, et ses sourires rеvеlaient une sеrеnitе d'?me. Luisa, sa femme, plus heureuse que lui dans la lutte contre les annеes, conservait dans ses v?tements quelque chose de la mani?re antioquienne, et sa jovialitе constante montrait clairement qu'elle еtait satisfaite de son sort.
Josе me conduisit ? la rivi?re et me raconta ses semailles et sa chasse, tandis que je plongeais dans le marigot diaphane d'o? l'eau se dеversait en une petite cascade. ? notre retour, nous avons trouvе le dеjeuner provocateur servi ? l'unique table de la maison. Le ma?s еtait partout : dans la soupe de mote servie dans des plats en terre vernissеe et dans les arepas dorеes еparpillеes sur la nappe. Le seul couvert еtait croisе sur mon assiette blanche et bordе de bleu.
Mayo s'est assis ? mes pieds, attentif, mais plus humble que d'habitude.
Josе raccommodait une ligne de p?che tandis que ses filles, intelligentes mais honteuses, me servaient avec soin, essayant de deviner dans mes yeux ce qui pouvait me manquer. Elles еtaient devenues beaucoup plus jolies et, de petites filles qu'elles еtaient, еtaient devenues des femmes ? part enti?re.
Apr?s avoir avalе un verre de lait еpais et mousseux, dessert de ce dеjeuner patriarcal, Josе et moi sommes sortis pour observer le verger et les broussailles que je ramassais. Il a еtе еtonnе par mes connaissances thеoriques sur les semailles, et nous sommes rentrеs ? la maison une heure plus tard pour dire au revoir aux filles et ? ma m?re.
J'ai mis autour de sa taille le couteau de montagne du bon vieillard, que je lui avais apportе du royaume ; autour du cou de Trаnsito et de Luc?a, de prеcieux chapelets, et dans les mains de Luisa un mеdaillon qu'elle avait confiе ? ma m?re. J'ai pris le virage de la montagne quand il еtait midi ? l'orеe du jour, selon l'examen du soleil par Josе.
Chapitre X
Au retour, que je fis lentement, l'image de Marie me revint ? la mеmoire. Ces solitudes, ses for?ts silencieuses, ses fleurs, ses oiseaux et ses eaux, pourquoi me parlaient-ils d'elle ? Qu'y avait-il de Marie dans les ombres humides, dans la brise qui agitait le feuillage, dans le murmure de la rivi?re ? C'est que je voyais l'Eden, mais elle manquait ; c'est que je ne pouvais cesser de l'aimer, m?me si elle ne m'aimait pas. Et je respirais le parfum du bouquet de lys sauvages que les filles de Joseph avaient formе pour moi, en pensant qu'ils mеriteraient peut-?tre d'?tre touchеs par les l?vres de Marie : ainsi mes rеsolutions hеro?ques de la nuit avaient еtе affaiblies en si peu d'heures.
D?s mon retour ? la maison, je me suis rendue dans l'atelier de couture de ma m?re : Maria еtait avec elle, mes sCurs еtaient allеes ? la salle de bain. Apr?s avoir rеpondu ? mon salut, Maria a baissе les yeux sur sa couture. Ma m?re s'est rеjouie de mon retour ; elles avaient еtе surprises ? la maison par le retard et m'avaient fait venir ? ce moment-l?. Je lui ai parlе, rеflеchissant aux progr?s de Joseph, et Mayo s'est occupеe de mes robes pour les dеbarrasser des hanches qui s'еtaient prises dans les mauvaises herbes.
Marie leva de nouveau les yeux et les fixa sur le bouquet de lys que je tenais dans ma main gauche, tandis que je m'appuyais de la droite sur le fusil : je crus comprendre qu'elle les dеsirait, mais une crainte indеfinissable, un certain respect pour ma m?re et mes intentions pour la soirеe, m'emp?ch?rent de les lui offrir. Mais je me plaisais ? imaginer la beautе d'un de mes petits lys sur sa chevelure brune et lustrеe. Ils devaient ?tre pour elle, car elle aurait cueilli des fleurs d'oranger et des violettes le matin pour le vase sur ma table. Quand je suis entrе dans ma chambre, je n'y ai pas vu une seule fleur. Si j'avais trouvе une vip?re roulеe sur la table, je n'aurais pas ressenti la m?me еmotion que l'absence des fleurs : son parfum еtait devenu quelque chose de l'esprit de Marie qui errait autour de moi pendant les heures d'еtude, qui se balan?ait dans les rideaux de mon lit pendant la nuit..... Ah, il еtait donc vrai qu'elle ne m'aimait pas, mon imagination visionnaire avait donc pu me tromper ? ce point ! Et que pouvais-je faire du bouquet que j'avais apportе pour elle ? Si une autre femme, belle et sеduisante, avait еtе l? ? ce moment-l?, ? ce moment de ressentiment contre mon orgueil, de ressentiment contre Marie, je le lui aurais donnе ? condition qu'elle le montre ? tous et qu'elle s'en embellisse. Je l'ai portе ? mes l?vres comme pour dire adieu une derni?re fois ? une illusion chеrie, et je l'ai jetе par la fen?tre.
Chapitre XI
Je me suis efforcе d'?tre jovial pendant le reste de la journеe. ? table, je parlais avec enthousiasme des belles femmes de Bogota, et je louais intentionnellement les gr?ces et l'esprit de P***. Mon p?re еtait content de m'entendre : Elo?sa aurait voulu que la conversation d'apr?s-d?ner se prolonge jusqu'? la nuit. Maria еtait silencieuse ; mais il me semblait que ses joues devenaient parfois p?les, et que leur couleur primitive ne leur еtait pas revenue, comme celle des roses qui, pendant la nuit, ont ornе un festin.
Vers la fin de la conversation, Mary avait fait semblant de jouer avec les cheveux de John, mon fr?re de trois ans qu'elle g?tait. Elle l'a supportе jusqu'au bout ; mais d?s que je me suis levе, elle est allеe avec l'enfant dans le jardin.
Tout le reste de l'apr?s-midi et le dеbut de la soirеe, il a fallu aider mon p?re dans son travail de bureau.
? huit heures, apr?s que les femmes eurent dit leurs pri?res habituelles, on nous appela dans la salle ? manger. Alors que nous nous mettions ? table, je fus surpris de voir un des lys sur la t?te de Marie. Il y avait dans son beau visage un tel air de noble, innocente et douce rеsignation que, comme magnеtisе par quelque chose d'inconnu en elle jusqu'alors, je ne pouvais m'emp?cher de la regarder.
Fille aimante et rieuse, femme aussi pure et sеduisante que celles que j'avais r?vеes, je la connaissais ; mais rеsignеe ? mon dеdain, elle еtait nouvelle pour moi. Divinisе par la rеsignation, je me sentais indigne de fixer un regard sur son front.
J'ai mal rеpondu ? certaines questions qui m'ont еtе posеes sur Joseph et sa famille. Mon p?re ne put dissimuler mon embarras et, se tournant vers Marie, il lui dit en souriant :
–Un beau lys dans les cheveux : je n'en ai pas vu de pareil dans le jardin.
Maria, essayant de dissimuler sa perplexitе, rеpondit d'une voix presque imperceptible :
–Il n'y a que des lys de cette sorte dans les montagnes.
J'ai surpris ? ce moment-l? un sourire bienveillant sur les l?vres d'Emma.
–Et qui les a envoyеs ? -demanda mon p?re.
La confusion de Mary еtait dеj? perceptible. Je l'ai regardеe et elle a d? trouver quelque chose de nouveau et d'encourageant dans mes yeux, car elle a rеpondu avec un accent plus ferme :
Ephra?m en a jetе quelques-uns dans le jardin, et il nous a semblе que, vu leur raretе, il еtait dommage qu'ils se perdent : voici l'un d'eux.
Marie, dis-je, si j'avais su que ces fleurs еtaient si prеcieuses, je les aurais gardеes pour vous ; mais je les ai trouvеes moins belles que celles que l'on met chaque jour dans le vase qui est sur ma table.
Elle comprit la cause de mon ressentiment, et un de ses regards me le dit si clairement que je craignis d'entendre les palpitations de mon cCur.
Ce soir-l?, au moment o? la famille quittait le salon, Maria se trouvait par hasard assise pr?s de moi. Apr?s un long moment d'hеsitation, je lui ai finalement dit d'une voix qui trahissait mon еmotion : "Maria, ils еtaient pour toi, mais je n'ai pas trouvе les tiens".
Elle bredouilla quelques excuses lorsque, trеbuchant sur ma main posеe sur le canapе, je retins la sienne par un mouvement indеpendant de ma volontе. Elle s'arr?ta de parler. Ses yeux me regard?rent avec еtonnement et s'еloign?rent des miens. Il passa sa main libre sur son front avec anxiеtе et y appuya sa t?te, enfon?ant son bras nu dans le coussin immеdiat. Enfin, faisant un effort pour dеfaire ce double lien de la mati?re et de l'?me qui nous unissait en un tel moment, elle se leva ; et comme si elle concluait une rеflexion commencеe, elle me dit si doucement que je pouvais ? peine l'entendre : "Alors… je cueillerai chaque jour les plus jolies fleurs", et elle disparut.
Les ?mes comme celle de Marie ignorent le langage mondain de l'amour, mais elles frеmissent ? la premi?re caresse de celui qu'elles aiment, comme le pavot des bois sous l'aile des vents.
Je venais d'avouer mon amour ? Marie ; elle m'avait encouragе ? le lui avouer, s'humiliant comme une esclave pour cueillir ces fleurs. Je me suis rеpеtе ses derni?res paroles avec dеlice ; sa voix murmurait encore ? mon oreille : "Alors je cueillerai chaque jour les plus belles fleurs".
Chapitre XII
La lune, qui venait de se lever, pleine et grande, sous un ciel profond, au-dessus des cr?tes imposantes des montagnes, illuminait les pentes de la jungle, blanchies par endroits par les cimes des yarumos, argentait l'еcume des torrents et rеpandait sa clartе mеlancolique jusqu'au fond de la vallеe. Les plantes exhalaient leurs ar?mes les plus doux et les plus mystеrieux. Ce silence, interrompu seulement par le murmure de la rivi?re, еtait plus agrеable que jamais ? mon ?me.
Appuyе sur les coudes au cadre de ma fen?tre, je m'imaginais la voir au milieu des rosiers parmi lesquels je l'avais surprise ce premier matin : elle y cueillait le bouquet de lys, sacrifiant son orgueil ? son amour. C'еtait moi qui troublerais dеsormais le sommeil enfantin de son cCur : je pouvais dеj? lui parler de mon amour, faire d'elle l'objet de ma vie. Demain ! mot magique, la nuit o? l'on nous dit que l'on est aimе ! Son regard, rencontrant le mien, n'aurait plus rien ? me cacher, elle serait embellie pour mon bonheur et mon orgueil.
Jamais les aubes de juillet dans le Cauca ne furent aussi belles que Maria lorsqu'elle se prеsenta ? moi le lendemain, quelques instants apr?s ?tre sortie du bain, ses cheveux d'еcaille dеtachеs et ? moitiе bouclеs, ses joues d'un rose doucement fanе, mais par moments animеes par le rougissement, et jouant sur ses l?vres affectueuses ce sourire tr?s chaste qui rеv?le chez les femmes comme Maria un bonheur qu'il ne leur est pas possible de dissimuler. Son regard, maintenant plus doux que brillant, montrait que son sommeil n'еtait pas aussi paisible qu'il l'avait еtе. En m'approchant d'elle, je remarquai sur son front une contraction gracieuse et ? peine perceptible, une sorte de sеvеritе feinte dont elle usait souvent avec moi lorsque, apr?s m'avoir еbloui de toute la lumi?re de sa beautе, elle imposait le silence ? mes l?vres, sur le point de rеpеter ce qu'elle savait si bien.
C'еtait dеj? une nеcessitе pour moi de l'avoir constamment ? mes c?tеs, de ne pas perdre un seul instant de son existence abandonnеe ? mon amour ; et heureux de ce que je possеdais, et toujours avide de bonheur, j'essayai de faire un paradis de la maison paternelle. Je parlai ? Maria et ? ma sCur du dеsir qu'elles avaient exprimе de faire quelques еtudes еlеmentaires sous ma direction : elles furent de nouveau enthousiasmеes par le projet, et il fut dеcidе qu'? partir du jour m?me il commencerait.
Ils ont transformе l'un des coins du salon en cabinet d'еtude ; ils ont еpinglе quelques cartes de ma chambre ; ils ont dеpoussiеrе le globe gеographique qui avait еtе ignorе jusqu'? prеsent sur le bureau de mon p?re ; deux consoles ont еtе dеbarrassеes de leurs ornements et transformеes en tables d'еtude. Ma m?re souriait en voyant tout le dеsordre que notre projet impliquait.
Nous nous rencontrions tous les jours pendant deux heures, au cours desquelles j'expliquais un ou deux chapitres de gеographie, et nous lisions un peu d'histoire universelle, et le plus souvent de nombreuses pages du Gеnie du Christianisme. Je pouvais alors apprеcier toute l'еtendue de l'intelligence de Maria : mes phrases еtaient gravеes de fa?on indеlеbile dans sa mеmoire, et sa comprеhension prеcеdait presque toujours mes explications avec un triomphe enfantin.
Emma avait surpris le secret et se rеjouissait de notre bonheur innocent ; comment aurais-je pu lui cacher, lors de ces frеquents entretiens, ce qui se passait dans mon cCur ? Elle avait d? observer mon regard immobile sur le visage envo?tant de sa compagne pendant qu'elle donnait une explication demandеe. Elle avait vu la main de Maria trembler si je la posais sur quelque point cherchе en vain sur la carte. Et chaque fois que, assise pr?s de la table, avec elles debout de part et d'autre de mon si?ge, Marie se penchait pour mieux voir quelque chose dans mon livre ou sur les cartes, son souffle, effleurant mes cheveux, ses tresses, roulant sur ses еpaules, troublaient mes explications, et Emma la voyait se redresser pudiquement.
De temps en temps, les t?ches mеnag?res еtaient portеes ? l'attention de mes disciples, et ma sCur prenait toujours sur elle d'aller les faire, pour revenir un peu plus tard nous rejoindre. C'est alors que mon cCur s'est mis ? battre la chamade. Marie, avec son front gravement enfantin et ses l?vres presque riantes, abandonnait ? la mienne quelques-unes de ses mains fossiles et aristocratiques, faites pour presser des fronts comme celui de Byron ; et son accent, sans cesser d'avoir cette musique qui lui еtait particuli?re, devenait lent et profond, tandis qu'elle pronon?ait des mots doucement articulеs dont j'essaierais en vain de me souvenir aujourd'hui ; car je ne les ai pas rеentendus, parce que prononcеs par d'autres l?vres ils ne sont pas les m?mes, et qu'еcrits sur ces pages ils para?traient dеpourvus de sens. Ils appartiennent ? une autre langue dont, depuis de nombreuses annеes, aucune phrase ne m'est venue ? la mеmoire.
Chapitre XIII
Les pages de Chateaubriand donnent peu ? peu une touche de couleur ? l'imagination de Marie. Si chrеtienne et si pleine de foi, elle se rеjouissait de trouver dans le culte catholique les beautеs qu'elle avait pressenties. Son ?me prenait dans la palette que je lui offrais les couleurs les plus prеcieuses pour tout embellir ; et le feu poеtique, ce don du Ciel qui rend admirables les hommes qui le poss?dent et divinise les femmes qui le rеv?lent malgrе elles, donnait ? son visage des charmes que je ne connaissais pas jusqu'alors dans la physionomie humaine. Les pensеes du po?te, accueillies dans l'?me de cette femme si sеduisante au milieu de son innocence, me revenaient comme l'еcho d'une harmonie lointaine et famili?re qui remue le cCur.
Un soir, un soir comme ceux de mon pays, ornе de nuages violets et de lamiers d'or p?le, beau comme Marie, beau et passager comme il l'еtait pour moi, elle, ma sCur et moi, assis sur la large pierre du talus, d'o? nous pouvions voir ? droite dans la vallеe profonde rouler les courants tumultueux de la rivi?re, et avec la vallеe majestueuse et silencieuse ? nos pieds, j'ai lu l'еpisode d'Atala, et elles deux, admirables dans leur immobilitе et leur abandon, ont entendu de mes l?vres toute cette mеlancolie que le po?te avait recueillie pour "faire pleurer le monde". Ma sCur, posant son bras droit sur l'une de mes еpaules, sa t?te presque jointe ? la mienne, suivait des yeux les lignes que je lisais. Maria, ? demi agenouillеe pr?s de moi, ne quittait pas mon visage de ses yeux humides.
Le soleil s'еtait couchе tandis que je lisais les derni?res pages du po?me d'une voix altеrеe. La t?te p?le d'Emma reposait sur mon еpaule. Maria se cachait le visage avec ses deux mains. Apr?s avoir lu cet adieu dеchirant de Chactas sur la tombe de sa bien-aimеe, adieu qui m'a si souvent arrachе un sanglot : "Dors en paix sur une terre еtrang?re, jeune malheureux ! En rеcompense de ton amour, de ton bannissement et de ta mort, tu es abandonnеe de Chactas lui-m?me." Marie, cessant d'entendre ma voix, dеcouvrit son visage, et d'еpaisses larmes roul?rent sur son visage. Elle еtait aussi belle que la crеation du po?te, et je l'aimais de l'amour qu'il avait imaginе. Nous march?mes lentement et silencieusement vers la maison, et mon ?me et celle de Maria n'еtaient pas seulement еmues par la lecture, elles еtaient envahies par le pressentiment.
Chapitre XIV
Au bout de trois jours, en redescendant de la montagne un soir, il me sembla remarquer un sursaut dans les visages des domestiques que je rencontrais dans les couloirs intеrieurs. Ma sCur me dit que Maria avait eu une crise nerveuse et, ajoutant qu'elle еtait encore insensеe, elle s'effor?a d'apaiser autant que possible ma douloureuse inquiеtude.
Oubliant toute prеcaution, j'entrai dans la chambre o? se trouvait Maria, et ma?trisant la frеnеsie qui m'aurait fait la serrer sur mon cCur pour la ramener ? la vie, je m'approchai de son lit avec perplexitе. Au pied de celui-ci еtait assis mon p?re : il fixa sur moi un de ses regards intenses, et le tournant ensuite sur Marie, sembla vouloir me faire des remontrances en me la montrant. Ma m?re еtait l? ; mais elle ne leva pas les yeux pour me chercher, car, connaissant mon amour, elle me plaignait comme une bonne m?re plaint son enfant, comme une bonne m?re plaint son propre enfant dans une femme aimеe de son enfant.
Je restai immobile ? la regarder, n'osant pas chercher ? savoir ce qu'elle avait. Elle еtait comme endormie : son visage, couvert d'une p?leur mortelle, еtait ? demi cachе par ses cheveux еbouriffеs, dans lesquels s'еtaient froissеes les fleurs que je lui avais donnеes le matin ; son front contractе rеvеlait une souffrance insupportable, et une lеg?re transpiration humectait ses tempes ; des larmes avaient essayе de couler de ses yeux fermеs, qui scintillaient sur les cils de ses paupi?res.
Mon p?re, comprenant toute ma souffrance, se leva pour se retirer ; mais avant de partir, il s'approcha du lit et, prenant le pouls de Marie, dit :
–C'est fini. Pauvre enfant ! C'est exactement le m?me mal que celui dont souffrait sa m?re.
La poitrine de Marie se souleva lentement comme pour former un sanglot, et revenant ? son еtat naturel, elle n'exhala qu'un soupir. Mon p?re еtant parti, je me pla?ai ? la t?te du lit, et oubliant ma m?re et Emma, qui restaient silencieuses, je pris une des mains de Marie sur le coussin, et la baignai dans le torrent de mes larmes jusqu'alors contenues. Elle mesurait tout mon malheur : c'еtait la m?me maladie que celle de sa m?re, morte tr?s jeune d'une еpilepsie incurable. Cette idеe s'empara de tout mon ?tre pour le briser.
Je sentis un mouvement dans cette main inerte, ? laquelle mon souffle ne pouvait rendre la chaleur. Mary commen?ait dеj? ? respirer plus librement, et ses l?vres semblaient lutter pour prononcer un mot. Elle bougeait la t?te d'un c?tе ? l'autre, comme si elle essayait de se dеbarrasser d'un poids еcrasant. Apr?s un moment de repos, elle balbutia des mots inintelligibles, mais enfin mon nom fut clairement per?u parmi eux. Comme je me tenais debout, mon regard la dеvorant, peut-?tre ai-je serrе trop fort mes mains dans les siennes, peut-?tre mes l?vres l'ont-elles appelеe. Elle ouvrit lentement les yeux, comme blessеe par une lumi?re intense, et les fixa sur moi, faisant un effort pour me reconna?tre. Elle se redressa ? demi un instant plus tard : "Qu'y a-t-il ?" dit-elle en me tirant ? l'еcart ; "Que m'est-il arrivе ?" poursuivit-elle en se tournant vers ma m?re. Nous essay?mes de la rassurer, et avec un accent o? il y avait quelque chose de rеprobateur, que je ne pouvais m'expliquer sur le moment, elle ajouta : "Voyez-vous, j'ai eu peur.
Elle еtait, apr?s l'acc?s, dans la douleur et profondеment attristеe. Je retournai la voir le soir, lorsque l'еtiquette еtablie en pareil cas par mon p?re le permit. Au moment o? je lui disais adieu, me tenant la main un instant, elle me dit : "A demain", en insistant sur ce dernier mot, comme elle avait l'habitude de le faire chaque fois que notre conversation еtait interrompue dans une soirеe, attendant avec impatience le lendemain pour la terminer.
Chapitre XV
En sortant dans le corridor qui conduisait ? ma chambre, une brise impеtueuse balan?ait les saules de la cour ; et en approchant du verger, je l'entendais dеchirer les orangers, d'o? s'еlan?aient les oiseaux effrayеs. De faibles еclairs, comme le reflet instantanе d'un bouclier blessе par la lueur d'un incendie, semblaient vouloir illuminer le fond lugubre de la vallеe.
Adossеe ? l'une des colonnes du couloir, sans sentir la pluie qui me fouettait les tempes, je pensais ? la maladie de Marie, sur laquelle mon p?re avait prononcе des paroles si terribles ; mes yeux voulaient la revoir, comme dans les nuits silencieuses et sereines qui ne reviendraient peut-?tre jamais !
Je ne sais pas combien de temps s'est еcoulе, quand quelque chose comme l'aile vibrante d'un oiseau est venu fr?ler mon front. J'ai regardе vers les bois environnants pour le suivre : c'еtait un oiseau noir.
Ma chambre еtait froide ; les roses ? la fen?tre tremblaient comme si elles craignaient d'?tre abandonnеes aux rigueurs du vent d'orage ; le vase contenait dеj?, flеtris et еvanouis, les lys que Marie y avait dеposеs le matin. A ce moment, une rafale de vent еteignit brusquement la lampe, et un coup de tonnerre fit entendre longtemps son grondement ascendant, comme celui d'un char gigantesque s'еlan?ant des pics rocheux de la montagne.
Au milieu de cette nature sanglotante, mon ?me avait une triste sеrеnitе.
L'horloge du salon venait de sonner midi. J'entendis des pas pr?s de ma porte, puis la voix de mon p?re qui m'appelait. "L?ve-toi, dit-il d?s que je rеponds, Maria est encore souffrante.
L'acc?s avait еtе rеpеtе. Au bout d'un quart d'heure, j'еtais pr?t ? partir. Mon p?re me donnait les derni?res indications sur les sympt?mes de la maladie, tandis que le petit Juan Angel noir calmait mon cheval impatient et effrayе. Je montais, ses sabots ferrеs crissaient sur les pavеs, et un instant plus tard je descendais vers les plaines de la vallеe, cherchant le chemin ? la lumi?re de quelques еclairs livides. Je partais ? la recherche du docteur Mayn, qui passait alors une saison dans la campagne ? trois lieues de notre ferme.
L'image de Marie telle que je l'avais vue au lit cet apr?s-midi-l?, alors qu'elle me disait : " A demain ", que peut-?tre elle n'arriverait pas, m'accompagnait et, attisant mon impatience, me faisait mesurer sans cesse la distance qui me sеparait de la fin du voyage ; une impatience que la vitesse du cheval ne suffisait pas ? modеrer,
Les plaines commenc?rent ? dispara?tre, fuyant dans le sens inverse de ma course, comme d'immenses couvertures emportеes par l'ouragan. Les for?ts que je croyais les plus proches de moi semblaient reculer ? mesure que j'avan?ais vers elles. Seul le gеmissement du vent entre les figuiers ombragеs et les chiminangos, seul le sifflement las du cheval et le claquement de ses sabots sur les silex еtincelants, interrompaient le silence de la nuit.
Quelques huttes de Santa Elena se trouvaient sur ma droite, et peu apr?s j'ai cessе d'entendre les aboiements de leurs chiens. Les vaches endormies sur la route ont commencе ? me faire ralentir.
La belle maison des seigneurs de M***, avec sa chapelle blanche et ses bosquets de ceiba, se dessinait au loin dans les premiers rayons de la lune montante, comme un ch?teau dont les tours et les toits auraient еtе effritеs par le temps.
L'Amaime montait avec les pluies de la nuit, et son mugissement me l'annon?ait bien avant que j'eusse atteint le rivage. A la lueur de la lune qui, per?ant le feuillage des rives, allait argenter les vagues, je pouvais voir combien son dеbit avait augmentе. Mais je ne pouvais attendre : j'avais fait deux lieues en une heure, et c'еtait encore trop peu. Je donnai des coups d'еperons ? la croupe du cheval, et, les oreilles rabattues vers le fond de la rivi?re, et s'еbrouant sourdement, il parut calculer l'impеtuositе des eaux qui s'abattaient sur ses pieds : il y plongea les mains, et, comme saisi d'une terreur invincible, il se renversa sur ses jambes et tournoya rapidement. Je lui caressai le cou et humectai sa crini?re, puis je le poussai de nouveau dans la rivi?re ; alors il leva les mains avec impatience, demandant en m?me temps toutes les r?nes, que je lui donnai, craignant d'avoir manquе l'orifice de l'inondation. Il remonta la rive ? une vingtaine de verges, s'appuyant sur le flanc d'un rocher ; il approcha son nez de l'еcume et, la levant aussit?t, il plongea dans le torrent. L'eau me couvrait presque enti?rement et m'arrivait aux genoux. Les vagues s'enroul?rent bient?t autour de ma taille. D'une main je caressais le cou de l'animal, seule partie visible de son corps, tandis que de l'autre j'essayais de lui faire dеcrire la ligne de coupe plus incurvеe vers le haut, car sinon, ayant perdu le bas de la pente, elle еtait inaccessible ? cause de sa hauteur et de la force de l'eau qui se balan?ait sur les branches cassеes. Le danger еtait passе. Je descendis pour examiner les sangles, dont l'une avait еclatе. La noble brute se secoua et, un instant plus tard, je reprenais ma marche.
Apr?s un quart de lieue, je traversai les flots du Nima, humbles, diaphanes et lisses, qui roulaient illuminеs jusqu'? se perdre dans l'ombre des for?ts silencieuses. J'ai quittе la pampa de Santa R., dont la maison, au milieu des bosquets de ceiba et sous le groupe de palmiers qui еl?vent leur feuillage au-dessus de son toit, ressemble, les nuits de lune, ? la tente d'un roi oriental suspendue aux arbres d'une oasis.
Il еtait deux heures du matin lorsque, apr?s avoir traversе le village de P***, je descendis ? la porte de la maison o? habitait le mеdecin.
Chapitre XVI
Le soir du m?me jour, le mеdecin prit congе de nous, apr?s avoir laissе Maria presque compl?tement rеtablie, et lui avoir prescrit un rеgime pour prеvenir une rеcidive de l'accouchement, et promis de lui rendre visite frеquemment. J'еprouvai un soulagement indicible ? l'entendre lui assurer qu'il n'y avait aucun danger, et pour lui, deux fois plus d'affection que je n'en avais eue jusqu'alors pour elle, simplement parce qu'on prеvoyait une guеrison si rapide pour Maria. J'entrai dans sa chambre, d?s que le docteur et mon p?re, qui devait l'accompagner ? une lieue de distance, furent partis. Elle finissait de se tresser les cheveux, se regardant dans un miroir que ma sCur avait posе sur les coussins. Rougissante, elle еcarta le meuble et me dit :
Ce ne sont pas l? les occupations d'une femme malade, n'est-ce pas ? mais je me porte assez bien. J'esp?re que je ne vous causerai plus jamais un voyage aussi dangereux que celui d'hier soir.
Il n'y avait aucun danger lors de ce voyage", ai-je rеpondu.
–La rivi?re, oui, la rivi?re ! J'ai pensе ? cela et ? tant de choses qui pourraient t'arriver ? cause de moi.
Un voyage de trois lieues ? Vous appelez ?a… ?
–Ce voyage au cours duquel vous auriez pu vous noyer, dit ici le docteur, si surpris qu'il ne m'avait pas encore pressе et qu'il en parlait dеj?. Vous et lui, ? votre retour, vous avez d? attendre deux heures que la rivi?re baisse.
–Le mеdecin ? cheval est une mule ; et sa mule patiente n'est pas la m?me chose qu'un bon cheval.
L'homme qui habite la petite maison pr?s du col, m'interrompit Maria, en reconnaissant ce matin ton cheval noir, s'est еtonnе que le cavalier qui s'est jetе dans la rivi?re cette nuit ne se soit pas noyе au moment o? il lui criait qu'il n'y avait pas de guе. Oh, non, non ; je ne veux pas retomber malade. Le docteur ne t'a-t-il pas dit que je ne retomberai pas malade ?
Oui, rеpondis-je, et il m'a promis de ne pas laisser passer deux jours de suite dans cette quinzaine sans venir vous voir.
Ainsi, vous n'aurez plus ? vous dеplacer la nuit. Qu'est-ce que j'aurais fait si…
Tu aurais beaucoup pleurе, n'est-ce pas ? rеpondis-je en souriant.
Il m'a regardе quelques instants et j'ai ajoutе :
Puis-je ?tre s?r de mourir ? tout moment, convaincu que…
–De quoi ?
Et deviner le reste dans mes yeux :
–Toujours, toujours ! ajouta-t-elle presque secr?tement, semblant examiner la magnifique dentelle des coussins.
Et j'ai des choses bien tristes ? vous dire, reprit-il apr?s quelques instants de silence, si tristes qu'elles sont la cause de ma maladie. Vous еtiez sur la montagne. Maman sait tout cela ; et j'ai entendu papa lui dire que ma m?re еtait morte d'une maladie dont je n'ai jamais entendu le nom ; que vous еtiez destinе ? faire une belle carri?re ; et que je… Ah, je ne sais pas si ce que j'ai entendu est vrai – je ne mеrite pas que tu sois comme tu es avec moi.
Des larmes roulent de ses yeux voilеs ? ses joues p?les, qu'elle s'empresse d'essuyer.
Ne dis pas cela, Maria, ne le pense pas, dis-je ; non, je t'en supplie.
–Mais j'en ai entendu parler, et puis je n'en ai plus entendu parler.... Pourquoi, alors ?
–Ecoutez, je vous en prie, je… je… Me permettrez-vous de vous ordonner de ne plus en parler ?
Elle avait laissе tomber son front sur le bras sur lequel elle s'appuyait et dont je serrais la main dans la mienne, lorsque j'entendis dans la pi?ce voisine le bruissement des v?tements d'Emma qui s'approchaient.
Ce soir-l?, ? l'heure du d?ner, mes sCurs et moi еtions dans la salle ? manger et attendions mes parents, qui prenaient plus de temps que d'habitude. Enfin, on les entendit parler dans le salon, comme s'ils terminaient une conversation importante. La noble physionomie de mon p?re montrait, par la lеg?re contraction des extrеmitеs de ses l?vres, et par la petite ride entre ses sourcils, qu'il venait d'avoir une lutte morale qui l'avait bouleversе. Ma m?re еtait p?le, mais sans faire le moindre effort pour para?tre calme, elle me dit en s'asseyant ? table :
Je n'avais pas pensе ? vous dire que Josе еtait venu nous voir ce matin et vous inviter ? une chasse ; mais quand il a appris la nouvelle, il a promis de revenir tr?s t?t demain matin. Savez-vous s'il est vrai qu'une de ses filles se marie ?
–Il essaiera de vous consulter sur son projet", remarque mon p?re distraitement.
C'est probablement une chasse ? l'ours", ai-je rеpondu.
–De l'ours ? Quoi ! Vous chassez l'ours ?
–Oui, monsieur ; c'est une dr?le de chasse que j'ai faite avec lui plusieurs fois.
–Dans mon pays, dit mon p?re, on te prendrait pour un barbare ou un hеros.
–Et pourtant ce jeu est moins dangereux que celui du cerf, qui se pratique tous les jours et partout ; car le premier, au lieu d'obliger les chasseurs ? dеgringoler involontairement ? travers les bruy?res et les cascades, n'exige qu'un peu d'agilitе et de prеcision dans le tir.
Mon p?re, dont le visage n'еtait plus aussi renfrognе qu'auparavant, nous parla de la fa?on dont on chassait le cerf ? la Jama?que et de l'attachement de ses proches ? ce genre de passe-temps, Solomon se distinguant parmi eux par sa tеnacitе, son habiletе et son enthousiasme, dont il nous raconta, en riant, quelques anecdotes.
Lorsque nous nous sommes levеs de table, il s'est approchе de moi et m'a dit :
–Ta m?re et moi avons quelque chose ? te dire ; viens dans ma chambre plus tard.
Lorsque je suis entrе dans la pi?ce, mon p?re еcrivait en tournant le dos ? ma m?re, qui se trouvait dans la partie la moins еclairеe de la pi?ce, assise dans le fauteuil qu'elle occupait toujours lorsqu'elle s'y arr?tait.
Asseyez-vous", dit-il en cessant d'еcrire un instant et en me regardant par-dessus le verre blanc et les miroirs cerclеs d'or.
Au bout de quelques minutes, apr?s avoir soigneusement remis en place le livre de comptes dans lequel il еcrivait, il s'est approchе de mon si?ge et, ? voix basse, a pris la parole :
–J'ai voulu que ta m?re assiste ? cette conversation, car il s'agit d'un sujet grave sur lequel elle a la m?me opinion que moi.
Il se dirigea vers la porte pour l'ouvrir et jeter le cigare qu'il fumait, et continua ainsi :
–Vous ?tes chez nous depuis trois mois, et ce n'est qu'apr?s deux autres que M. A*** pourra commencer son voyage en Europe, et c'est avec lui que vous devez partir. Ce retard, dans une certaine mesure, ne signifie rien, tant parce qu'il nous est tr?s agrеable de vous avoir pr?s de nous apr?s six ans d'absence, pour ?tre suivi par d'autres, que parce que je constate avec plaisir que m?me ici, l'еtude est l'un de vos plaisirs favoris. Je ne vous cache pas, et je ne dois pas le faire, que j'ai con?u de grands espoirs, d'apr?s votre caract?re et vos aptitudes, que vous couronnerez d'еclat la carri?re que vous vous appr?tez ? parcourir. Vous n'ignorez pas que la famille aura bient?t besoin de votre appui, et d'autant plus apr?s la mort de votre fr?re.
Puis, apr?s une pause, il poursuit :
–Il y a dans votre conduite quelque chose qui, je dois vous le dire, n'est pas juste ; vous n'avez que vingt ans, et ? cet ?ge un amour inconsidеrеment entretenu pourrait rendre illusoires toutes les espеrances dont je viens de vous parler. Vous aimez Maria, et je le sais depuis bien des jours, comme il est naturel. Maria est presque ma fille, et je n'aurais rien ? observer si votre ?ge et votre position nous permettaient de songer ? un mariage ; mais ce n'est pas le cas, et Maria est tr?s jeune. Ce ne sont pas l? les seuls obstacles qui se prеsentent ; il y en a un qui est peut-?tre insurmontable, et il est de mon devoir de vous en parler. Mary peut vous entra?ner, et nous avec, dans un malheur lamentable dont elle est menacеe. Le docteur Mayn ose presque assurer qu'elle mourra jeune de la m?me maladie que celle ? laquelle sa m?re a succombе : ce dont elle a souffert hier est une syncope еpileptique qui, prenant de l'ampleur ? chaque acc?s, se terminera par une еpilepsie du pire caract?re que l'on connaisse : c'est ce que dit le docteur. Vous rеpondez maintenant, avec beaucoup de rеflexion, ? une seule question ; rеpondez-y comme l'homme rationnel et le gentleman que vous ?tes ; et ne laissez pas votre rеponse ?tre dictеe par une exaltation еtrang?re ? votre caract?re, en ce qui concerne votre avenir et celui des v?tres. Tu connais l'avis du mеdecin, avis qui mеrite le respect parce que c'est Mayn qui le donne ; le sort de la femme de Salomon t'est connu : si nous y consentions, еpouserais-tu Marie aujourd'hui ?
Oui, monsieur", ai-je rеpondu.
Voulez-vous prendre tout cela en compte ?
–Tout, tout !
–Je pense que je ne m'adresse pas seulement ? un fils, mais au gentleman que j'ai essayе de former en vous.
A ce moment, ma m?re cacha son visage dans son mouchoir. Mon p?re, еmu peut-?tre par ces larmes, et peut-?tre aussi par la rеsolution qu'il trouvait en moi, sachant que sa voix allait lui manquer, cessa de parler pendant quelques instants.
Eh bien, continua-t-il, puisque cette noble rеsolution vous anime, vous conviendrez avec moi que vous ne pouvez ?tre l'еpoux de Maria avant cinq ans. Ce n'est pas ? moi de vous dire qu'elle vous a aimе d?s son enfance, qu'elle vous aime tant aujourd'hui, que des еmotions vives, nouvelles pour elle, sont ce qui, selon Mayn, a fait appara?tre les sympt?mes de la maladie : c'est-?-dire que votre amour et le sien ont besoin de prеcautions, et que j'exige que vous me promettiez dеsormais, dans votre intеr?t, puisque vous l'aimez tant, et dans le sien, de suivre les conseils du docteur, donnеs pour le cas o? ce cas se prеsenterait. Vous ne devez rien promettre ? Marie, car la promesse d'?tre son mari apr?s le dеlai que j'ai fixе rendrait vos rapports plus intimes, ce qui est prеcisеment ce qu'il faut еviter. D'autres explications vous sont inutiles : en suivant cette voie, vous pouvez sauver Marie, vous pouvez nous еpargner le malheur de la perdre.
–En еchange de tout ce que nous vous accordons, dit-il en se tournant vers ma m?re, vous devez me promettre ce qui suit : ne pas parler ? Maria du danger qui la menace, ni lui rеvеler quoi que ce soit de ce qui s'est passе entre nous ce soir. Vous devez aussi savoir ce que je pense de votre mariage avec elle, si sa maladie devait persister apr?s votre retour dans ce pays – car nous allons bient?t ?tre sеparеs pour quelques annеes : en tant que votre p?re et celui de Maria, je n'approuverais pas une telle liaison. En exprimant cette rеsolution irrеvocable, il n'est pas superflu de vous faire savoir que Salomon, dans les trois derni?res annеes de sa vie, a rеussi ? former un capital d'une certaine importance, qui est en ma possession et qui est destinе ? servir de dot ? sa fille. Mais si elle meurt avant son mariage, il devra passer ? sa grand-m?re maternelle, qui se trouve ? Kingston.
Mon p?re resta quelques instants dans la pi?ce. Croyant notre entretien terminе, je me levai pour me retirer ; mais il reprit son si?ge et, dеsignant le mien, il reprit son discours en ces termes.
–Il y a quatre jours, j'ai re?u une lettre de M. de M*** me demandant la main de Maria pour son fils Carlos.
Je n'ai pas pu cacher ma surprise ? ces mots. Mon p?re sourit imperceptiblement avant d'ajouter :
–M. de M*** vous donne quinze jours pour accepter ou non sa proposition, pendant lesquels vous viendrez nous faire la visite que vous m'avez dеj? promise. Tout vous sera facile apr?s ce qui a еtе convenu entre nous.
Bonne nuit, dit-il en me posant chaleureusement la main sur l'еpaule, puissiez-vous ?tre tr?s heureux dans votre chasse ; j'ai besoin de la peau de l'ours que vous tuerez pour la mettre au pied de mon lit de camp.
D'accord", ai-je rеpondu.
Ma m?re m'a tendu la main et m'a pris la mienne :
–Nous vous attendons plus t?t que prеvu ; attention aux animaux !
Tant d'еmotions avaient tourbillonnе autour de moi au cours des derni?res heures que j'avais du mal ? les percevoir toutes, et il m'еtait impossible de faire face ? cette situation еtrange et difficile.
Marie menacеe de mort ; promise ainsi en rеcompense de mon amour, par une absence terrible ; promise ? condition de l'aimer moins ; moi obligе de modеrer un amour si puissant, un amour ? jamais possеdе de tout mon ?tre, sous peine de la voir dispara?tre de la terre comme une des beautеs fugitives de mes r?veries, et d'avoir dеsormais ? para?tre ingrat et insensible peut-?tre ? ses yeux, uniquement par une conduite que la nеcessitе et la raison me for?aient d'adopter ! Je ne pouvais plus entendre ses confidences d'une voix еmue ; mes l?vres ne pouvaient plus toucher m?me l'extrеmitе d'une de ses tresses. A moi ou ? la mort, entre la mort et moi, un pas de plus vers elle serait la perdre ; et la laisser pleurer dans l'abandon еtait une еpreuve au-dessus de mes forces.
L?che cCur ! tu n'as pas еtе capable de te laisser consumer par ce feu qui, mal cachе, pouvait la consumer ? O? est-elle maintenant, maintenant que tu ne palpites plus ; maintenant que les jours et les annеes passent sur moi sans que je sache que je te poss?de ?
Exеcutant mes ordres, Juan Аngel a frappе ? la porte de ma chambre ? l'aube.
–Comment se passe la matinеe ? demandai-je.
–Mala, mon ma?tre, il veut pleuvoir.
–Bien. Va ? la montagne et dis ? Josе de ne pas m'attendre aujourd'hui.
En ouvrant la fen?tre, je regrettais d'avoir envoyе le petit homme noir qui, en sifflant et en fredonnant des bambucos, s'appr?tait ? pеnеtrer dans la premi?re parcelle de for?t.
Un vent froid, hors saison, soufflait des montagnes, secouant les rosiers et balan?ant les saules, et dеtournant dans leur vol les quelques perroquets voyageurs. Tous les oiseaux, luxe du verger les matins joyeux, еtaient silencieux, et seuls les pellars voltigeaient dans les prairies voisines, saluant de leur chant la triste journеe d'hiver.
En peu de temps, les montagnes disparurent sous le voile cendrе d'une forte pluie qui faisait dеj? entendre son grondement croissant en traversant les bois. En moins d'une demi-heure, des ruisseaux troubles et tonitruants coulaient, peignant les meules de foin sur les pentes de l'autre c?tе de la rivi?re, qui, gonflеe, tonnait avec col?re, et que l'on pouvait voir dans les failles lointaines, jaun?tre, dеbordante et boueuse.
Chapitre XVII
Dix jours s'еtaient еcoulеs depuis cette pеnible confеrence. Ne me sentant pas capable de me conformer aux dеsirs de mon p?re quant au nouveau genre de relations qu'il disait que je devais avoir avec Maria, et douloureusement prеoccupе par la proposition de mariage faite par Charles, j'avais cherchе toutes sortes de prеtextes pour m'еloigner de la maison. Je passais ces jours-l?, soit enfermе dans ma chambre, soit chez Josе, errant souvent ? pied. Mes promenades avaient pour compagnons un livre que je n'arrivais pas ? lire, mon fusil de chasse qui ne tirait jamais, et Mayo qui me fatiguait sans cesse. Tandis que moi, envahi par une profonde mеlancolie, je laissais passer les heures cachе dans les endroits les plus sauvages, lui essayait en vain de s'assoupir recroquevillе dans la liti?re de feuilles, d'o? les fourmis le dеlogeaient ou les fourmis et les moustiques le faisaient bondir d'impatience. Quand le vieux se lassait de l'inaction et du silence, qu'il n'aimait pas malgrе ses infirmitеs, il s'approchait de moi et, posant sa t?te sur un de mes genoux, me regardait affectueusement, puis s'en allait m'attendre ? quelques encablures sur le sentier qui menait ? la maison ; Et dans son empressement ? nous mettre en route, quand il m'avait fait suivre, il faisait m?me quelques sauts d'enthousiasme joyeux et juvеnile, dans lesquels, outre qu'il oubliait son sang-froid et sa gravitе sеnile, il s'en tirait avec peu de succ?s.
Un matin, ma m?re est entrеe dans ma chambre et, s'asseyant ? la t?te du lit dont je n'еtais pas encore sorti, elle m'a dit :
–Ce n'est pas possible : tu ne dois pas continuer ? vivre ainsi ; je ne suis pas satisfait.
Comme je restais silencieux, il a continuе :
–Ce que vous faites n'est pas ce que votre p?re a exigе ; c'est beaucoup plus ; et votre conduite est cruelle pour nous, et plus cruelle encore pour Maria. J'еtais persuadеe que tes frеquentes promenades avaient pour but d'aller chez Luisa, ? cause de l'affection qu'on t'y porte ; mais Braulio, qui est venu hier soir, nous a fait savoir qu'il ne t'avait pas vue depuis cinq jours. Qu'est-ce qui te cause cette profonde tristesse, que tu ne peux ma?triser m?me dans les rares moments que tu passes en sociеtе avec la famille, et qui te fait rechercher sans cesse la solitude, comme si c'еtait dеj? une g?ne pour toi d'?tre avec nous ?
Ses yeux sont remplis de larmes.
Marie, madame, rеpondis-je, il doit ?tre enti?rement libre d'accepter ou de ne pas accepter le sort que Charles lui offre ; et moi, en tant qu'ami, je ne dois pas l'illusionner sur les espoirs qu'il doit ? juste titre entretenir d'?tre acceptе.
Je rеvеlais ainsi, sans pouvoir m'en emp?cher, la douleur la plus insupportable qui m'avait tourmentе depuis la nuit o? j'avais entendu la proposition de messieurs de M***. Les pronostics funestes du mеdecin sur la maladie de Maria n'еtaient rien pour moi avant cette proposition ; rien de la nеcessitе d'?tre sеparе d'elle pendant de longues annеes.
Comment avez-vous pu imaginer une telle chose ? -Elle n'a d? voir votre ami que deux fois, une fois lorsqu'il еtait ici pour quelques heures, et une fois lorsque nous sommes allеs rendre visite ? sa famille.
–Mais, ma ch?re, il reste peu de temps pour que ce que j'ai pensе se justifie ou disparaisse. Il me semble que cela vaut la peine d'attendre.
–Vous ?tes tr?s injuste et vous regretterez de l'avoir еtе. Marie, par dignitе et par devoir, sachant qu'elle se ma?trise mieux que vous, cache combien votre conduite la fait souffrir. J'ai peine ? croire ce que je vois ; je suis еtonnеe d'entendre ce que vous venez de dire ; moi qui pensais vous donner une grande joie, et remеdier ? tout en vous faisant conna?tre ce que Mayn nous a dit hier en se sеparant !
Dis-le, dis-le", suppliai-je en me redressant.
–Quel est l'intеr?t ?
Ne sera-t-elle pas toujours… ne sera-t-elle pas toujours ma sCur ?
Ou bien un homme peut-il ?tre un gentleman et faire ce que vous faites ? Non, non ; ce n'est pas ? un de mes fils de faire cela ! Ta soeur ! et tu oublies que tu le dis ? celle qui te conna?t mieux que tu ne te connais toi-m?me ! Ta soeur ! et je sais qu'elle t'a aimе depuis qu'elle vous a couchеs tous deux sur mes genoux ! et c'est maintenant que tu le crois ? maintenant que je suis venu t'en parler, effrayе par les souffrances que la pauvre petite essaie inutilement de me cacher.
–Je ne voudrais pas, un seul instant, vous donner un motif de mеcontentement tel que vous me le faites conna?tre. Dites-moi ce que je dois faire pour remеdier ? ce que vous avez trouvе de rеprеhensible dans ma conduite.
–Tu ne veux pas que je l'aime autant que je t'aime ?
Oui, madame ; et c'est le cas, n'est-ce pas ?
–Il en sera ainsi, bien que j'aie oubliе qu'elle n'a d'autre m?re que moi, et les recommandations de Salomon, et la confiance dont il m'a jugеe digne ; car elle le mеrite, et elle vous aime tant. Le mеdecin nous assure que la maladie de Mary n'est pas celle dont Sara a souffert.
L'a-t-il dit ?
–Oui ; votre p?re, rassurе sur ce point, a tenu ? ce que je vous le fasse savoir.
Alors, est-ce que je peux recommencer ? ?tre avec elle comme avant ? demandai-je d'un air exaspеrе.
–Presque…
Elle m'excusera, n'est-ce pas ? Le mеdecin a dit qu'il n'y avait aucun danger ? -J'ai ajoutе qu'il fallait que Charles le sache.
Ma m?re m'a regardе еtrangement avant de me rеpondre :
–Et pourquoi le lui cacher ? Il est de mon devoir de vous dire ce que je pense que vous devez faire, puisque les messieurs de M*** doivent venir demain, comme ils l'ont annoncе. Dites-le ? Maria cet apr?s-midi. Mais que pouvez-vous lui dire qui suffise ? justifier votre dеtachement, sans passer outre aux ordres de votre p?re ? Et m?me si vous pouviez lui parler de ce qu'il a exigе de vous, vous ne pourriez pas vous excuser, car il y a une cause ? ce que vous avez fait ces jours-ci, que vous ne devez pas dеcouvrir par orgueil et par dеlicatesse. Voil? le rеsultat. Je dois dire ? Marie la vеritable cause de votre chagrin.
Mais si vous le faites, si j'ai еtе lеger en croyant ce que j'ai cru, que pensera-t-elle de moi ?
–Il vous trouvera moins mauvais que de vous considеrer comme capable d'une inconstance et d'une inconsеquence plus odieuses que tout le reste.
–Vous avez raison jusqu'? un certain point ; mais je vous prie de ne rien dire ? Maria de ce dont nous venons de parler. J'ai commis une faute, qui m'a peut-?tre fait souffrir plus qu'elle, et il faut que j'y remеdie ; je vous promets que j'y remеdierai ; je ne demande que deux jours pour le faire convenablement.
Alors, dit-il en se levant pour partir, tu sors aujourd'hui ?
–Oui, madame.
O? allez-vous ?
Je vais rendre ? Emigdio sa visite de bienvenue, et c'est indispensable, car je lui ai fait savoir hier par le majordome de son p?re qu'il m'attendait pour le dеjeuner d'aujourd'hui.
–Mais vous rentrerez t?t.
–A quatre ou cinq heures.
–Venez manger ici.
Es-tu ? nouveau satisfaite de moi ?
Bien s?r que non, rеpondit-il en souriant. Jusqu'au soir, donc : vous transmettrez aux dames mes meilleures salutations, de ma part et de celle des filles.
Chapitre XVIII
J'еtais pr?t ? partir quand Emma est entrеe dans ma chambre. Elle fut surprise de me voir avec un visage rieur.
O? vas-tu si heureux ?", m'a-t-il demandе.
–J'aimerais n'avoir ? me dеplacer nulle part. Pour voir Emigdio, qui se plaint de mon inconstance sur tous les tons, chaque fois que je le rencontre.
–Quelle injustice ! -Il s'est exclamе en riant. Injuste, toi ?
Pourquoi riez-vous ?
–Pauvre chose !
–Non, non : vous riez d'autre chose.
–C'est bien cela", dit-il en prenant un peigne sur la table de bain et en s'approchant de moi. Laissez-moi vous coiffer, car vous savez, monsieur Constant, qu'une des soeurs de votre ami est une jolie fille. Dommage, continua-t-elle en peignant les cheveux ? l'aide de ses mains gracieuses, que ma?tre Ephra?m soit devenu un peu p?le ces jours-ci, car les bugue?as ne peuvent imaginer une beautе virile sans des couleurs fra?ches sur les joues. Mais si la sCur d'Emigdio еtait au courant de....
–Tu es tr?s bavard aujourd'hui.
–Oui ? et tu es tr?s joyeux. Regarde-toi dans le miroir et dis-moi si tu n'as pas l'air bien.
–Quelle visite ! m'exclamai-je en entendant la voix de Maria appeler ma sCur.
–Vraiment. Comme ce serait mieux de se promener sur les sommets du boquerоn de Amaime et de jouir du… grand paysage solitaire, ou de marcher dans les montagnes comme du bеtail blessе, en chassant les moustiques, sans se prеoccuper du fait que le mois de mai est plein de nuches…, la pauvre, c'est impossible.
Maria t'appelle", ai-je interrompu.
–Je sais ? quoi ?a sert.
–Pourquoi ?
–Pour l'aider ? faire quelque chose qu'il ne devrait pas faire.
Pouvez-vous dire lequel ?
Elle attend que j'aille chercher des fleurs pour remplacer celles-l?, dit-elle en montrant celles qui sont dans le vase sur ma table ; et si j'еtais elle, je n'en mettrais pas d'autres l?-dedans.
–Si vous saviez…
–Et si vous saviez…
Mon p?re, qui m'appelait de sa chambre, a interrompu la conversation qui, si elle s'еtait poursuivie, aurait pu faire еchouer ce que j'essayais de faire depuis ma derni?re entrevue avec ma m?re.
Lorsque je suis entrе dans la chambre de mon p?re, il regardait le guichet d'une belle montre ? gousset, et il m'a dit :
–C'est une chose admirable ; elle vaut sans aucun doute les trente livres. Se tournant aussit?t vers moi, il ajouta :
Voici la montre que j'ai commandеe ? Londres ; regardez-la.
Il est bien meilleur que celui que tu utilises", ai-je observе en l'examinant.
Mais celui dont je me sers est tr?s prеcis, et le v?tre est tr?s petit : il faut le donner ? l'une des filles et prendre celui-ci pour vous.
Sans me laisser le temps de le remercier, il a ajoutе :
Allez-vous chez Emigdio ? Dis ? son p?re que je peux prеparer le p?turage pour que nous l'engraissions ensemble, mais que son bеtail doit ?tre pr?t le 15 du mois suivant.
Je retournai immеdiatement dans ma chambre pour prendre mes pistolets. Marie, venant du jardin, au pied de ma fen?tre, tendait ? Emma un bouquet de montenegros, de marjolaine et d'Cillets ; mais le plus beau, par sa taille et sa luxuriance, еtait sur ses l?vres.
Bonjour, Maria", dis-je en me dеp?chant de recevoir les fleurs.
Elle p?lit instantanеment, rеpondit s?chement au salut, et l'Cillet tomba de sa bouche. Elle me tendit les fleurs, en dеposant quelques-unes ? mes pieds, qu'elle ramassa et pla?a ? ma portеe lorsque ses joues redevinrent rouges.
Voulez-vous еchanger tout cela contre l'Cillet que vous aviez sur vos l?vres", ai-je dit en recevant les derniers ?
J'ai marchе dessus", rеpondit-il en baissant la t?te pour la chercher.
–Je vous donnerai tout cela pour lui.
Il est restе dans la m?me attitude sans me rеpondre.
Me permettez-vous de le prendre ?
Il s'est alors penchе pour le prendre et me l'a tendu sans me regarder.
Pendant ce temps, Emma fait semblant d'?tre compl?tement distraite par les nouvelles fleurs.
J'ai serrе la main de Mary en lui remettant l'Cillet dеsirе, en lui disant :
–Merci, merci ! A cet apr?s-midi.
Elle leva les yeux pour me regarder avec l'expression la plus ravie que la tendresse et la pudeur, les reproches et les larmes puissent produire dans les yeux d'une femme.
Chapitre XIX
J'avais parcouru un peu plus d'une lieue et je luttais dеj? pour ouvrir la porte qui donnait acc?s aux mangones de l'hacienda du p?re d'Emigdio. Apr?s avoir vaincu la rеsistance des gonds et de l'arbre moisis, et celle encore plus tenace du pyl?ne, fait d'une grosse pierre, qui, suspendu au toit par un boulon, tourmentait les passants en maintenant fermе ce singulier dispositif, je m'estimais heureux de ne pas m'?tre enlisе dans la fange pierreuse, dont l'?ge respectable se reconnaissait ? la couleur de l'eau stagnante.
Je traversai une courte plaine o? la queue de renard, la broussaille et la ronce dominaient les herbes marеcageuses ; l? broutait quelque cheval meunier ? queue rasеe, des ?nons gambadaient et de vieux ?nes mеditaient, tellement lacеrеs et mutilеs par le transport du bois de chauffage et la cruautе de leurs muletiers, que Buffon aurait еtе perplexe d'avoir ? les classer.
La grande et vieille maison, entourеe de cocotiers et de manguiers, poss?de un toit cendrе et affaissе qui surplombe la grande et dense cacaoy?re.
Je n'avais pas еpuisе tous les obstacles pour y arriver, car je trеbuchai dans les corrals entourеs de tetillal ; et l?, je dus faire rouler les robustes guaduas sur les marches branlantes. Deux noirs vinrent ? mon aide, un homme et une femme : lui n'еtait v?tu que d'une culotte, montrant son dos athlеtique luisant de la sueur particuli?re ? sa race ; elle portait un fula bleu et, en guise de chemise, un mouchoir nouе ? la nuque et nouе ? la ceinture, qui lui couvrait la poitrine. Ils portaient tous deux des chapeaux de roseau, de ceux qui, ? force d'?tre utilisеs, prennent rapidement une couleur de paille.
La paire rieuse et fumante n'allait pas faire moins que d'en dеcoudre avec une autre paire de poulains dont le tour еtait dеj? venu au flеau ; et je savais pourquoi, car je fus frappе par la vue non seulement du noir, mais aussi de son compagnon, armеs de rejos au lasso. Ils criaient et couraient quand je descendis sous l'aile de la maison, sans tenir compte des menaces de deux chiens inhospitaliers qui еtaient couchеs sous les si?ges du corridor.
Quelques harnais de roseaux effilochеs et des selles montеes sur les grilles suffirent ? me convaincre que tous les plans еlaborеs ? Bogota par Emigdio, impressionnе par mes critiques, s'еtaient brisеs contre ce qu'il appelait les cabanes de son p?re. En revanche, l'еlevage du petit bеtail s'еtait considеrablement amеliorе, comme en tеmoignaient les ch?vres de diffеrentes couleurs qui empestaient la cour ; et je constatai la m?me amеlioration chez les volailles, car de nombreux paons salu?rent mon arrivеe par des cris alarmants, et parmi les canards crеoles ou des marais, qui nageaient dans le fossе voisin, quelques-uns des soi-disant Chiliens se distinguaient par leur attitude circonspecte.
Emigdio еtait un excellent gar?on. Un an avant mon retour ? Cauca, son p?re l'envoya ? Bogota pour le mettre sur la voie, comme le disait le bonhomme, d'un marchand et d'un bon nеgociant. Carlos, qui vivait avec moi ? l'еpoque et qui еtait toujours au courant, m?me de ce qu'il ne devait pas savoir, tomba sur Emigdio, je ne sais o?, et le planta devant moi un dimanche matin, le prеcеdant lorsqu'il entra dans notre chambre pour lui dire : "Mec, je vais te tuer de plaisir : je t'ai apportе la plus belle des choses.
Je courus embrasser Emigdio qui, debout ? la porte, avait la figure la plus еtrange que l'on puisse imaginer. Il est insensе de prеtendre le dеcrire.
Mon compatriote еtait venu chargе du chapeau aux cheveux couleur cafе au lait que son p?re, Don Ignacio, avait portе pendant les semaines saintes de sa jeunesse. Qu'il soit trop serrе ou qu'il ait cru bon de le porter ainsi, l'objet formait un angle de quatre-vingt-dix degrеs avec la nuque longue et trapue de notre ami. Cette charpente maigre, ces favoris maigres et flasques, assortis ? la chevelure la plus dеconfite dans sa nеgligence que l'on ait jamais vue, ce teint jaun?tre qui p?le le bord de la route ensoleillеe, le col de la chemise dеsespеrеment rentrе sous les revers d'un gilet blanc dont les pointes еtaient dеtestеes, les bras coincеs dans les manches d'une veste en cuir, le tout dans une ambiance de f?te ; les bras pris dans les manches d'un manteau bleu, la culotte de chambray ? larges boucles de cordoue, et les bottes de peau de cerf polie, еtaient plus que suffisants pour exciter l'enthousiasme de Charles.
Emigdio portait dans une main une paire d'еperons ? grandes oreilles et dans l'autre un volumineux paquet qui m'еtait destinе. Je m'empressai de le dеcharger de tout, prenant un instant pour regarder sеv?rement Carlos qui, allongе sur un des lits de notre chambre, mordait un oreiller en pleurant ? chaudes larmes, ce qui faillit me mettre dans un embarras des plus f?cheux.
Je proposai ? Emigdio de s'asseoir dans le petit salon ; et tandis qu'il choisissait un canapе ? ressorts, le pauvre homme, se sentant couler, fit de son mieux pour trouver quelque chose ? quoi s'accrocher dans l'air ; mais, ayant perdu tout espoir, il se ressaisit du mieux qu'il put, et une fois sur ses pieds, il dit : "Je ne veux pas que tu me fasses de mal :
Qu'est-ce que c'est que ce bordel ! Ce Carlos n'est m?me pas capable de reprendre ses esprits, et maintenant ! Pas еtonnant qu'il riait dans la rue du coup qu'il allait me faire. Et toi aussi ? Eh bien, si ces gens-l? sont les m?mes diables, que penses-tu de celui qu'ils m'ont fait aujourd'hui ?
Carlos est sorti de la pi?ce, profitant de cette heureuse occasion, et nous avons pu rire tous les deux de notre aisance.
–Quel Emigdio ! dit-il ? notre visiteur, asseyez-vous sur cette chaise, qui n'a pas de pi?ge. Il est nеcessaire que vous teniez une laisse.
–Oui", rеpond Emigdio en s'asseyant avec mеfiance, comme s'il craignait un nouvel еchec.
Qu'est-ce qu'ils t'ont fait ? -Il a ri plus que Carlos ne l'a demandе.
Avez-vous vu ? J'еtais sur le point de ne pas leur dire.
–Mais pourquoi ? insista l'implacable Carlos en passant un bras autour de ses еpaules, dis-nous.
Emigdio s'est enfin mis en col?re et nous avons eu du mal ? le contenir. Quelques verres de vin et quelques cigares ratifi?rent notre armistice. En ce qui concerne le vin, notre compatriote fit remarquer que le vin orange fabriquе ? Buga еtait meilleur, et l'anis vert de la vente Paporrina. Les cigares d'Ambalema lui semblaient infеrieurs ? ceux qu'il portait dans ses poches, fourrеs dans des feuilles de bananier sеchеes et parfumеs avec des figues et des feuilles d'oranger hachеes.
Au bout de deux jours, notre Tеlеmaque еtait maintenant convenablement habillе et toilettе par Ma?tre Hilaire ; et bien que ses v?tements ? la mode le mettent mal ? l'aise, et que ses nouvelles bottes le fassent ressembler ? un chandelier, il dut se soumettre, stimulе par la vanitе et par Charles, ? ce qu'il appelait un martyre.
Une fois installе dans la maison o? nous vivions, il nous amusait, apr?s le d?ner, en racontant ? nos logeuses les aventures de son voyage et en donnant son avis sur tout ce qui avait attirе votre attention dans la ville. Dans la rue, c'еtait diffеrent, car nous еtions obligеs de le laisser ? lui-m?me, c'est-?-dire ? l'impertinence joviale des selliers et des marchands ambulants, qui couraient l'assiеger d?s qu'ils l'apercevaient, pour lui offrir des chaises Chocontan, des arretrancas, des zamarros, des bretelles et mille babioles.
Heureusement, Emigdio avait dеj? terminе toutes ses courses lorsqu'il a appris que la fille de la ma?tresse de maison, une fille facile, insouciante et rieuse, mourait d'envie de le voir.
Charles, sans s'arr?ter aux bars, rеussit ? le convaincre que Micaelina avait jusqu'alors dеdaignе les courtisaneries de tous les convives ; mais le diable, qui ne dort pas, fit surprendre ? Emigdio son enfant et sa bien-aimеe un soir dans la salle ? manger, alors qu'ils croyaient le malheureux endormi, car il еtait dix heures, heure ? laquelle il еtait habituellement dans son troisi?me sommeil ; habitude qu'il justifiait en se levant toujours de bonne heure, m?me s'il grelottait de froid.
Quand Emigdio vit ce qu'il avait vu et entendit ce qu'il avait entendu, ce qui, si seulement il n'avait rien vu ni entendu pour sa tranquillitе et la n?tre, il ne pensa qu'? accеlеrer sa marche.
Comme il n'avait rien ? me reprocher, il s'est confiе ? moi la veille du voyage et m'a dit, entre autres choses, ce qu'il avait ? se reprocher :
? Bogota, il n'y a pas de dames : ce sont toutes… des dragueurs ? sept semelles. Quand celle-ci l'a fait, qu'est-ce qu'on attend ? J'ai m?me peur de ne pas lui dire au revoir. Il n'y a rien de tel que les filles de chez nous ; ici, il n'y a que du danger. Tu vois Carlos : c'est un corpus altar, il se couche ? onze heures du soir, et il est plus imbu de lui-m?me que jamais. Laisse-le, je le dirai ? Don Chomo pour qu'il lui mette les cendres. J'admire de te voir ne penser qu'? tes еtudes.
Emigdio s'en va donc, et avec lui l'amusement de Carlos et Micaelina.
Tel еtait, en somme, l'honorable et amical ami auquel j'allais rendre visite.
M'attendant ? le voir arriver de l'intеrieur de la maison, j'ai cеdе la place ? l'arri?re, l'entendant me crier dessus alors qu'il sautait par-dessus une cl?ture pour entrer dans la cour :
–Enfin, imbеcile ! Je croyais que tu m'avais laissе t'attendre. Assieds-toi, j'arrive. Et il se mit ? laver ses mains ensanglantеes dans le fossе de la cour.
Que faisais-tu ? lui ai-je demandе apr?s nos salutations.
–Comme c'est aujourd'hui le jour de l'abattage, et que mon p?re s'est levе de bonne heure pour aller aux enclos, je rationnais les noirs, ce qui est une corvеe ; mais je ne suis pas occupеe maintenant. Ma m?re est tr?s impatiente de vous voir, je vais lui faire savoir que vous ?tes l?. Qui sait si on arrivera ? faire sortir les filles, parce qu'elles sont de plus en plus fermеes d'esprit.
–Choto ! cria-t-il ; et bient?t apparut un petit homme noir, ? moitiе nu, avec des sultanes mignonnes et un bras sec et cicatrisе.
–Emm?ne ce cheval au canot et nettoie le poulain pour moi.
Et se tournant vers moi, ayant remarquе mon cheval, il ajouta :
–Carrizo avec le retinto !
Comment le bras de ce gar?on s'est-il brisе comme ?a ? demandai-je.
–Ils sont si durs, ils sont si durs ! Il n'est bon qu'? s'occuper des chevaux.
On commen?a bient?t ? servir le dеjeuner, tandis que j'еtais avec Do?a Andrea, la m?re d'Emigdio, qui avait presque laissе son fichu sans franges, et pendant un quart d'heure nous rest?mes seuls ? parler.
Emigdio est allе enfiler une veste blanche pour s'asseoir ? table ; mais il nous a d'abord prеsentе une femme noire parеe d'une cape pastouze avec un mouchoir, portant une magnifique serviette brodеe suspendue ? l'un de ses bras.
La salle ? manger nous a servi de salle ? manger, dont l'ameublement еtait rеduit ? de vieux canapеs en peau de vache, quelques retables reprеsentant des saints de Quito, accrochеs en hauteur sur les murs pas tr?s blancs, et deux petites tables dеcorеes de coupes de fruits et de perroquets en pl?tre.
? vrai dire, il n'y avait rien de grandiose au dеjeuner, mais la m?re et les sCurs d'Emigdio savaient comment l'organiser. La soupe de tortillas aromatisеe aux herbes fra?ches du jardin, les bananes plantains frites, la viande r?pеe et les beignets de farine de ma?s, l'excellent chocolat local, le fromage de pierre, le pain au lait et l'eau servie dans de grandes cruches d'argent ne laissaient rien ? dеsirer.
Pendant que nous dеjeunions, j'ai aper?u l'une des filles par une porte entrouverte ; son joli petit visage, еclairе par des yeux noirs comme des chambimbes, laissait supposer que ce qu'elle cachait devait ?tre en parfaite harmonie avec ce qu'elle montrait.
J'ai pris congе de Mme Andrea ? onze heures, car nous avions dеcidе d'aller voir Don Ignacio dans les paddocks o? il faisait du rodеo, et de profiter du voyage pour prendre un bain dans l'Amaime.
Emigdio enl?ve sa veste et la remplace par une ruana filetеe ; il enl?ve ses bottes chaussettes pour mettre des espadrilles usеes ; il attache des collants blancs en peau de ch?vre velue ; il met un grand chapeau Suaza avec une couverture en percale blanche, et monte l'ovin en prenant la prеcaution de lui bander les yeux avec un mouchoir au prеalable. Comme le poulain se mettait en boule et cachait sa queue entre ses jambes, le cavalier lui cria : "Tu viens avec ta ruse !" en lui dеcochant aussit?t deux coups de fouet retentissants avec le lamantin Palmiran qu'il brandissait. Alors, apr?s deux ou trois corcovos, qui n'ont m?me pas fait bouger le monsieur sur sa selle de Chocontan, je suis montе et nous sommes partis.
Alors que nous arrivions sur le lieu du rodеo, distant de la maison de plus d'une demi-lieue, mon compagnon, apr?s avoir profitе du premier plat apparent pour tourner et gratter le cheval, entra dans une conversation ? b?tons rompus avec moi. Il dеballait tout ce qu'il savait sur les prеtentions matrimoniales de Carlos, avec qui il avait renouе des liens d'amitiе depuis qu'ils s'еtaient retrouvеs dans le Cauca.
Qu'en dites-vous ? finit-il par me demander.
J'ai sournoisement esquivе la rеponse et il a continuе :
–A quoi bon le nier ? Charles est un travailleur : une fois qu'il est convaincu qu'il ne peut pas ?tre planteur ? moins de mettre de c?tе ses gants et son parapluie d'abord, il doit bien se dеbrouiller. Il se moque encore de moi quand je fais du lasso, de la cl?ture et du barbecue pour les mules ; mais il doit faire la m?me chose ou dispara?tre. Ne l'avez-vous pas vu ?
–Non.
Crois-tu qu'il n'aille pas se baigner ? la rivi?re quand le soleil est fort, et que si on ne selle pas son cheval, il ne monte pas ? cheval, tout cela parce qu'il ne veut pas bronzer et se salir les mains ? Pour le reste, c'est un gentleman, c'est s?r : il n'y a pas huit jours qu'il m'a sorti d'un mauvais pas en me pr?tant deux cents patacones dont j'avais besoin pour acheter des gеnisses. Il sait qu'il n'y a rien ? perdre, mais c'est ce qui s'appelle servir ? temps. Quant ? son mariage… Je vais vous dire une chose, si vous me proposez de ne pas vous br?ler.
–Dis, mec, dis ce que tu veux.
–Dans votre maison, on semble vivre avec beaucoup de tonus ; et il me semble qu'une de ces petites filles еlevеes parmi les suies, comme celles des contes, a besoin d'?tre traitеe comme une chose bеnie.
Il rit et continue :
–Je dis cela parce que ce Don Jerоnimo, le p?re de Carlos, a plus de coquilles qu'un siete-cueros, et il est aussi dur qu'un piment. Mon p?re ne peut pas le voir car il l'a impliquе dans un conflit foncier et je ne sais quoi d'autre. Le jour o? il le trouve, le soir, nous devons lui donner des onguents de yerba mora et le frictionner avec de l'aguardiente et du malambo.
Nous еtions arrivеs sur le site du rodеo. Au milieu du corral, ? l'ombre d'un guаsimo et ? travers la poussi?re soulevеe par les taureaux en mouvement, je dеcouvris Don Ignacio, qui s'approcha pour me saluer. Il montait un quarter horse rose et grossier, harnachе d'une еcaille dont l'еclat et la dеcrеpitude proclamaient ses mеrites. La maigre figure du riche propriеtaire еtait ainsi dеcorеe : de minables pauldrons de lion ? tiges ; des еperons d'argent ? boucles ; une veste de drap dеfait et une ruana blanche surchargеe d'amidon ; pour couronner le tout, un еnorme chapeau Jipijapa, de ceux qu'on appelle quand le porteur galope : Sous son ombre, le grand nez et les petits yeux bleus de Don Ignacio jouaient le m?me jeu que sur la t?te d'un paletоn empaillе, les grenats qu'il porte en guise de pupilles et le long bec.
J'ai racontе ? Don Ignacio ce que mon p?re m'avait dit au sujet du bеtail qu'ils devaient engraisser ensemble.
Il rеpondit : "C'est bon, dit-il, tu vois bien que les gеnisses ne peuvent pas ?tre meilleures : elles ressemblent toutes ? des tours. Tu ne veux pas entrer et t'amuser un peu ?
Les yeux d'Emigdio s'еcarquillent en regardant les cow-boys ? l'Cuvre dans le corral.
–Ah tuso ! cria-t-il ; "Attention ? ne pas desserrer le pial.... A la queue ! ? la queue !
Je me suis excusе aupr?s de Don Ignacio, le remerciant en m?me temps ; il a continuе :
Rien, rien ; les Bogotanos ont peur du soleil et des taureaux fеroces ; c'est pourquoi les gar?ons sont g?tеs dans les еcoles de l?-bas. Ne me laissez pas vous mentir, ce joli gar?on, fils de Don Chomo : ? sept heures du matin, je l'ai rencontrе sur la route, enveloppе dans un foulard, de sorte qu'un seul Cil еtait visible, et avec un parapluie !.... Vous, ? ce que je vois, vous n'utilisez m?me pas ce genre de choses.
A ce moment, le cow-boy criait, la marque au fer rouge ? la main, l'appliquant sur la palette de plusieurs taureaux couchеs et attachеs dans le corral : "Un autre… un autre".... Chacun de ces cris еtait suivi d'un mugissement, et Don Ignacio utilisait son canif pour faire une entaille de plus sur un b?ton de guasimo qui servait de foete.
Comme le bеtail pouvait ?tre dangereux lorsqu'il se levait, Don Ignacio, apr?s avoir re?u mes adieux, s'est mis ? l'abri en entrant dans un corral voisin.
L'endroit choisi par Emigdio sur la rivi?re еtait le meilleur endroit pour profiter de la baignade qu'offrent les eaux de l'Amaime en еtе, surtout au moment o? nous avons atteint ses rives.
Des guabos churimos, sur les fleurs desquels flottent des milliers d'еmeraudes, nous offraient une ombre dense et une liti?re de feuilles amortissantes o? nous еtendions nos ruanas. Au fond de la profonde piscine qui s'еtendait ? nos pieds, m?me les plus petits cailloux еtaient visibles et des sardines argentеes s'y еbattaient. En contrebas, sur les pierres non recouvertes par les courants, des hеrons bleus et des aigrettes blanches p?chaient ? l'Cil ou peignaient leur plumage. Sur la plage en face, de belles vaches еtaient couchеes, des aras cachеs dans le feuillage des cachimbo jacassaient ? voix basse, et allongеs sur les hautes branches, un groupe de singes dormaient dans un abandon paresseux. Les cigales rеsonnent partout de leurs chants monotones. Un ou deux еcureuils curieux passaient ? travers les roseaux et disparaissaient rapidement. Plus loin dans la jungle, nous entendions de temps en temps le trille mеlancolique des chilacoas.
Accroche tes collants loin d'ici", dis-je ? Emigdio, "sinon nous allons sortir du bain avec un mal de t?te.
Il rit de bon cCur et m'observe alors que je les dеpose sur la fourche d'un arbre lointain :
Voulez-vous que tout sente la rose ? L'homme doit sentir la ch?vre.
–S?rement ; et pour prouver que vous y croyez, vous portez dans vos collants tout le musc d'un chevrier.
Pendant notre bain, que ce soit la nuit et les rives d'un beau fleuve qui m'aient donnе envie de me confier ? lui, ou que ce soit parce que j'avais laissе des traces pour que mon ami se confie ? moi, il m'avoua qu'apr?s avoir gardе quelque temps le souvenir de Micaelina comme une relique, il еtait tombе еperdument amoureux d'une belle ?apanguita, faiblesse qu'il essayait de cacher ? la malice de Don Ignacio, puisque ce dernier chercherait ? le contrarier, parce que la jeune fille n'еtait pas une dame ; Et il finit par raisonner ainsi :
–Comme s'il pouvait me convenir d'еpouser une dame pour la servir au lieu d'?tre servi ! Et le gentleman que je suis, que diable pourrais-je faire avec une femme de cette sorte ? Mais si vous connaissiez Zoila ? Mon Dieu ! je ne vous lasse pas ; vous en feriez m?me des vers ; quels vers ! vous en auriez l'eau ? la bouche : ses yeux pourraient faire voir un aveugle ; elle a le rire le plus sournois, les pieds les plus jolis, et une taille qui....
Doucement", l'ai-je interrompu : "Tu veux dire que tu es si frеnеtiquement amoureux que tu te noieras si tu ne l'еpouses pas ?
–Je me marie m?me si le pi?ge m'emporte !
–Avec une femme du village ? sans le consentement de votre p?re ? Je vois : vous ?tes un homme ? barbe, et vous devez savoir ce que vous faites. Et Charles a-t-il des nouvelles de tout cela ?
–A Dieu ne plaise ! A Dieu ne plaise ! A Buga, ils l'ont dans la paume des mains et que voulez-vous qu'ils aient dans la bouche ? Heureusement, Zoila vit ? San Pedro et ne se rend ? Buga que tous les deux ou trois jours.
–Mais vous me le montrerez.
–C'est une autre affaire pour vous ; je vous emm?nerai quand vous voudrez.
? trois heures de l'apr?s-midi, j'ai quittе Emigdio, en m'excusant de mille fa?ons de ne pas avoir mangе avec lui, et je suis rentrеe ? la maison ? quatre heures.
Chapitre XX
Ma m?re et Emma sont sorties dans le couloir pour m'accueillir. Mon p?re еtait parti ? cheval pour visiter l'usine.
Peu apr?s, on m'appela dans la salle ? manger, et je ne tardai pas ? y aller, car je m'attendais ? y trouver Maria ; mais je fus trompе, et comme je la demandais ? ma m?re, c'est elle qui me rеpondit :
Comme les messieurs viennent demain, les filles sont occupеes ? faire des bonbons, et je pense qu'elles les ont terminеs et qu'elles vont venir maintenant.
Je m'appr?tais ? me lever de table lorsque Josе, qui venait de la vallеe vers la montagne avec deux mules chargеes de canne-brava, s'arr?ta sur la hauteur qui domine l'intеrieur et me cria dessus :
–Je ne peux pas y aller, parce que je porte une ch?cara et qu'il fait nuit. Je laisserai un message aux filles. Soyez tr?s matinal demain, car la chose est s?re.
Eh bien", ai-je rеpondu, "je viendrai tr?s t?t ; je dirai bonjour ? tout le monde.
–N'oubliez pas les granulеs !
Et en me faisant signe de son chapeau, il a continuе ? monter la colline.
Je suis allеe dans ma chambre pour prеparer le fusil, non pas tant parce qu'il fallait le nettoyer que parce que je cherchais une excuse pour ne pas rester dans la salle ? manger, o? Maria ne s'еtait finalement pas montrеe.
J'avais une bo?te de pistons ouverte dans la main quand j'ai vu Maria venir vers moi, m'apportant le cafе, qu'elle a go?tе avec une cuill?re avant de me voir.
Les pistons se sont rеpandus sur le sol d?s qu'il s'est approchе de moi.
Sans se rеsoudre ? me regarder, elle me souhaita le bonsoir, et posant d'une main mal assurеe la soucoupe et la tasse sur la balustrade, elle chercha un instant de ses yeux l?ches les miens, qui la firent rougir ; puis, s'agenouillant, elle se mit ? ramasser les pistons.
Ne fais pas ?a", ai-je dit, "je le ferai plus tard".
J'ai un tr?s bon oeil pour les petites choses, rеpondit-il ; voyons la petite bo?te.
Il tendit la main pour la rencontrer, s'exclamant ? sa vue :
–Oh, ils ont tous еtе arrosеs !
Il n'еtait pas plein", ai-je observе en l'aidant.
Et que tu en auras besoin demain", dit-il en soufflant la poussi?re sur ceux qu'il tenait dans la paume rosеe de l'une de ses mains.
Pourquoi demain et pourquoi ceux-ci ?
–Parce que, comme cette chasse est dangereuse, je pense que manquer une piq?re serait terrible, et je sais par la petite bo?te que ce sont celles que le mеdecin vous a donnеes l'autre jour, en disant qu'elles еtaient anglaises et tr?s bonnes.....
–Vous entendez tout.
–J'aurais parfois donnе n'importe quoi pour ne pas entendre. Peut-?tre vaudrait-il mieux ne pas continuer cette chasse.... Josе vous a laissе un message chez nous.
Voulez-vous que je n'y aille pas ?
Et comment pourrais-je exiger cela ?
–Pourquoi pas ?
Il m'a regardе et n'a pas rеpondu.
Je crois qu'il n'y en a plus, dit-il en se levant et en regardant le sol autour de lui ; je m'en vais. Le cafе sera froid ? cette heure.
Essayez-le.
–Mais ne finissez pas de charger ce fusil maintenant..... C'est bon", ajoute-t-il en touchant la tasse.
–Je vais ranger le fusil et le prendre ; mais ne partez pas.
J'еtais entrе dans ma chambre et j'en еtais ressorti.
Il y a beaucoup ? faire l?-dedans.
Oh, oui", ai-je rеpondu, "je prеpare des desserts et des galas pour demain, alors tu pars ?
Il fit un mouvement des еpaules, tout en penchant la t?te d'un c?tе, ce qui signifiait : comme vous voulez.
Je te dois une explication", dis-je en m'approchant d'elle. Veux-tu m'еcouter ?
N'ai-je pas dit qu'il y a des choses que je ne voudrais pas entendre ? rеpondit-il en faisant vibrer les pistons ? l'intеrieur de la bo?te.
–Je pensais que ce que je…
–C'est vrai ce que vous allez dire, ce que vous croyez.
–Quoi ?
–Que je t'entende, mais pas cette fois.
Vous devez avoir une mauvaise opinion de moi ces jours-ci !
Elle a lu, sans me rеpondre, les panneaux de la caisse enregistreuse.
Je ne vous dirai donc rien ; mais dites-moi ce que vous avez supposе.
–Quel est l'intеr?t ?
–Tu veux dire que tu ne me permettras pas non plus de m'excuser aupr?s de toi ?
–Ce que je voudrais savoir, c'est pourquoi vous avez fait cela ; mais j'ai peur de le savoir, car je n'ai donnе aucune raison pour cela ; et j'ai toujours pensе que vous en aviez que je ne devais pas conna?tre...... Mais comme tu sembles ? nouveau heureux, je le suis aussi.
–Je ne mеrite pas que tu sois aussi bon que tu l'es pour moi.
C'est peut-?tre moi qui ne mеrite pas....
–J'ai еtе injuste envers vous, et si vous le permettez, je vous demanderai ? genoux de me pardonner.
Ses yeux longuement voilеs brillent de toute leur beautе et il s'exclame :
–Oh, non, mon Dieu ! J'ai tout oubliе… vous entendez bien ? tout ! Mais ? une condition, ajouta-t-il apr?s une courte pause.
–Ce que vous voulez.
–Le jour o? je ferai ou dirai quelque chose qui te dеplaira, tu me le diras et je ne le ferai ni ne le dirai plus. C'est facile, non ?
Ne devrais-je pas exiger la m?me chose de vous ?
–Non, car je ne peux pas vous conseiller, et je ne sais pas toujours si ce que je pense est le mieux ; d'ailleurs, vous savez ce que je vais vous dire avant que je ne vous le dise.
Es-tu donc s?re de vivre convaincue que je t'aime de toute mon ?me ? dis-je d'une voix basse et еmue.
–Oui, oui", rеpondit-il tr?s tranquillement ; et me touchant presque les l?vres d'une main pour me signifier de me taire, il fit quelques pas vers le salon.
Qu'est-ce que tu vas faire ? -J'ai rеpondu.
–Tu n'entends pas que John m'appelle et pleure parce qu'il ne me trouve pas ?
Indеcise un instant, il y avait dans son sourire une telle douceur et dans son regard une telle langueur amoureuse, qu'elle avait dеj? disparu et que je la regardais encore avec ravissement.
Chapitre XXI
Le lendemain, ? l'aube, je pris le chemin de la montagne, accompagnе de Juan Angel, qui portait quelques cadeaux de ma m?re pour Luisa et les filles. Mayo nous suivait : sa fidеlitе еtait supеrieure ? tout ch?timent, malgrе quelques mauvaises expеriences qu'il avait eues dans ce genre d'expеditions, indignes de son ?ge.
Apr?s le pont de la rivi?re, nous avons rencontrе Josе et son neveu Braulio, qui еtaient dеj? venus me chercher. Braulio me parla de son projet de chasse, qui se rеsumait ? porter un coup prеcis ? un tigre cеl?bre dans les environs, qui avait tuе quelques agneaux. Il avait pistе l'animal et dеcouvert une de ses tani?res ? la source de la rivi?re, ? plus d'une demi-lieue au-dessus de la possession.
Juan Angel a cessе de transpirer en entendant ces dеtails et, posant le panier qu'il portait sur la liti?re de feuilles, il nous a regardеs avec des yeux comme s'il nous еcoutait parler d'un projet d'assassinat.
Joseph poursuit ainsi son plan d'attaque :
–Je rеponds avec mes oreilles qu'il ne nous quitte pas. Nous verrons bien si le Vallonien Lucas est aussi fiable qu'il le prеtend. Je rеponds ? Tiburcio : apporte-t-il les grosses munitions ?
Oui, rеpondis-je, et l'arme longue.
Aujourd'hui, c'est le jour de Braulio. Il est tr?s impatient de te voir jouer, car je lui ai dit que toi et moi, nous nous trompons de coup lorsque nous visons le front d'un ours et que la balle lui traverse un Cil.
Il rit bruyamment en tapant sur l'еpaule de son neveu.
Eh bien, allons-y, continua-t-il, mais que le petit homme noir apporte ces lеgumes ? la dame, car je reviens", et il jeta le panier de Juan Аngel sur son dos, en disant : "Ce sont des douceurs que la fille Mar?a met dehors pour son cousin ?
–Il y aura quelque chose que ma m?re enverra ? Luisa.
–Je l'ai vue hier matin, aussi fra?che et jolie que jamais. Elle ressemble ? un bouton de rose de Castille.
–C'est bon maintenant.
Et qu'est-ce que tu fais l?, dit Josе ? Juan Аngel, et pourquoi tu ne sors pas d'ici, esp?ce de n?gre ? Prends la guambia et va-t'en, pour que tu reviennes vite, parce que plus tard, ce ne sera pas bon pour toi d'?tre seul par ici. Il n'y a pas besoin de dire quoi que ce soit en bas.
–Attention ? ne pas revenir ! -J'ai criе quand il еtait de l'autre c?tе de la rivi?re.
Juan Аngel disparut dans les roseaux comme un guat?n effrayе.
Braulio еtait un jeune gar?on de mon ?ge. Il y a deux mois, il еtait venu de la province pour accompagner son oncle, et il еtait amoureux fou, depuis longtemps, de sa cousine Trаnsito.
La physionomie du neveu avait toute la noblesse qui rendait le vieillard intеressant ; mais ce qu'il y avait de plus remarquable, c'еtait une jolie bouche, sans barbiche encore, dont le sourire fеminin contrastait avec l'еnergie virile des autres traits. Doux de caract?re, beau et infatigable dans son travail, il еtait un trеsor pour Josе et le mari le plus appropriе pour Trаnsito.
Madame Louise et les filles sont venues m'accueillir ? la porte de la cabane, rieuses et affectueuses. Nos frеquentes relations depuis quelques mois avaient rendu les filles moins timides avec moi. Joseph lui-m?me, lors de nos chasses, c'est-?-dire sur le champ de bataille, exer?ait sur moi une autoritе paternelle qui disparaissait lorsqu'elles venaient ? la maison, comme si notre amitiе loyale et simple еtait un secret.
–Enfin, enfin ! -dit Madame Louise en me prenant par le bras pour me conduire dans le salon, sept jours !
Les filles me regardent en souriant d'un air malicieux.
–Mais Jеsus, comme il est p?le, s'еcria Louisa en me regardant de plus pr?s. Ce n'est pas bien ; si tu venais souvent ici, tu aurais la taille d'un gros homme.
–Et ? quoi je ressemble pour vous ? dis-je aux filles.
–Je le dis", dit Transito. Transito : "Eh bien, qu'allons-nous penser de lui, s'il est l?-bas ? еtudier et…
–Nous avons eu tant de bonnes choses pour toi, interrompit Lucia : nous avons laissе la premi?re badea du nouveau buisson ab?mеe, en t'attendant : jeudi, pensant que tu viendrais, nous avons eu une si bonne cr?me anglaise pour toi....
–Et quel peje, hein Luisa ? -ajouta Josе, si c'est l? l'еpreuve, nous ne savions que faire de lui. Mais il avait des raisons de ne pas venir, continua-t-il d'un ton grave ; il y avait des raisons ; et comme tu vas bient?t l'inviter ? passer toute une journеe avec nous ? n'est-ce pas, Braulio ?
Oui, oui, faisons la paix et parlons-en. C'est quand le grand jour, Mme Luisa ? C'est quand, Trаnsito ?
Elle еtait folle ? lier et, pour tout l'or du monde, elle n'aurait pas levе les yeux pour voir son petit ami.
C'est tard, dit Luisa ; ne vois-tu pas que la petite maison a besoin d'?tre blanchie et que les portes doivent ?tre posеes ? Ce sera le jour de Notre-Dame de Guadalupe, car Trаnsito est son dеvot.
Et quand est-ce que c'est le cas ?
–Et tu ne le sais pas ? Eh bien, le 12 dеcembre. Ces gars ne t'ont-ils pas dit qu'ils voulaient faire de toi leur parrain ?
–Non, et je ne pardonne pas ? Transit d'avoir tardе ? m'annoncer cette bonne nouvelle.
–J'ai dit ? Braulio de te le dire, parce que mon p?re pensait que c'еtait mieux ainsi.
–Je vous suis reconnaissant de ce choix comme vous ne pouvez l'imaginer ; mais c'est dans l'espoir que vous ferez bient?t de moi une compadre.
Braulio regarda tendrement sa belle еpouse et, g?nеe, elle s'empressa d'aller prеparer le dеjeuner, emmenant Lucia avec elle.
Mes repas chez Josе n'avaient plus rien ? voir avec ceux que j'ai dеcrits ? une autre occasion : je faisais partie de la famille ; et sans aucun couvert, ? l'exception de celui qu'on me donnait toujours, je recevais ma ration de frisoles, de mazamorra, de lait et de chamois des mains de Mme Luisa, assise ni plus ni moins que Josе et Braulio, sur un banc en racine de guadua. Ce n'est pas sans difficultе que je les ai habituеs ? me traiter de la sorte.
Des annеes plus tard, parcourant les montagnes du pays de Joseph, je vis, au coucher du soleil, de joyeux paysans arriver ? la cabane o? l'on me donnait l'hospitalitе : apr?s avoir louе Dieu devant le vеnеrable chef de famille, ils attendaient autour de l'?tre le souper que la vieille et affectueuse m?re distribuait : un plat suffisait pour chaque couple d'еpoux ; et les petits faisaient des pinafores en s'appuyant sur les genoux de leurs parents. Et je dеtournais les yeux de ces sc?nes patriarcales, qui me rappelaient les derniers jours heureux de ma jeunesse....
Le dеjeuner est succulent, comme d'habitude, et agrеmentе de conversations qui rеv?lent l'impatience de Braulio et Josе pour le dеbut de la chasse.
Il еtait environ dix heures lorsque, tout le monde еtant pr?t, Lucas chargе de la viande froide que Luisa avait prеparеe pour nous, et apr?s les entrеes et sorties de Josе pour mettre des cubes de cabuya et d'autres choses qu'il avait oubliеes, nous nous sommes mis en route.
Nous еtions cinq chasseurs : le mul?tre Tiburcio, un ouvrier de la Chagra ; Lucas, un Neivano d'une hacienda voisine ; Josе, Braulio et moi-m?me. Nous еtions tous armеs de fusils de chasse. Ceux des deux premiers еtaient des fusils de chasse, excellents, bien s?r, selon eux. Josе et Braulio portaient еgalement des lances, soigneusement ajustеes.
Il ne restait plus un chien utile dans la maison : tous, deux par deux, vinrent grossir le corps expеditionnaire en hurlant de plaisir ; et m?me le favori de la cuisini?re Marthe, Pigeon, que les lapins craignaient de rendre aveugle, tendit le cou pour ?tre comptе dans le nombre des habiles ; mais Joseph l'еcarta d'un zumba ! suivi de quelques reproches humiliants.
Luisa et les filles еtaient mal ? l'aise, surtout Trаnsito, qui savait que c'еtait son petit ami qui courait le plus grand danger, car son aptitude pour l'affaire еtait indiscutable.
Profitant d'un sentier еtroit et enchev?trе, nous avons commencе ? remonter la rive nord de la rivi?re. Son lit inclinе, si l'on peut appeler ainsi le fond de la jungle du ravin, entourе de rochers sur les sommets desquels poussaient, comme sur les toits, des foug?res enroulеes et des roseaux enchev?trеs par des lianes fleuries, еtait obstruе par intervalles par d'еnormes pierres, ? travers lesquelles les courants s'еchappaient en ondulations rapides, en jaillissements blancs et en plumages capricieux.
Nous avions fait un peu plus d'une demi-lieue lorsque Josе, s'arr?tant ? l'embouchure d'un large fossе sec, entourе de hautes falaises, examina quelques os mal rongеs еparpillеs sur le sable : c'еtaient ceux de l'agneau qui avait servi d'app?t ? la b?te sauvage la veille. Braulio nous prеcеda, Josе et moi nous enfon??mes dans le fossе. Les traces s'еlevaient. Braulio, apr?s une centaine de cannes de montеe, s'arr?ta et, sans nous regarder, nous fit signe de nous arr?ter. Il еcouta les rumeurs de la jungle, aspira tout l'air que sa poitrine pouvait contenir, regarda la haute vo?te que les c?dres, les jiguas et les yarumos formaient au-dessus de nous, et continua ? marcher ? pas lents et silencieux. Il s'arr?ta de nouveau au bout d'un moment, rеpеta l'examen qu'il avait fait ? la premi?re station, et nous montrant les еraflures du tronc d'un arbre qui s'еlevait au fond du fossе, il dit, apr?s un nouvel examen des traces : "C'est par l? qu'il est sorti : on sait qu'il est bien mangе et bien baquiano". La chamba se terminait vingt m?tres plus loin par un mur au sommet duquel on savait, d'apr?s le trou creusе au pied, que les jours de pluie les ruisseaux des contreforts s'еcoulaient de l?.
Contre mon grе, nous avons cherchе ? nouveau la rive de la rivi?re et l'avons remontеe. Bient?t, Braulio a retrouvе les traces du tigre sur une plage, et cette fois, elles allaient jusqu'au rivage.
Il fallait s'assurer si la b?te еtait passеe par l? sur l'autre rive, ou si, emp?chеe par les courants, dеj? tr?s forts et impеtueux, elle avait continuе ? remonter la rive o? nous nous trouvions, ce qui еtait plus probable.
Braulio, fusil de chasse braquе sur le dos, traverse le ruisseau ? guе, attachant ? sa taille un rejojo dont Josе tient l'extrеmitе pour еviter qu'un faux pas ne fasse rouler le gar?on dans la chute d'eau immеdiate.
Un profond silence s'est installе et nous avons fait taire les jappements d'impatience des chiens.
Il n'y a pas de trace ici, dit Braulio apr?s avoir examinе les sables et les sous-bois.
Lorsqu'il s'est levе, tournе vers nous, au sommet d'un rocher, nous avons compris ? ses gestes qu'il nous ordonnait de rester immobiles.
Il a passе le fusil en bandouli?re, l'a appuyе contre sa poitrine comme pour tirer sur les rochers derri?re nous, s'est lеg?rement penchе en avant, stable et calme, et a tirе.
–L? ! cria-t-il en dеsignant les rochers boisеs dont nous ne pouvions apercevoir les bords ; et, sautant sur la berge, il ajouta :
–La corde raide ! Les chiens plus haut !
Les chiens semblaient conscients de ce qui s'еtait passе : d?s que nous les avons rel?chеs, sur l'ordre de Braulio, tandis que Josе l'aidait ? traverser la rivi?re, ils ont disparu sur notre droite, ? travers les roseli?res.
–Tenez bon", cria encore Braulio en gagnant la rive. -Et comme il chargeait ? la h?te son fusil de chasse, m'apercevant, il ajouta :
–Vous ici, patron.
Les chiens poursuivaient de pr?s la proie, qui ne devait pas avoir une issue facile, car les aboiements provenaient du m?me point de la pente.
Braulio a pris la lance de Josе et nous a dit ? tous les deux :
–Vous, en bas et en haut, pour garder ce col, car le tigre reviendra sur ses traces s'il s'еchappe de l'endroit o? il se trouve. Tiburcio avec vous", ajouta-t-il.
Et de s'adresser ? Lucas :
–Ils font tous les deux le tour du sommet du rocher.
Puis, avec son sourire habituel, il a terminе en pla?ant un piston dans la cheminеe du fusil d'une main ferme :
–C'est un chaton, et il est dеj? blessе.
En pronon?ant les derniers mots, nous nous sommes dispersеs.
Josе, Tiburcio et moi sommes montеs sur un rocher bien situе. Tiburcio regardait et regardait par-dessus la crosse de son fusil. Josе n'avait d'yeux que pour lui. De l?, nous pouvions voir ce qui se passait sur la falaise et nous pouvions garder le rythme recommandе, car les arbres de la pente, bien que robustes, еtaient rares.
Des six chiens, deux еtaient dеj? hors d'еtat de nuire : l'un d'eux avait еtе еventrе aux pieds de la b?te ; l'autre, dont les entrailles apparaissaient par une c?te dеchirеe, еtait venu ? notre recherche et expirait avec des gеmissements pitoyables pr?s de la pierre que nous occupions.
Le dos appuyе contre un massif de ch?nes, la queue ballante, le dos hеrissе, les yeux flamboyants et les dents montеes, le tigre ronflait rauquement, et lorsqu'il secouait son еnorme t?te, ses oreilles produisaient un bruit semblable ? celui de castagnettes en bois. Lorsqu'il se roulait, harcelе par les chiens, qui n'еtaient pas effrayеs mais pas en tr?s bonne santе, du sang coulait de son flanc gauche, qu'il essayait parfois de lеcher, mais en vain, car alors la meute le talonnait avec avantage.
Braulio et Lucas sont apparus sortant de la roseli?re sur la falaise, mais un peu plus loin de la b?te que nous. Lucas еtait livide, et les taches de carate sur ses pommettes еtaient bleu turquoise.
Les chasseurs et le gibier formaient un triangle et les deux groupes pouvaient tirer en m?me temps sans s'offenser l'un l'autre.
–Tirez tous en m?me temps ! -s'еcrie Josе.
–Non, non, les chiens ! -rеpondit Braulio ; et, laissant son compagnon seul, il disparut.
Je me rendais compte qu'un coup de feu gеnеral pouvait tout arr?ter, mais il еtait certain que certains chiens allaient succomber, et le tigre n'еtant pas mort, il еtait facile pour lui de faire du mal en nous trouvant sans fusils chargеs.
La t?te de Braulio, la bouche entrouverte et haletante, les yeux dеpliеs et les cheveux еbouriffеs, еmergeait des roseaux, un peu en retrait des arbres qui dеfendaient le dos de la b?te : de son bras droit, il tenait sa lance, et de son gauche, il dеtournait les lianes qui l'emp?chaient de bien voir.
Nous sommes tous restеs sans voix ; les chiens eux-m?mes semblaient intеressеs par la fin du jeu.
s'еcrie enfin Josе :
Hubi ! Killaleon ! Hubi ! -Hubi ! Coupe-le, Truncho !
Il ne fallait pas laisser de rеpit ? la b?te, et Braulio ne devait pas courir plus de risques.
Les chiens repartent ? l'assaut simultanеment. Un autre d'entre eux est mort sans un gеmissement.
Le tigre pousse un miaulement horrifiе.
Braulio est apparu derri?re le groupe de ch?nes, de notre c?tе, brandissant la hampe de la lance sans la lame.
La b?te se retourna dans le m?me sens pour le chercher, et il s'еcria :

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