Читать онлайн книгу «Reborn» автора Miriam Mastrovito

Reborn
Miriam Mastrovito
Une fillette surgie du passé. Une mère en deuil. Un héros romantique un peu fou. Un cocher à l’œil de verre. Une histoire d’Amour et de Mort qui vous mènera à la frontière entre les mondes.
Depuis qu’elle a perdu son mari Andrea et sa fille Martina dans un accident de la route, Elga n’est plus la même. Elle s’est coupée du monde et vit dans ses souvenirs. Son unique dérivatif, ce sont les poupées Reborn qu’elle crée pour gagner sa vie. Le 9 septembre 2013, jour où Martina aurait eu dix ans, Elga fabrique pour elle une poupée, comme elle l’aurait fait si elle avait été encore en vie. Le soir même, elle l’installe dans la petite chambre laissée intacte depuis le jour de son décès, célébrant ainsi cette occasion spéciale. Le matin suivant, une étrange surprise l’attend : une petite fille qu’elle ne connaît pas s’est introduite dans la maison. Elle semble avoir le même âge que sa fille mais ne lui ressemble en rien. Rea – c’est son prénom – soutient au contraire qu’Elga est sa mère, comme l’affirme tout le monde dans le village. Quelle est la vérité ? Pour la découvrir, la femme ne pourra compter que sur Iuri, à la fois jeune employé des pompes funèbres et stalker qui la tourmente depuis longtemps. Ce sera le début d’un étrange voyage qui la mènera à la frontière entre les mondes, où règne le mystère et où la Mort n’est que le prélude à une vie au-delà.


Miriam Mastrovito
Titre | Reborn
Auteur | Miriam Mastrovito
Traducteur : Pascale Leblon
Illustration : Giuseppe Cuscito
Page Facebook :
https://www.facebook.com/GCDigitalArt/
Première édition © 2014 Miriam Mastrovito
Seconde édition © 2021 Miriam Mastrovito
Tous droits réservés. La reproduction, même partielle, est interdite par la loi.
Ceci est un récit fictif. Les personnages, les noms et les situations sont le fruit de l’imagination de l’auteure.
Toute référence à des faits ou des personnes existants est purement fortuite.
À mon grand-père
qui m’emmenait toujours au cimetière.
À Rea
qui m’emmène
à la frontière entre les mondes.


Chapitre 1
Les yeux des poupées te regardent.

Amour, haine, douleur, compassion; ils reflètent ce que tu as en toi ou t’emplissent de nouvelles émotions.
Les yeux des poupées te regardent et, parfois, semblent s’excuser de ne pas être assez vivants.
Elga souleva délicatement la poupée. Elle laissa ses doigts remonter sur le corps minuscule jusqu’à lui caresser les cheveux. Brillants et noirs comme la nuit, ils retombaient en boucles fluides et lui effleuraient la taille, lisses comme du velours au toucher. Martina les aurait adorés. Elle aurait aimé les yeux saphir, le visage pâle légèrement saupoudré de taches de rousseur, les lèvres rouges qui esquissaient un sourire.
La femme lissa les plis de la petite robe de coton blanc. Elle avait décousu un vieux vêtement de la petite pour la confectionner. Elle l’avait porté pour la dernière fois il y a bien longtemps, mais le tissu était encore imprégné de son odeur… Un doux mélange de vanille et de barbe à papa. Elle l’approcha de son visage et inspira intensément. Le parfum lui emplit les narines et les larmes s’accumulèrent au bout de ses cils.
Elga pleura tandis que les notes de Cascade de Siouxsie and the Banshees inondaient la pièce.
Ce neuf septembre, Martina aurait eu dix ans, mais elle n’était plus là. Sa chambre était restée telle qu’elle l’avait laissée ce jour maudit où elle avait franchi le voile qui sépare les mondes, pleine d’objets qui parlaient d’elle, et pourtant vide à fendre l’âme.
L’album de coloriage des Winx ouvert sur le bureau, la maison de poupées et ses persiennes ouvertes, Alice et Sonia assises dans le jardin pour prendre le thé, les petites chaussures vernies glissées sous le lit. Durant les deux années qui avaient suivi la tragédie, sa maman n’avait osé toucher à rien. Elle s’était contentée d’ouvrir la fenêtre de temps en temps et de dépoussiérer les nombreuses poupées qui encombraient les étagères, attentive à ne pas les changer de place, comme si sa fille pouvait revenir d’un moment à l’autre et lui reprocher d’avoir déplacé ses affaires.
Elle avait même ajouté quelques exemplaires à sa collection, ne pouvant renoncer à l’habitude de lui offrir une poupée neuve à chaque fête.
Restaurer des poupées anciennes et en fabriquer de nouvelles était son métier, et Martina s’était toujours sentie privilégiée. L’atelier d’Elga était comme le pays des merveilles, sa petite maman était une sorte de fée qui lui dédiait ses plus belles créations. Celle qu’elle avait réalisée pour son dixième anniversaire aurait certainement empli son cœur de joie. Elle aurait un instant retenu son souffle pour ensuite exploser.
«Elle a l’air vraie! Elle a l’air vraie!» se serait-elle écriée les yeux brillants et les joues en feu. Puis, elle lui aurait sauté au cou pour la couvrir de baisers. Andrea serait resté à l’écart pour profiter de la scène, posté timidement sur le seuil; ce n’est que plus tard qu’il se serait avancé avec une fausse moue boudeuse gravée sur le visage et un mystérieux paquet dans les mains. Le royaume des poupées délimitait un espace privé dont il était cordialement exclu, ce qui ne l’empêchait pas de savoir lui aussi comment rendre heureuse la princesse de la maison, et gagner sa ration de câlins.
S’il avait été présent à ce moment-là, ils auraient pleuré et se seraient souvenu ensemble. Elga et Andrea se seraient accrochés l’un à l’autre pour remonter la pente, comme ils l’avaient toujours fait dans les heures les plus sombres. Mais il l’avait laissée seule. Pour une fois, c’est lui qui avait eu le privilège de fuir avec Martina vers un territoire dont on lui avait refusé l’accès.
Projetée à des mètres de distance pendant que son mari et sa fille rendaient leur dernier souffle, piégés par les tôles en feu.
«Arrête de te torturer avec les souvenirs. Ferme cette pièce une fois pour toutes et force-toi à aller de l’avant.» Beaucoup continuaient à le lui répéter, mais ce n’étaient que des mots destinés à glisser comme la pluie sur les fenêtres.
Tu peux te tourner vers l’avenir après avoir perdu l’homme que tu aimes, peut-être, mais survivre à un enfant est contre nature.
Les souvenirs, les objets, les petits rituels étaient les seuls éléments auxquels Elga pouvait se raccrocher pour ne pas s’effondrer. Confectionner une poupée que Martina aurait aimée, cuisiner un gâteau d’anniversaire, même si elle ne le mangerait pas, étaient des projets insensés mais suffisants pour sortir du lit et donner du sens à une journée qui, sans cela, n’en aurait pas eu.
Au mur, l’horloge sonna neuf coups, masquant la mélodie d’ Obsession.
La femme s’essuya le visage, installa la poupée dans une boîte garnie de velours, rangea son plan de travail et éteignit la stéréo.
Depuis le matin, elle avait gardé le rideau de fer à moitié descendu et affiché un panneau disant “Je serai bientôt de retour”, consciente qu’elle ne pourrait recevoir aucun client en cette date particulière. Non qu’elle en reçût énormément en temps normal; ils l’avaient toujours regardée avec un soupçon de méfiance en ville. Aux yeux de la plupart des gens, l’habitude de s’habiller en noir, bien avant d’être en deuil, la musique gothique toujours en fond dans sa boutique et l’extrême réalisme de ses créations la faisaient plus passer pour une sorcière que pour une inoffensive artisane. Après la tragédie, les ragots de ceux qui soutenaient qu’elle avait perdu la tête en avaient remis une couche. Toutefois, ceux qui appréciaient son art et étaient même fascinés ne manquaient pas. D’autre part, la spécificité des poupées reborn se trouvait justement là; le fait qu’elles ressemblent à de vraies fillettes les rendait à la fois inquiétantes et captivantes.
«Leurs yeux sont comme des miroirs, avait pour habitude de répéter Martina. Elles ne font peur qu’aux méchants.»
Depuis qu’elle était seule, elles représentaient pour Elga un point d’appui désespéré auquel s’accrocher pour ne pas succomber à la douleur. Un substitut inutile bien entendu, mais qui comblait les espaces vides avec un semblant de vie. Elle avait rempli sa maison de ces petites filles à la peau de vinyle et aux yeux de verre et, quoi qu’en pensent les autres, elles la réconfortaient. Peut-être parce qu’en prendre soin lui offrait l’illusion d’expier en partie sa plus grande faute : celle de ne pas avoir pu sauver sa fille des griffes de la mort.
Le cadeau dans les bras, elle sortit. Elle actionna le moteur du volet métallique et attendit patiemment qu’il termine sa descente, puis se pencha pour fermer le cadenas. Elle soupira quand elle remarqua que le paquet gênait ses mouvements mais n’osa pas le déposer un instant.
«Tu as besoin d’aide?» La voix dans son dos la fit sursauter.
«Non» répondit-elle sans se retourner. Ce timbre ne lui était que trop familier.
« Laisse-moi au moins tenir la poupée» insista l’homme.
«Tu m’as épiée! Tu l’as encore fait!» siffla-t-elle en continuant à triturer le cadenas.
«Ce n’est pas compliqué de deviner ce qui peut sortir de ta boutique… Je passais par hasard et je voulais juste me rendre utile.»
Un coup sec et le loquet s’enclencha enfin. Elga se releva et se retrouva face à face avec son interlocuteur, qui s’était rapproché. Elle lui pointa un index sur le torse, affichant une fausse assurance, son ongle laqué de rouge semblable à une tache de sang sur la chemise noire. « Cela t’arrive un peu trop souvent ces derniers temps de passer par hasard dans les endroit que je fréquente » constata-t-elle avec agacement.
Le jeune homme ne répondit pas et se limita à lever une main pour effleurer la sienne. D’un geste brusque, la femme échappa au contact inopportun. «Un jour ou l’autre, je pourrais te dénoncer pour stalking» le menaça-t-elle en se mettant en route.
Il resta où il était. «Oh non, tu ne le feras pas» murmura-t-il en reniflant ses doigts, ses yeux gris emplis de désir suivant la silhouette qui s’éloignait.
***

À cette heure de la soirée, les rues de la ville étaient presque désertes. Elga accéléra le pas en se retournant de temps à autre pour s’assurer qu’elle n’était pas suivie. Elle dépassa rapidement l’hôtel de ville, descendit l’avenue et pénétra enfin dans un labyrinthe de ruelles. La vieille maison rénovée dans laquelle elle habitait se trouvait dans une petite rue anonyme du centre historique. Lorsque Andrea l’avait achetée, elle n’était qu’une ruine, mais ils l’avaient remise à neuf ensemble, apprenant à en aimer chaque centimètre carré. Maintenant qu’elle était seule, elle l’aimait encore plus, parce que tout dedans la ramenait en arrière et l’aidait à garder ses souvenirs vivants. Comme d’habitude, elle ouvrit la porte en évitant de faire trop de bruit. Bien que ses voisins soient de braves personnes, la discrétion ne faisait pas partie de leurs qualités, et ils étaient toujours prêts à bondir derrière leurs fenêtres pour se tenir informés de ce qu’il se passait et avoir constamment de nouveaux sujets de conversation. Typique des vieux quartiers d’une ville de province où même un éternuement de trop suffit pour faire l’actualité.
Personne ne sortit tandis qu’elle tournait la clé dans la serrure, mais Elga savait avec certitude qu’au moins madame Costanza était postée derrière la porte-fenêtre de son entresol pour surveiller ses mouvements.
Ce soir-là, elle ne s’arrêta pas au premier étage comme elle le faisait toujours, mais se rendit tout droit au deuxième, où se trouvaient les chambres à coucher. Elle entra dans celle de Martina et, après avoir sorti la poupée de la boîte, la plaça au milieu du matelas.
«Pour toi, ma puce» murmura-t-elle avant de descendre à la cuisine terminer la garniture du gâteau déjà cuit à l’aube.
Elle le farcit de crème pâtissière et le recouvrit d’un glaçage au chocolat noir. Avec du chocolat blanc fondu, elle écrivit “Bon anniversaire”. Une poignée de papillons en sucre coloré compléta la décoration.
Une fois le travail terminé, elle le laissa reposer au réfrigérateur et, alors seulement, s’offrit un bon bain chaud et mangea un repas léger pour le dîner.
À vingt-trois heures, elle était déjà en pyjama et n’avait absolument pas sommeil. Elle mit un peu de musique et tenta de passer le temps en peignant les poupées qui occupaient le canapé du séjour. Elle choisit Romina, yeux noisette, joues joufflues et longues tresses dorées. Elle les défit délicatement et commença à la coiffer. Il ne fallut pas longtemps pour que l’image des mèches blondes lissées par le mouvement hypnotique de la brosse se superpose à celle des boucles auburn de sa fille. Ils étaient impossibles à brosser et la petite les détestait. «Pourquoi ils ne sont pas lisses? Je les voulais comme les tiens, pas comme ceux de papa» se plaignait-elle, et les rôles s’inversaient bien souvent. Sa maman s’asseyait et Martina s’amusait à jouer avec cette longue chevelure qui n’avait que la couleur en commun avec la sienne.
Elga avait pleuré en voyant les fils blancs se multiplier rapidement dans ses cheveux cuivrés. C’était arrivé immédiatement après l’accident et l’avait fait souffrir. Pas parce qu’elle n’aimait pas commencer à vieillir à trente-deux ans, mais parce que, en plus de sa couleur naturelle, elle avait le sentiment de perdre un autre morceau de sa fille, qui lui avait déjà été enlevée. Elle avait commencé à les teindre dans les mêmes tons, mais cela ne faisait que ressembler à l’original. Un ersatz, comme tout le reste.
“I want it to be perfect as before, I want to change it all…” chantait Robert Smith alors que ces souvenirs se pressaient dans sa tête; ces paroles la ramenèrent au présent et lui arrachèrent un sourire ironique. Elles semblaient avoir été prononcées exprès pour elle. Bien sûr qu’elle aurait voulu tout changer.
Elle déglutit et se força à chasser les larmes. Elle ne voulait pas pleurer à nouveau, c’était un jour de fête après tout.
Elle éteignit le lecteur de CD, se rendit à la cuisine, couvrit la table de la nappe brodée qu’elle réservait aux anniversaires, y plaça le gâteau, termina de le décorer avec dix bougies et alla se coucher. Elle se retourna longuement sous les couvertures avant de trouver le sommeil, mais elle s’écroula enfin, vaincue par la fatigue.
***
Immergée dans un profond sommeil, elle sentit un souffle glacial dans son cou. Elga eut l’impression que quelqu’un respirait contre sa peau. Instinctivement, elle essaya de se tourner mais fut incapable de bouger. Toutefois, elle perçut clairement une présence dans son dos, comme si quelqu’un s’était glissé dans le lit et l’enlaçait par derrière, la serrant tellement fort que cela entravait tout mouvement. “Martina?” La question prit forme dans son esprit, mais elle ne la prononça pas à haute voix, ou c’est du moins ce qu’il lui sembla, car elle aurait juré être encore endormie.
Pour toute réponse, une petite main d’enfant lui attrapa le bras.
À ce geste, le souffle lui manqua. Dans une tentative d’aspirer plus d’air, elle renifla, et une forte odeur de terre mouillée emplit ses narines.
Ce n’était absolument pas l’odeur de sa fille, mais cette main désespérément agrippée à la sienne…
«Martina?» haleta-t-elle. La sensation d’étouf­fement se fit plus intense mais elle n’éprouvait ni peur, ni douleur; la puissance de cette étreinte semblait pouvoir broyer la solitude et Elga désirait s’abandonner à cette étrange morsure de glace et de caoutchouc-mousse.
Tu es là, ma puce, pensa-t-elle tandis que des larmes chaudes coulaient sur ses joues. Puis, subitement, elle sentit la prise se relâcher, la main qui la tenait perdre de sa consistance. Elle ne vit rien mais sentit la peau s’effriter, le membre se décomposer en milliers de grains de poussière qui glissaient de son corps sur les draps.
Au moment précis où elle sentit rouler le dernier grain, elle entendit quelqu’un l’appeler.
«Maman, maman…» La voix presque aphone provenait d’un point éloigné du lit.
Elga s’assit d’un bond. « Martina! » cria-t-elle en ouvrant les yeux et en allumant la lumière d’un seul geste.
Ses sanglots résonnèrent dans la pièce vide.

Chapitre 2
If only tonight we could sleep [1]
in a bed made of flowers. If only tonight we could fall in a deathless spell…
If only tonight we could sleep - The Cure
«Comme il est beau! On dirait qu’il dort.» Madame Concetta s’approcha de Iuri et lui serra le bras en signe de gratitude pendant qu’elle contemplait son mari étendu dans le cercueil.
L’homme recula en tentant de faire passer son geste pour désinvolte. C’était plus fort que lui, le contact physique le mettait mal à l’aise, avec les vivants du moins. Il hocha néanmoins la tête, face au regard liquide de la veuve. Lorsqu’elle avait appelé le bureau, elle sanglotait si fort que monsieur Di Spirito avait eu du mal à la comprendre. Ses sanglots avaient maintenant cédé la place à des larmes sporadiques qui coulaient silencieusement sur son visage, dans les sillons déjà tracés par les rides. Elle devait avoir environ soixante-dix ans mais en paraissait plus en cet instant.
«Tu lui as mis le pull en laine que je t’ai donné?» demanda-t-elle craintivement dans un italien sommaire. «Il y avait toujours froid, même en été» ajouta-t-elle comme pour se justifier.
«Ne t’inquiète pas, j’ai tout fait comme tu me l’as demandé» la rassura Iuri en s’éloignant encore d’un pas. Bien sûr, elle ne lui avait pas demandé de placer les accroches sous les paupières qui refusaient de rester fermées ou les lacets pour garder les pieds joints, mais ceux-ci étaient les instruments secrets de son métier, astucieusement réalisés pour remplir leur fonction, et demeurer invisibles. Il s’était souvent demandé ce qu’en penseraient les morts. Il soupçonnait qu’ils n’apprécieraient pas et, à plusieurs reprises, s’était surpris à s’excuser silencieusement lorsqu’il posait une mentonnière ou un positionneur de main. D’un autre côté, il savait que les cadavres qu’il manipulait étaient des coquilles vides, que la personne qu’ils avaient abritée n’était plus là.
Habiller un corps, comme tout le rituel funèbre, était un acte d’amour à l’attention exclusive des vivants. Et c’était exactement ainsi que Iuri considérait son travail, comme un acte d’amour envers ceux qui restaient.
Il réprima un bâillement. Il était trois heures du matin et il n’avait pas dormi. Lorsque monsieur Di Spirito, propriétaire des pompes funèbres du même nom et pour lequel il travaillait l’avait appelé, il venait juste de s’endormir dans le fauteuil du séjour, tout habillé, un exemplaire des Fleurs du mal en équilibre sur les genoux.
Ses collègues finissaient de décorer la salle alors que les plus proches parents du défunt commençaient à arriver au compte-gouttes. Sa mission était terminée.
Il récupéra sa petite valise, prit congé d’un rapide signe de tête et partit avant que madame Concetta ne puisse le pourchasser à nouveau. Il n’avait rien contre la pauvre vieille femme endeuillée; le problème était que, en certaines occasions, il ne trouvait pas les mots, et cela le mettait mal à l’aise.
Il défit son nœud de cravate en descendant l’escalier et, une fois dans la rue, se dirigea à pas lents vers son domicile, certain de pouvoir s’accorder quelques heures de sommeil avant d’être rappelé au travail.
Il y était presque lorsque le silence presque parfait de la ville endormie fut interrompu par un bruit soudain de sabots. Iuri n’eut pas le temps de s’interroger qu’une calèche noire tirée par quatre chevaux de la même couleur lui coupa la route, donnant corps à ses pires pressentiments.
Il tenta de se cacher, mais le cocher ne tarda pas à le voir et à le reconnaître. Il tira adroitement sur les rênes et, se tournant vers lui, souleva son haut-de-forme en guise de salut.
«Ogma…» bredouilla le jeune homme.
«Comme on se retrouve» répondit l’autre qui afficha en souriant une rangée de dents très blanches. L’instant d’après, ses lèvres vermeilles se courbaient en une grimace. «Qu’y a-t-il? Tu n’es pas content de me voir peut-être?»
Iuri esquissa un geste de dénégation à peine perceptible.
L’autre fut à terre d’un bond et lui tourna autour avec des mouvements de félin. « Dommage! marmonna-t-il. Si je n’étais pas privé de sentiment, j’oserais dire que toi par contre, tu m’as manqué. Il lui souffla ces derniers mots dans le cou, lui effleurant la nuque d’un doigt, et revint face à lui. De toute façon, je sais très bien que ce n’est pas ce qui t’intéresse.
«Ne me fais pas languir dans ce cas.»
«À tes ordres!» Ogma souleva son chapeau pour la seconde fois, le plaça devant lui et inclina la tête d’un geste brusque. Il releva ensuite le visage, affichant une orbite vide à côté de son bon œil. Il était d’un violet profond. De longs cheveux lisses, d’une couleur de prune mûre, encadraient un visage pâle et totalement glabre qui semblait de porcelaine. Bien que défiguré, il était très beau, d’une beauté sans sexe, ni âge. Il plongea élégamment une main dans le chapeau, en sortit un œil de verre et, à la lumière d’un réverbère, l’examina quelques secondes.
«Pupille noire, décréta-t-il en le montrant à son interlocuteur. Tu sais ce que cela signifie, pas vrai?» Plus qu’une question, c’était une affirmation.
Iuri poussa un soupir de soulagement.
«Tu n’es pas là pour moi… Mais pas non plus pour l’homme qui attend d’être enterré car il était déjà mort quand je l’ai habillé. Pour qui es-tu venu alors?»
«En effet, pour qui suis-je venu? Ou pour quoi? Quelle est la bonne question?» Ogma remit négligemment son chapeau, sortit un mouchoir en soie de la poche de son imperméable en cuir, lustra la prothèse et la remit à sa place.
«Tu n’es pas venu pour elle…» La voix du jeune homme trembla à cette possibilité.
L’autre lui lança un regard à mi-chemin entre le mépris et la compassion.
«Laisse-moi te dire que tu es pathétique. Te consumer pour quelqu’un qui ne sait plus qui tu es.»
«Ce n’est qu’une question de temps.»
Cette phrase fit l’effet d’un réveil dans la tête d’Ogma qui, en l’entendant, sortit sa montre à gousset en or et après un regard rapide, conclut: «Tu as tout à fait raison. Ce fut un plaisir, mais il est temps que je parte.»
«Tu n’as pas répondu à ma question.»
«Pour affaires, déclara-t-il en sautant dans la calèche. Affaires qui ne te concernent pas.»

Chapitre 3
I dreamt I was dreaming [2]
that I was awake in a dream where being awake was real as was dreaming it would seem…
Somnium - Christian Death
Ce fut le bruit de la pluie qui la tira du sommeil avant que le réveil ne sonne. Elga se frotta les yeux paresseusement. Ses temps pulsaient, elle se sentait aussi fatiguée que si elle ne s’était pas du tout reposée.
Le ciel de plomb et cet odieux cliquetis sur les fenêtres n’auguraient rien de bon, pas pour elle qui détestait les journées pluvieuses.
Elle descendit les escaliers en titubant et se dirigea vers la cuisine. Un café chaud et une aspirine l’aideraient à carburer. Elle ne réalisa pas immédiatement qu’elle n’était pas seule. Au début, la pénombre dans laquelle était plongée la pièce immergea la forme sombre dans le jeu des ombres créées par les poupées entassées partout. Alors qu’elle cherchait l’interrupteur, elle entendit un coup de tonnerre assourdissant et un éclair illumina son environnement. Ce fut à ce moment qu’elle la vit.
Une petite fille était assise à sa table, occupée à manger avidement son gâteau.
Elle ne se troubla pas en la voyant entrer, se borna à lever le visage, couvert de chocolat. Elle lui sourit, la bouche pleine, la fixant de ses yeux bleus.
Elga demeura pétrifiée, cligna confusément des yeux, comme si ce geste pouvait effacer cette vision onirique. Parce qu’il ne pouvait s’agir que de cela… Elle alluma la lumière, ouvrit et ferma les yeux plusieurs fois, mais la fillette resta là. Elle devait avoir environ dix ans, autant que les bougies. Sans les cheveux noirs et raides, les iris d’une couleur différente, la maigreur des bras…
Elle secoua violemment la tête pour essayer de chasser cette pensée folle.
«Comment as-tu fait pour entrer?» demanda-t-elle, donnant voix à l’hypothèse la plus logique.
Elle lui renvoya un regard interrogatif.
«Qui es-tu et que fais-tu dans ma maison?» relança la femme en bredouillant.
Le silence obstiné de l’autre l’inquiéta et la contraria à la fois. «Tu ne m’as pas entendue? Pourquoi tu ne me réponds pas? Le chat t’a mangé la lang…»
«Maman…» La réponse fusa comme une supplique de ses lèvres tandis que ses yeux se gonflaient de larmes.
«Non.» Elga fut secouée par un tremblement. Non, répéta-t-elle en secouant plus fort la tête.
La petite se leva de sa chaise, visiblement perturbée.
«Maman, tu vas bien?» demanda-t-elle en se dirigeant vers elle.
Instinctivement, elle recula, se colla contre le mur, bien décidée à éviter tout contact.
«Ne m’appelle pas maman, ordonna-t-elle. Elle n’avait aucune fichue idée de ce qu’il se passait, mais la stupeur initiale faisait place à la colère, mêlée à une peur galopante. Je ne suis pas ta mère.»
La petite fondit en larmes à cette affirmation.
«Pourquoi tu fais ça? Maman…» Négligeant tout avertissement, elle se lança sur la femme, l’enlaça, striant son pyjama de taches sombres.
Elga sursauta, comme parcourue par une décharge électrique. Qui que soit cette inconnue, elle était en chair et en os. Elle sentit clairement la consistance de son corps et la force de son étreinte, inimaginable étant donné sa maigreur. Elle s’éloigna pour garder ses distances. «Ne me touche pas» la gronda-t-elle. Elle prit une longue respiration et ajouta: «Maintenant, dis-moi qui tu es et ce que tu fais ici, s’il te plaît.»
«Rea. Je suis ta fille, tu ne me reconnais pas?» Son ton était chargé de perplexité et d’inquiétude.
«Rea?» La femme répéta ce nom avec lenteur, comme un mot étranger. «Ok, si c’est une blague, sache que je ne l’aime pas du tout. Ma fille est morte et je ne connais aucune Rea.»
«Pourquoi tu dis ça? Tu me fais peur, maman!» gémit la petite.
Son angoisse était si crédible qu’elle aurait mérité un Oscar si elle avait été en représentation. Et pourtant, il ne pouvait en être autrement. Quelqu’un avait manifestement orchestré cette mise en scène pour se moquer d’elle. Elga n’aurait pas pu dire qui et dans quel but, mais elle ne pouvait envisager d’autres explications possibles à ce qu’il se passait et, au fur et à mesure que cette conviction faisait son chemin dans son esprit, sa colère augmenta.
«Je te le demande pour la dernière fois. Qui es-tu et que fais-tu ici?»
«Rea» sanglota l’autre.
«Mauvaise réponse. Celui qui t’envoie ne t’a pas bien informée. Ma fille s’appelait Martina.»
«C’est moi ta fille…»
«Ça suffit maintenant!» Elga la prit par le poignet et la traîna vers le manteau de la cheminée. Il était couvert de poupées, comme chaque étagère de cette maison, mais entre l’une et l’autre, quelques cadres photo en bois se détachaient. Elle en prit un au hasard et le tendit à l’intruse.
«Voici Martina. C’est la seule fille que j’aie jamais eue et elle ne te ressemble pas du tout.»
Avant de le prendre, la petite s’essuya les mains sur la robe blanche qu’elle portait, observa la photo quelques minutes en silence, puis la lui rendit retournée de façon à ce que l’autre puisse la voir.
L’image l’atteignit avec la violence d’une gifle. Martina était assise dans son atelier, semblable à une poupée parmi les poupées, et souriait comme sur la vieille photo sur laquelle Elga avait pleuré un million de fois. À part que… Ce n’était pas elle. La personne immortalisée sur le cliché était identique à l’étrangère qui lui faisait face.
«Nooooon!» Elga hurla, prise d’une panique qu’elle ne pouvait expliquer. Elle prit un autre cadre, le regarda et le jeta au sol comme s’il la brûlait; elle courut vers la patère située sous l’escalier, attrapa son sac d’une main tremblante, récupéra son portefeuille, chercha la photo qu’elle avait toujours avec elle, celle qui montrait Andrea et Martina enlacés, et la regarda. Son mari était là et était celui de toujours, mais la petite accrochée à son cou…
«Nooooon!» La femme se recroquevilla sur le sol, se boucha les oreilles et continua à hurler dans l’espoir que sa voix chasse ce cauchemar.
Les souvenirs étaient tout ce qu’il lui restait, sa seule ancre, son unique certitude. Personne ne devait les toucher, elle ne permettrait à personne de les lui enlever, encore moins pour un jeu cruel.
La fillette tenta de s’approcher, mais elle la repoussa en la frappant. «Tu n’es pas ma fille! Ce n’est pas TOI ma fille!»
Au même instant, la sonnette tinta. «Qu’est-ce qu’il s’est passé? Tu as besoin d’aide?» La voix de Constanza arriva de la rue, à peine couverte par le crépitement de la pluie.
Elga n’eut pas le temps de réaliser, ni même de réagir. L’inconnue fut plus rapide qu’elle, bondit sur le parlophone et ouvrit la porte.
«À l’aide! Maman se sent mal!» pleura-t-elle en se précipitant dans les escaliers pour courir se réfugier dans les jupes de la voisine.
«Que s’est-il passé? Où est-elle? Et toi, tu vas bien?» La vieille femme la bombarda de questions tout en montant. Sa langue était bien plus souple que ses jambes fatiguées par l’âge avancé et l’arthrose.
«Elle dit qu’elle ne me connaît pas» tenta de lui expliquer Rea.
«Elle s’est faufilée chez moi cette nuit. Elle dit qu’elle est ma fille.» La voix d’Elga, qui s’était entretemps relevée pour les rejoindre, se superposa à la sienne. « Je ne sais pas comment elle a fait, mais les photos… » Elle se figea brusquement, mettant fin au flot de ses paroles. Elle fit subitement le point sur l’image qui s’offrait à elle et, tout aussi rapidement, celle-ci atteignit son cerveau avec quelque chose qui clochait.
«Tu la connais.» Elle pointa Costanza d’un doigt accusateur. Ce n’était pas une question. La familiarité avec laquelle ces deux-là se tenaient par la main était bien trop éloquente.
«Bien sûr que je la connais» répondit-elle stupéfaite.
«Alors, c’est toi! C’est toi qui m’as fait ce…» Son index tremblait maintenant au même rythme que ses lèvres.
La voisine fit quelques pas dans sa direction sans lâcher la main de Rea, tremblante elle aussi et le visage strié de larmes. «Qu’est-ce que je t’ai fait? Tu te sens mal? Je peux faire quelque chose pour t’aider?»
Elga recula.
«Tu la connais.»
«Bien sûr que je connais ta fille. Je l’ai vue naître!»
«Ce n’est pas ma fille!» La femme haussa le ton de quelques octaves.
Surprise et inquiétude vinrent assombrir le visage de son interlocutrice.
«Comment ça? Tu veux me faire croire que tu ne connais plus Rea?»
La petite se glissa derrière elle comme pour se défendre, cachant son visage dans le châle en laine qui lui retombait sur le dos.
«Martina. La réponse sortit dans un souffle. Ma fille s’appelait Martina, et elle est morte.»
«Tu es déboussolée… Tu te trompes. Ta fille s’appelle Rea et tu lui fais peur. La vieille dame fit une pause. Tu as pris tes médicaments?» ajouta-t-elle prudemment.
Elga ignora la dernière question
«C’est toi qui es déboussolée manifestement, siffla-t-elle. Je ne sais pas à quel jeu vous jouez mais, si tu me permets, je connais parfaitement le prénom de ma fille et je sais aussi à quoi elle ressemblait. Celle-ci ne lui ressemble même pas. Martina avait les cheveux bouclés et auburn, les yeux foncés et n’avait pas de taches de rousseur, elle est… Elle est… Oh bordel!» La vision délirante qui venait de prendre forme dans sa tête provoqua un haut-le-cœur qui lui remonta dans la gorge.
Cette idée était folle, mais elle connaissait ces traits. Ce n’étaient pas ceux de sa fille, non, et pourtant elle avait déjà vu ce visage, plus même : elle l’avait modelé.
Sans rien ajouter, elle courut vers l’escalier qui menait à l’étage supérieur.
Elle entra comme un furie dans la petite chambre de la fillette, droit vers le lit. Sa gorge se serra lorsqu’elle réalisa que la poupée n’était plus à sa place. Les petites fleurs du couvre-lit intact dansèrent devant ses yeux, mêlées à un tourbillon d’étincelles informes de la même couleur, et un voile noir tomba finalement sur ce ballet.

Chapitre 4
… but then [3]
I dreamt I had awakened from a dream that I was awake where all dreams are real and being awake was a mistake. Somnium - Christian Death
Elle eut l’impression de se réveiller d’un long sommeil. Ce ne fut pas le baiser d’un prince, mais la sensation désagréable d’avoir la tête bourrée de coton et un faible bourdonnement qui rappelèrent Elga à la réalité; immédiatement, les contours d’un visage vaguement familier occupèrent son champ de vision.
«Bienvenue!» l’accueillit la voix de baryton du docteur Abruzzo. Deux incisives de lapin firent leur apparition sous son épaisse moustache noire, dessinant une grimace qui se voulait un sourire. Deux doigts boudinés s’emparèrent rapidement du poignet de la patiente. «Comment vous sentez-vous?»
Elle ne répondit pas et laissa son regard embrouillé flotter, reconnut sa propre chambre à coucher, tandis que le bourdonnement entendu auparavant s’interrompait pour se transformer en exclamation.
«Dieu soit loué!» Cela lui suffit pour apprendre que sa mère se trouvait là également. Elle se serait volontiers enfuie à ce point, mais réalisa qu’une aiguille était plantée dans son bras, reliée à une perfusion remplie de liquide transparent.
«Qu’est-ce que….?» marmonna-t-elle.
«Vous avez fait un malaise, s’empressa de lui expliquer la médecin en s’installant sur une chaise postée tout près. Vous vous souvenez de ce qu’il s’est passé?»
«Je ne sais pas… Il y avait une petite fille qui disait être ma fille… Une hallucination je pense…» Elle se redressa difficilement et tenta de recomposer l’horrible puzzle. Au même instant, elle vit les traits de sa mère se crisper jusqu’à transformer son visage en linge chiffonné : les narines de son nez grec vibrèrent à l’unisson avec le rosaire entrelacé dans ses doigts.
«Les photos de Martina n’étaient plus les mêmes…» ajouta-t-elle indécise.
«Mon Dieu!» Ce fut un hurlement de rage cette fois, dont le ton exprimait plus la colère qu’une inquiétude sincère.
«Elisa, calmez-vous. Laissez-moi parler» l’apaisa le docteur Abruzzo avant de se concentrer à nouveau sur Elga.
«Écoutez-moi attentivement. Vous avez eu une crise et vous vous êtes évanouie. Nous ferons tous les contrôles nécessaires pour comprendre, mais dans l’immédiat j’ai besoin de procéder à une vérification. Je vais vous poser quelques questions de routine, je vous demande juste de répondre sincèrement.» Il avait utilisé presque la même formule à sa sortie du coma après l’accident. Quelques questions de routine pour savoir si sa mémoire était revenue intacte du voyage dans l’au-delà ou si elle avait perdu des morceaux en chemin. Mais c’était différent cette fois. Elga n’était pas tombée dans le coma et se sentait parfaitement maîtresse de ses souvenirs. Elle aurait voulu protester. Toutefois, elle ressentait un certain abattement et préféra ne pas opposer de résistance. Elle se limita à acquiescer faiblement.
«Vous pouvez me donner votre nom?»
«Elga… Elga Spinelli.»
«En quelle année êtes-vous née?»
«Mille neuf cent soixante-dix-neuf.»
Elisa fit un signe d’approbation flagrant. Elle était restée figée au pied du lit. Quelques mèches couleur de miel, échappées de son chignon strict, retombaient le long d’une de ses joues. Les mains toujours occupées à égrener le rosaire, ses lèvres minces bougeant à peine, répétant dans un faible murmure les réponses débitées par sa fille. On aurait dit qu’elle priait.
«En quelle année sommes-nous?»
«Deux mille treize.»
«Vous savez où vous êtes en ce moment?»
«Bien sûr, je suis dans ma chambre. Son ton trahit un léger agacement.»
Le docteur Abruzzo garda son air angélique.
«Bien, l’encouragea-t-il. Il fit ensuite une courte pause, fronça les sourcils et parut se concentrer, comme à la recherche des mots justes.»
«Je sais que je touche un sujet douloureux mais… Pouvez-vous me dire le nom de votre mari?»
«Andrea. Il s’appelait Andrea et je sais très bien qu’il est mort.» Une larme coula de son œil gauche.
L’homme sembla ignorer l’impatience qui, de réponse en réponse, devenait plus évidente et continua, imperturbable.
«Le nom de votre fille?»
«Martina.»
Elisa émit un gémissement et serra les poings autour des grains du chapelet, si fort que ses jointures blanchirent.
D’un coup d’œil éloquent, le médecin lui renouvela son invitation à ne pas intervenir.
«Vous pouvez répéter?» demanda-t-il en se retournant vers sa patiente.
«Martina» martela Elga. «Ma fille s’appelait Martina et elle est morte elle aussi dans ce maudit accident.»
L’autre la scruta longuement en silence, lissant ses moustaches d’un geste nerveux. Il paraissait chercher dans les yeux de son interlocutrice la question la plus appropriée pour poursuivre l’interrogatoire.
«Vous êtes sûre de bien vous souvenir?» bredouilla-t-il enfin.
«Si je me souviens bien? Vous me demandez vraiment si je me souviens bien? La femme cracha ces mots comme des graines indigestes, puis ferma les yeux et continua, comme en transe. Deux ans sont passés et pas un seul jour ne s’est écoulé depuis sans revivre cet enfer. Je ne peux plus fermer les yeux sans que les images reviennent me hanter. Chaque scène est gravée dans mon cœur. Nous étions tous les trois fatigués mais heureux. On revenait d’une balade dans les bois. Martina était assise à l’arrière dans la voiture, un panier plein de mûres sur les genoux, elle en était folle et était au septième ciel parce qu’on en avait récolté beaucoup ce jour-là. Andrea la suppliait de lui en faire goûter au moins une et elle continuait à refuser en riant. Je me laissais bercer par leurs rires et les notes de Lullaby qui passait à la radio. Je regardais par la fenêtre pour profiter des couleurs du coucher de soleil qui commençait… J’ai vu le ciel virer au rose avant que la calèche ne sorte de nulle part. Elle était majestueuse, noire, ornée de frises dorées, comme une calèche d’autrefois ou un corbillard, de ceux qu’on n’utilise plus. L’instant d’avant, il n’y avait rien, celui d’après elle nous coupait la route… Je crois que j’ai entendu le hennissement des chevaux qui se cabraient avant de réaliser que la voiture se renversait… J’ai crié le prénom de ma fille, mais je ne sais pas si elle m’a répondu, parce que l’instant suivant je volais et tout est devenu noir, comme les chevaux de ce carrosse infernal…»
«Tu inventes tout. Aucune calèche ne vous a coupé la route» assena Elisa en interrompant le cours des souvenirs. Sa voix atone ne laissait transparaître aucune émotion, mais elle avait l’air effarée. Elle était restée silencieuse jusqu’à présent et semblait maintenant incapable de se retenir davantage.
Elga ouvrit les yeux, comme émergeant d’un cauchemar.
«Qu’est-ce que tu en sais? Tu n’y étais pas.»
«La route était déserte, répliqua la mère impassible. Andrea s’est peut-être endormi ou a fait un malaise soudain, il a simplement perdu le contrôle de la voiture et conduisait à une vitesse inadmissible. Il n’y a pas eu de collision.»
«Conneries! Tu racontes un paquet de conneries!»
«En plus d’être folle, tu deviens grossière. Ton père serait très contrarié s’il était là. Ton attitude n’aide pas à la bonne réputation de la famille.
«Il est mort il y a dix ans, maman. Comme tu vois, ma mémoire fonctionne parfaitement. Et pour ce qui est de la réputation de la famille…»
Le docteur Abruzzo toussota pour rappeler l’attention à lui, mais sa tentative fut ignorée. Elisa s’approcha de sa fille, lui prit la main, indifférente à la perfusion. «Ma chérie, elle essaya de la calmer en changeant de registre, tu es perdue, mais nous t’aiderons. Je prie beaucoup et tu verras que Jésus aussi t’aidera.»
Elga retira sa main si violemment que l’aiguille sauta. Un filet rouge lui coula le long du bras. « Je ne suis pas croyante et personne ne peut m’apporter l’aide dont j’ai besoin. Mon mari et ma fille ne sont plus là et aucun dieu ne peut me les rendre.
«Ta fille n’est pas morte. Rea est ici dehors, elle t’attend et a vraiment besoin de toi…»
«Rea?» De rouge, son visage devint cireux. Le médecin intervint alors avec plus de fermeté. Délicatement, il prit Elisa par les épaules et l’éloigna du lit. «S’il vous plaît, calmez-vous et évitez d’interférer. Cela ne fait que compliquer les choses, dit-il d’un ton doux mais ferme. Maintenant, si vous le voulez bien, allez me chercher du désinfectant et un peu de coton pour nettoyer son bras.»
La femme obéit sans répliquer.
«Elle a dit Rea?» demanda Elga quand sa mère fut sortie.
Le médecin retourna s’asseoir.
«Ce prénom ne vous dit rien?»
«La petite fille qui s’est faufilée dans la maison cette nuit et qui disait être ma fille s’appelait comme ça mais… Elle était vraiment ici?»
«Voilà, voyons… Vous vous souvenez d’avoir été dans le coma après l’accident?»
«Évidemment que je m’en souviens, mais je ne vois pas le rapport avec ma question.»
«Vous êtes restée entre la vie et la mort durant plusieurs mois et nous avons tous craint de vous perdre, au point que votre mère a crié au miracle quand vous vous êtes réveillée. En homme de sciences, je ne crois pas aux miracles, mais vous avez eu énormément de chance, c’est certain. Beaucoup ne s’en sortent pas dans une telle situation. Votre capacité de récupération a été surprenante. Votre corps ne conserve aucune trace de cette vilaine expérience et on peut dire pareil de vos facultés intellectuelles. Toutefois, votre psychisme a subi des blessures difficiles à soigner. Vous avez vécu un traumatisme important et… Et…»
Elga vit quelques gouttes de transpiration briller sur le front de l’homme et ressentit sa difficulté à terminer sa phrase.
«Qu’essayez-vous de me dire?» le pressa-t-elle.
«Vous vous souvenez de ce qu’il s’est passé quand vous avez revu votre fille après votre réveil?»
«Vous plaisantez? Ma fille était morte et enterrée, comment aurais-je pu la revoir?»
Le docteur Abruzzo secoua la tête.
«Vous avez dit quelque chose de similaire ce jour-là mais…»
«Écoutez, comme vous le savez, j’ai passé six mois totalement inconsciente. J’ai été expulsée de la voiture tout de suite après l’impact et je n’ai pas pu voir ce qu’il s’est passé. Je n’ai pas vu mon mari et ma fille mourir et je n’ai pas vu leur corps non plus, parce qu’il était déjà sous terre à mon réveil. C’est ma mère qui m’a dit sans trop prendre de gants qu’ils n’étaient plus là et je vous garantis que j’ai eu du mal à m’en convaincre. Elle m’a expliqué que la voiture avait pris feu et qu’Andrea et Martina étaient morts dans les flammes… Elle n’a pas raté l’occasion de le souligner quand j’ai découvert qu’elle les avait fait enterrer et que j’étais furieuse. Elle savait très bien que je les aurais fait incinérer, nous avions abordé le sujet plusieurs fois par le passé et on s’était violemment disputées. En bonne catholique, elle est opposée à la crémation et, comme il fallait s’y attendre, le moment venu, elle a saisi la balle au bond pour faire à sa façon, se fichant de ma volonté. “Ils étaient de toute façon carbonisés, quelle différence ça fait?” C’est ainsi qu’elle a commenté ma rage… Ma mère peut être très cynique parfois… J’ai désiré de tout mon être que quelqu’un d’autre soit sous ces pierres tombales. Vous n’imaginez pas combien de fois j’ai rêvé de voir revenir… Martina surtout… Maintenant, essayez de deviner comment je me suis sentie quand j’ai trouvé cette fillette dans ma cuisine. Pendant un instant, j’ai vraiment espéré que l’impossible s’était réalisé, à part que… Ma petite fille était complètement différente. Si vous me dites simplement que ma fille est vivante et que, qui sait pour quelle raison absurde, je me suis convaincue du contraire, je pourrais l’accepter. En fait, je vais vous dire plus, je ferais tout pour y croire parce que je ne peux rien imaginer de plus beau. Mais je sais parfaitement comment était ma petite et je connais son prénom. Je ne peux pas me tromper sur ça…»
«Maman, tu te sens mieux maintenant?» Rea entra dans la pièce, interrompant le discours à mi-chemin. Elle tenait un flacon de désinfectant; Elisa la suivait silencieusement avec un étrange sourire sur le visage.
Le regard d’Elga se remplit de terreur, comme si elle avait vu un fantôme. «Tu n’es pas ma fille! Ce n’est pas TOI ma fille!» commença-t-elle à hurler, en proie à la panique.
La petite fondit en larmes, laissa tomber la bouteille et courut se réfugier dans les bras de sa grand-mère.
Le docteur Abruzzo bondit sur ses pieds, clairement énervé. Il ramassa le flacon d’alcool sur le sol, et rejoignit la femme. « Vous êtes contente maintenant?
«Elle n’est pas guérie, n’est-ce pas? Tout est redevenu comme avant» commenta-t-elle d’un air accablé.
«Ce n’est pas le moment, vous comprenez? Occupez-vous plutôt de la petite» répliqua-t-il en lui montrant la porte.

Chapitre 5
All my senses rebel
under the scrutiny of their persistent gaze. It took a lifetime to get here, A journey I’ll never make again.
The Trial - Dead can dance

L’orage avait cessé depuis peu. Iuri inspira à fond en sortant de la loge du gardien et se dirigea à pas lents vers la fontaine située au-delà de l’entrée du cimetière monumental. Il tenait de la main droite un bouquet de chrysanthèmes et une cannette vide de l’autre. Il la remplit en faisant attention à ne pas se mouiller et emprunta le petit escalier qui conduisait à la zone souterraine. Si les décès le permettaient, il aimait commencer sa journée de cette façon. Un café en compagnie du brave Filippo et une promenade entre les tombes de gens qu’il n’avait jamais connus de leur vivant mais qui, depuis quelque temps, soulageaient sa solitude. Un nom, deux dates, parfois une épitaphe et une photo étaient tout ce qu’il connaissait d’eux. Ils semblaient pourtant le scruter depuis ces images et, dans certains cas, lui sourire. Iuri aimait s’arrêter sur les détails et imaginer leur existence. Les pierres tombales étaient comme des livres codés qui, si on savait les lire attentivement, révélaient bien plus qu’on ne pouvait le penser.
Giovanni Liuzzi, par exemple, était né en 1920 et décédé en 1943. Sur la photo en noir et blanc qui le représentait, il portait un uniforme militaire. Lire l’inscription “tombé au champ d’honneur” gravée sur la plaque de marbre était inutile pour deviner qu’il s’agissait d’une victime de la dernière guerre mondiale. À en juger par son regard triste, en opposition avec le sourire qu’il affichait, il n’avait pas dû s’enrôler le cœur léger. Comment l’en blâmer d’ailleurs?
Iuri posa la cannette et le bouquet de chrysanthèmes au sol, changea l’eau dans le vase posé sur la tombe, remplaça l’unique fleur sèche par un chrysanthème frais et passa à la suivante. Il répéta l’opération en l’honneur du petit Matteo, décédé en 1971 à seulement dix-huit mois. Le bas-relief d’un petit ange veillait sur son portrait. “Ne le réveillez pas, laissez-le dormir” disait l’épitaphe ternie par les ans.
Les tombes abandonnées à la négligence étaient nombreuses, surtout dans le vieux cimetière. Très souvent, les années écoulées depuis le décès se traduisaient par une distance infranchissable entre les morts et leurs parents encore en vie. Parfois, le manque d’entretien n’était imputable qu’à un manque de temps. Dans un cas comme dans l’autre, cela provoquait un sentiment de mal-être chez Iuri. L’idée qu’un de ces disparus puisse s’être évanoui des souvenirs de ceux qu’il avait aimés pendant sa vie le rendait triste, raison pour laquelle il prenait soin d’eux comme il pouvait. Tour à tour, il nettoyait les tombes, les ornait d’une fleur, contrôlait que les veilleuses étaient toujours allumées. Cette longue file de petits yeux rouges était presque la seule source de lumière disponible dans cette zone souterraine et, en tant que telle, devait être préservée.
Deux ans à peine s’étaient écoulés depuis que Iuri avait emménagé à Gioia et, durant cette période, il avait passé plus de temps au cimetière qu’en-dehors mais, paradoxalement, c’était là qu’il avait retrouvé l’envie de vivre. S’étant enfui de chez lui à quinze ans pour des raisons que personne n’aurait pu comprendre, il avait coupé tout lien avec sa famille. Il avait longuement voyagé, se laissant guider par ses rêves et son instinct, s’arrêtant dans des lieux différents juste assez longtemps pour comprendre qu’il devait encore chercher. Où qu’il soit, il avait toujours gagné de quoi vivre en faisant le même métier, celui qu’il n’avait appris de personne et qui était pour lui une vocation. Préparer les défunts pour leur ultime voyage : c’était sa spécialité et, s’agissant d’une occupation peu convoitée, il n’avait jamais eu de mal à trouver du travail. À trente ans passés, il pouvait désormais se targuer d’une vaste expérience dans ce domaine. Monsieur Di Spirito avait immédiatement reconnu son talent le jour où il avait frappé à sa porte dans l’espoir d’être embauché. En bon chef d’entreprise, il ne l’avait pas laissé s’échapper et la satisfaction des clients avait été sa meilleure récompense. Il n’avait pas fallu longtemps pour que la nouvelle qu’était arrivé en ville un croque-mort jeune et beau, capable de préparer les morts si bien qu’ils semblaient encore vivants soit connue de tous. Bien entendu, depuis qu’il était là, les Pompes Funèbres Di Spirito avaient battu la concurrence. Les autres pouvaient proposer de meilleurs cercueils ou voitures, mais l’amour et le professionnalisme de Iuri pour l’habillage des corps étaient incomparables.
En dépit de l’estime dont il jouissait dans le cadre professionnel, il était toujours resté en marge de la société. Par-dessus tout, son contact permanent avec les défunts poussait la plupart des gens à garder leurs distances, à le regarder de façon soupçonneuse, jusqu’à faire des gestes de conjuration sur son passage, comme s’il portait malheur. Non que cela le dérange. Au fond, Iuri était un misanthrope et il ne voyait aucun intérêt à socialiser. En fréquentant le cimetière, il s’était lié avec Filippo, le gardien, et le vieux Santino qui était presque chez lui dans ce lieu; deux amis étaient déjà plus qu’il ne pouvait en désirer. Mais ce qui l’avait convaincu de rester était de l’avoir trouvée elle, justement là, dans le cimetière de cette petite ville dont il ignorait l’existence il y a peu encore. C’était pour elle qu’il avait voyagé si longtemps, l’avait cherchée pendant une éternité et quand il l’avait enfin eue face à lui, il avait compris avoir retrouvé sa place dans le monde.
Son téléphone vibra dans sa poche. Aucun appel, il s’agissait uniquement de l’alarme programmée pour lui rappeler que l’heure d’ouverture au public était proche et que l’enterrement de madame Rosetta aurait lieu dans une heure.
Il déposa le dernier chrysanthème sur la tombe de Felice Natale, mort à l’âge vénérable de quatre-vingts ans un 15 août, puis tapa du poing sur le caveau situé à côté, le seul fermé par un panneau provisoire en carton sur lequel était écrit : “N’allumez pas de veilleuse, je ne dois pas lire!” Une main desséchée jaillit d’un coin et détacha l’affiche de fortune avec délicatesse, la déposa soigneusement à l’intérieur du compartiment, puis se tendit de nouveau vers l’extérieur.
«Aide-moi à descendre» croassa une voix rendue rauque par la fumée de cigarette.
Iuri ne se le fit pas répéter. «Bonjour» sourit-il en prêtant son bras à Santino pour qu’il puisse sortir de la niche funéraire. À peine au sol, celui-ci s’étira, ôta la poussière de son pantalon usé et rendit enfin son salut à son ami par un sourire complètement édenté.
«Alors, dis-moi, quelqu’un a cassé sa vie cette nuit?» Il avait toujours hâte de s’informer, même si la question qu’il avait en tête était tout autre en réalité. Ce qu’il voulait vraiment savoir n’était pas tant qui était mort, mais bien si Antonietta Carenza, épouse Natale, était partie vers une vie meilleure. La dame en question était la femme de monsieur Felice et propriétaire légitime du caveau que Sante avait transformé en chambre à coucher. Son départ lui vaudrait l’expulsion, raison pour laquelle il priait pour qu’elle reste en vie le plus longtemps possible. Elle avait fêté ses quatre-vingt-quinze ans quelques mois auparavant, un peu plus que lui. Elle ne quittait plus sa maison depuis qu’une méchante maladie l’avait clouée sur un fauteuil roulant et venait encore moins au cimetière mais le bruit courait que, tout bien considéré, elle avait encore de l’énergie à revendre. Après tout, Santino avait de bonnes raisons d’espérer partir avant qu’elle, ou quelqu’un pour elle, ne vienne réclamer sa place.
«Cette nuit, il n’y a que le vieux propriétaire de la boulangerie sur l’avenue qui est mort» le rassura Iuri.
«Paix à son âme, c’était une bonne personne» commenta le vieux qui, après une vie de vagabondage, connaissait pratiquement tout le monde en ville.
«De toute façon» ajouta-t-il immédiatement, c’est mieux ainsi. Il prit une cigarette déjà à moitié fumée dans la poche de sa veste usée. «Tu as une allumette?» demanda-t-il à son ami. Celui-ci lui tendit tout un paquet.
«Je les ai toutes achetées pour toi, dit-il, mais j’ai oublié mon briquet, tu devras donc allumer pour moi.» Sur ces mots, il prit un paquet de Lucky Strike dans la poche de son pantalon et ils empruntèrent les escaliers ensemble. Ils n’allumèrent la cigarette de l’un et de l’autre qu’une fois à ciel ouvert. C’est alors que Santino put observer Iuri à la lumière du jour. «Tu n’as pas bonne mine aujourd’hui, constata-t-il entre deux quintes de toux. Quelque chose ne vas pas comme tu veux?»
«J’ai peu dormi» répondit l’autre en haussant les épaules. En réalité, il était profondément perturbé par sa rencontre nocturne mais il n’était pas prêt à en parler avec quelqu’un.
Sante comprit et s’en alla pour se rendre à l’inhumation de Rosetta.
Malgré son âge et les milliers d’épreuves qui avaient jalonné son existence, il était encore en forme et voulait gagner, d’une façon ou l’autre, le plat chaud et l’hospitalité que lui offrait quotidiennement le gardien. Même si la loi n’autorisait pas un sans-abri à loger dans le cimetière, Filippo avait toujours fermé l’œil, voire même les deux à l’occasion. La présence du clochard, pour sûr, ne pouvait pas déranger les défunts et avoir un peu de compagnie ne lui déplaisait pas. Il le laissait dormir là et s’assurait qu’il ne reste jamais le ventre vide; en échange, il acceptait volontiers un peu d’aide.
Quand il fallait enterrer quelqu’un, Santino était toujours prêt. Qu’il faille jeter quelques pelletées de terre dans une fosse ou poser quelques briques pour refermer une niche dans un mur, il était là, content de collaborer. Certaines personnes méfiantes soupçonnaient qu’il y prenait goût, qu’il s’était fixé comme objectif d’enterrer toute la ville. La vérité était que, après avoir passé une vie entière à se sentir inutile pour les vivants, il éprouvait un grand soulagement à l’idée de pouvoir se rendre utile, au moins auprès des morts.
Iuri n’aimait pas beaucoup les enterrements, ils signaient le moment définitif de l’adieu, chargeant l’air d’émotions quasi intolérables. Y être présent ne rentrait pas strictement dans ses attributions, mais il essayait toujours de rester dans les parages au cas où ses collègues auraient besoin d’un coup de main.
Filippo était déjà sur place. Il portait des bottes en caoutchouc pour éviter de salir son pantalon et l’humidité faisait friser ses cheveux. La fosse qui accueillerait Rosetta avait été creusée le jour avant, la dernière supervision lui incombait.
«Elle est grande, hein?» commenta-t-il en se tournant vers ses amis. On dirait qu’elle peut contenir deux cercueils.
«À mon avis, c’est Rosetta qui a fait pleuvoir ce matin, répondit Santino. Elle ne voulait bas finir sous terre et s’est vengée en envoyant de la pluie pour déranger.»
Iuri eut un pincement au cœur en pensant à ce corps obèse qui avait causé pas mal de maux de tête à tout le personnel du bureau, sans exception. Habituellement, il préparait les corps seul, dans l’intimité d’une pièce fermée, mais l’habillage de Rosetta avait exigé l’intervention de deux autres personnes. Il avait fallu six bras pour la soulever et la tourner, deux coussins pour atténuer la différence de niveau entre la tête et le ventre anormalement élevé qui la cachait comme une montagne… Et un changement de cercueil à la dernière minute parce que le premier s’était révélé insuffisant pour la contenir. La famille s’était déclarée prête à payer un montant démesuré pour qu’elle puisse être enterrée selon ses dernières volontés, mais il n’y avait pas de caveau à sa taille, l’administration communale n’en ayant pas prévu. Ils avaient donc dû se contenter d’un emplacement souterrain. Ce n’était pas vrai que la mort rend tous égaux, constata Iuri avec amertume. À plus d’un titre, la différence entrait aussi dans les cimetières.
Il se tint à l’écart durant la cérémonie, heureux de ne pas devoir intervenir. De temps en temps, il tournait les yeux vers des tombes plus loin. Normalement, elle ne venait que le jeudi après-midi et le dimanche voir ses proches; Iuri était certain de ne pas la voir arriver un mardi matin à cette heure, mais il ne put éviter d’espérer un changement de programme. La rencontre avec Ogma avait accentué en lui l’urgence de la revoir, de s’assurer qu’elle allait bien. Il se repromit de passer à sa boutique dès que l’enterrement serait terminé.
Comme toujours, il ferait semblant de regarder les poupées en vitrine, volant quelques images d’Elga en train de travailler, espérant calmer un minimum sa soif avant d’être pris en flagrant délit et d’être chassé. Il se contenterait de petites gouttes, sûr que les choses changeraient un jour. Il boirait alors jusqu’à tremper son âme.

Chapitre 6
Tears have turned to ice [5]
(tears from your eyes). No one here but I (only dreams survive). Nothing can survive (thought you’d never die).
She - Fields of the Nephilim

Un couloir illuminé par la faible lumière de dizaines de bougies. Elga avança, accompagnée des flammes vacillantes dansant sur les murs. Au loin, elle pouvait apercevoir un cercueil blanc posé au centre d’une chapelle ardente. Le torse d’une fillette assise s’y dressait et une foule de gens l’entourait.
«Tu dois rester allongée, tu es morte!» tonna la voix du docteur Abruzzo.
«Obéis, Martina, autrement Jésus se fâchera» lui fit écho Elisa.
Au nom de sa fille, la femme accéléra le pas. «Laissez-la partir!» cria-t-elle en se jetant sur le cercueil.
La petite fille s’accrocha à elle, la serrant dans un étau qui l’empêcha presque de respirer. « Maman, aide-moi! Dis-le toi aussi, dis-leur que je ne suis pas morte, je ne veux pas être enfermée ici!»
Elga lui rendit son étreinte puis, d’une main tremblante, lui caressa la tête. Une larme lui mouilla les doigts alors qu’ils couraient sur les mèches soyeuses. Ce contact provoqua un frisson le long de son dos, mais la sensation de plaisir initiale se transforma soudain en quelque chose de différent.
Faux. Ses cheveux sont faux, fut tout ce qu’elle arriva à penser avant de poser les yeux sur la petite tête appuyée contre sa poitrine. La chevelure noire l’atteignit comme un coup de fouet en plein visage.
«Nooooon!» hurla-t-elle, et elle la repoussa si violemment qu’elle la fit tomber.
Le docteur Abruzzo se jeta en avant, tentant maladroitement de l’attraper avant qu’elle ne touche terre. Il réussit à lui saisir un poignet et, au même instant, il y eut un claquement, semblable au bruit de quelque chose qui se brise. L’homme resta immobile, le petit bras à la main, pendant que le reste du corps de la petite s’écrasait au sol, éclatant en mille morceaux.
La tête de Rea roula aux pieds de sa maman, ses yeux vitreux paraissaient la fixer, dans un visage qui n’était plus humain.
«Voilà, tu l’as cassée, pontifia Elisa en se baissant pour ramasser le buste en tissu. Tu abîmes toujours tout!» s’énerva-t-elle en l’agitant sous le regard abasourdi d’Elga. De petits morceaux d’éponge voltigèrent autour d’elle comme des confettis. Ce n’était pas une fillette en chair et en os.
«C’est juste une poupée… La poupée…»
***
«La poupée…» répéta Elga en s’éveillant. Elle était couverte de sueur et son cœur battait à tout rompre. Il n’y avait aucune aiguille dans ses bras, mais elle se souvenait vaguement avoir avalé quelques comprimés sous le regard vigilant du médecin avant de se rendormir. Un sommeil artificiel, même s’il n’avait pas été vide de rêves, qui durait depuis… Combien de temps? La femme réalisa qu’elle avait perdu la notion du temps. Il lui sembla se rappeler que le soir était tombé lorsque le docteur Abruzzo, à la fin de son interrogatoire exténuant, avait pris congé en lui recommandant le repos absolu. La lumière qui filtrait maintenant par les fenêtres entrouvertes lui suggérait qu’il faisait de nouveau jour.
Sa mère n’était pas revenue, aucune trace de l’étrangère.
Elle se leva lentement, affaiblie, sa tête tournait; titubante, elle se dirigea vers la porte. L’ouvrit sans faire de bruit et jeta prudemment un coup d’œil sur le palier. Il n’y avait personne dans les parages et la maison semblait plongée dans le silence.
L’idée de tomber à nouveau sur Rea, qui ou quoi qu’elle soit, la terrifiait mais elle ne pouvait pas rester confinée dans sa chambre pour toujours. Elle prit son courage à deux mains et continua vers l’escalier. Devant la petite chambre de Martina, elle eut envie d’entrer pour contrôler si la poupée était de retour, mais le courage lui manqua.
Plus tard, se dit-elle en descendant à l’étage inférieur.
Elle franchit le seuil de la cuisine en tremblant. Les volets étaient grand ouverts et une chaude lumière de septembre inondait la pièce. La télévision était allumée, réglée à très faible volume sur un quelconque bulletin d’informations, signe incontestable de la présence de sa mère.
Elisa était assise sur le canapé, elle sirotait une tasse de lait en suivant attentivement les images qui défilaient sur l’écran. Elle avait empilé les poupées dans un coin pour se faire une place.
Elga enregistra ce détail en étouffant à grand-peine un geste d’agacement profond. Elle remarqua en même temps que la petite fille n’était pas là. Se serait-elle évanouie comme les rêves à l’aube? Aurait-elle tout imaginé? Elle l’espéra intensément, bien qu’une voix intérieure persiste à lui souffler l’idée que quelque chose faussait toujours dans le cadre.
«Tu es réveillée» commença Elisa en l’aperce­vant. Tu en veux un peu aussi?
«Tu sais que je n’aime pas le lait…»
«Oh!» répondit l’autre aussi dépitée que si elle venait d’apprendre une mauvaise nouvelle. J’espère au moins que la nuit t’a porté conseil.
«Quel jour on est?»
«Mercredi… C’est hier que tu as perdu la tête, si c’est ça que tu veux savoir. Je suis restée ici toute la nuit. Tu peux imaginer à quel point c’était désagréable de dormir assise sur le canapé avec toutes ces horreurs autour. Bref, je me suis occupée de la petite. Je lui ai expliqué que tu es malade et qu’elle doit être patiente, et ce matin je l’ai accompagnée à l’école.» Elle se tut un instant seulement, peut-être parce qu’elle perçut une étrange lueur dans le regard de sa fille, puis poursuivit: «Tu sais que l’instruction est la chose la plus importante. Il ne fallait pas lui faire rater le premier jour d’école parce que tu as subitement recommencé à perdre la tête et puis… Comment justifier son absence? Tu comprends bien que certains détails malsains ne doivent pas filtrer à l’extérieur. Je n’ose même pas imaginer ce que les gens diraient s’ils savaient que tu es devenue folle.»
«Je ne suis pas folle» murmura Elga, mais l’autre ne sembla pas l’entendre. Non qu’elle eût imaginé le contraire, elle la connaissait depuis toujours. Sa mère était ainsi faite, quand elle commençait à parler elle était comme un fleuve en crue et n’admettait aucune réplique. Elle donnait parfois l’impression d’avoir même oublié son interlocuteur, continuait à exprimer ses pensées, indifférente à tout et tous. Et pour ce qui était des insultes, elles n’avaient jamais cessé de faire mal mais, après des années de dur entraînement, Elga ne les remarquait plus. Elle n’était pas la fille qu’Elisa aurait voulu et elle ne perdait une occasion de le souligner. Point.
«Bien, nous sommes d’accord sur le fait que nous ne dirons rien de ce qu’il s’est passé. Quoi qu’il en soit, tu as retrouvé la mémoire? Le docteur Abruzzo a dit qu’après suffisamment de repos et grâce aux médicaments qu’il t’a donnés, tu reprendrais tes esprits… Tu as retrouvé la raison, n’est-ce pas? Non, parce que j’ai un tas de choses à faire, je ne peux pas rester ici, j’ai confié Fernando à la voisine, je ne peux pas abuser de sa disponibilité et puis… N’oublie pas, Rea a besoin de toi.»
Elga ressentit une douleur à l’estomac. Le jour n’avait pas chassé les hallucinations finalement. Elle serra les poings. «Je.Ne.Connais.Aucune.Rea» martela-t-elle.
«Oh, Jésus, Jésus, tu l’entends? Cette femme me fera mourir de chagri!» Elisa se leva d’un bond et tourna les yeux vers le plafond. Elle sortit le chapelet de la poche de sa chemise et continua à tourner en rond quelques minutes en suivant le périmètre de la pièce, murmurant les versets de quelque prière. Enfin, elle s’arrêta et darda son regard sévère dans celui de sa fille. «Écoute, dit-elle, je sais très bien que tu as subi un traumatisme en perdant ton mari. J’ai moi aussi souffert énormément quand papa est mort et je comprends ce que l’on éprouve, mais deux ans sont passés et il est temps d’aller de l’avant. Je sais, je sais… Le docteur Abruzzo m’a expliqué l’histoire… Rea a distrait Andrea avec ses caprices et dans ton inconscient, tu lui as attribué la responsabilité de l’accident. Elle est devenue une meurtrière à tes yeux et, ne pouvant le tolérer, tu l’as complètement éliminée. À ta sortie du coma, tu disais que tu n’avais jamais eu de fille… Très bien, nous avons compris, aidée et tu semblais guérie. Mais maintenant, tu ne peux pas me trahir avec une rechute, tu ne peux pas me faire ça!»
«Maman, je ne sais pas de quoi tu parles» l’interrompit Elga, qui ne comprenait pas du tout son discours. Martina était ma fille, elle est morte avec son père et c’est une calèche qui a provoqué l’accident en nous coupant la route. Malheureusement, elle ne s’est pas arrêtée et n’a jamais été retrouvée, et le salopard qui la conduisait est resté impuni.
«Martina? Martina? Tu persistes à sortir ce prénom imaginaire?» La voix d’Elisa se fit perçante. Tu confonds réalité et imagination, ma chère, tu perds la boule et tu sais pourquoi? Parce que tu as quitté la voie du Seigneur. Si tu avais la foi, Jésus t’aiderait à surmonter ton deuil et te donnerait la force d’aimer ta fille, ta vraie fille, comme il convient. Le douleur vient du ciel, c’est le moyen dont se sert Dieu pour te mettre à l’épreuve et tu… Tu t’es laissée prendre au dépourvu!
«Je n’ai pas demandé à être mise à l’épreuve.»
«Chuuuut! Ne blasphème pas… Faisons ceci, on se prépare une bonne camomille, on se calme, puis tu prends un bain et tu commences à te préparer pour accueillir dignement la petite quand elle sortira de l’école. Je sais que tu le veux aussi. Même si tu n’as pas les idées claires, essaie de ne pas y penser, comporte-toi en bonne maman et prends les médicaments que le docteur t’a prescrits. Tu verras que ta mémoire te reviendra petit à petit et alors, tu auras honte des méchancetés que tu dis… Si Dieu le veut, on en rira même.»
«Non.» Elga secoua violemment la tête. Je ne peux pas.
«Pardon?»
«Ce n’est pas ma fille. Je ne veux pas d’elle ici.»
«Et que voudrais-tu faire?»
«Je ne sais pas. Je te dis qu’elle n’est pas ma fille, ses vrais parents sont sûrement quelque part… Peut-être que quelqu’un la cherche. Je pourrais la signaler à la police ou me tourner vers les services sociaux…»
«Tu es folle. Tu es complètement folle! Rea est ta fille, que ça te plaise ou non, et tu ne te tourneras vers personne. Les services sociaux, la police? Mais tu te rends compte? Tu veux provoquer un scandale? Tu veux qu’on finisse tous dans les journaux et salir définitivement le nom de la famille?»
Elga sentit un profond sentiment de panique gonfler sa poitrine. Ce ne pouvait être réel. C’était un cauchemar, un horrible cauchemar dont elle devait absolument se réveiller. «Ce n’est pas ma fille! Ce n’est pas ma fille!» hurla-t-elle.
Elisa lissa méticuleusement des plis imaginaires sur sa jupe. Elle fit encore quelques fois le tour de la pièce, reprenant sa litanie silencieuse, s’arrêta et défia Elga d’un froncement de sourcils combattif. «J’ai compris que tu ne veux pas collaborer, admit-elle. Dans ce cas, faisons ainsi : je prends la petite chez moi quelques jours, pour que tu puisses te soigner, te reposer et t’éclaircir les idées. J’attendrai patiemment que tu reprennes tes esprits avant de te la rendre, mais essaie de ne pas trop te la couler douce. Tu sais que je suis très occupée et que la paroisse a besoin de moi. Il y a une vente de charité à organiser, j’ai les tours pour la récitation du rosaire et les cours de formation continue pour les catéchistes. Je n’ai pas beaucoup de temps à consacrer à Rea, donc agis en conséquence.»
La femme n’y réfléchit qu’un instant. Un peu de temps pour rassembler ses idées et découvrir ce qu’il se passait réellement était exactement ce dont elle avait besoin. D’autre part, elle ne pourrait tolérer la présence de cette étrangère qui se faisait passer pour sa fille et c’était bien que sa mère l’emmène, même provisoirement.
«J’accepte, répondit-elle simplement. On fera comme tu dis.»
D’un coup, les traits crispés d’Elisa se détendirent en un sourire radieux.
«Viens ici, dit-elle joyeusement, embrasse-moi, ma petite. Tu verras qu’avec l’aide du Seigneur, on résoudra tout.»
Elle serra Elga dans ses bras. «Sur la table, il y a les médicaments que t’a prescrits le docteur Abruzzo. Je te les ai achetés après avoir accompagné Rea à l’école. Promets-moi de les prendre et d’aller le voir pour la visite de contrôle dans deux jours. Je t’ai noté la date et l’heure du rendez-vous, j’ai collé un post-it sur le frigo.»
«Je te le promets» affirma sa fille d’une voix atone. Le fait que sa mère ait utilisé un post-it signifiait qu’elle avait fouillé dans ses tiroirs pour trouver le bloc, ce qui l’ennuyait beaucoup. Elle ne commenta pas toutefois, ayant des questions plus importantes dont se préoccuper.
«Si nous sommes d’accord, je m’en vais dans ce cas. Je suis très inquiète pour Fernando, tu sais qu’il n’est pas habitué à rester avec des étrangers.»
«Bien sûr, pas de problème.» Vu les circonstances, l’inquiétude de sa mère pour son perroquet lui sembla presque grotesque, mais elle l’envia un instant. Bien qu’un temps elle aurait vendu son âme pour bénéficier des mêmes attentions, elle devait reconnaître qu’elle ne pouvait pas rivaliser avec sa diligence. Quoi qu’il en soit, Fernando connaissait par cœur plus de prières qu’elle.
«Je vais dans la chambre de Rea prendre quelques vêtements, ils lui seront utiles dans les prochains jours» reprit Elisa en changeant de sujet.
«Non!» explosa Elga en se raidissant. La chambre de Martina était un lieu sacré, inviolable. Je ne veux pas que cette enfant porte les vêtements de ma fille.
L’autre haussa les épaules, consternée.
«En effet, j’oubliais que tu es encore en proie aux hallucinations. Ça ne fait rien, laisse tomber, conclut-elle. Je lui achèterai de nouveaux vêtements, elle aura ainsi l’occasion de se changer les idées avec la douleur que tu lui causes mais, le moment venu, je te présenterai la facture.»
Bien sûr, maman, avec l’argent on résout toujours tout, c’est toi qui me l’as appris.
***
Restée seule, Elga éteignit la télévision. Elle se prépara un café pour chasser sa torpeur, jeta les boîtes de médicaments laissées bien en vue sur la table, choisit un CD dans sa collection et alluma la chaîne-hifi; très soigneusement, elle remit en place les poupées malmenées par sa mère, ne laissant qu’un petit espace pour elle au milieu.
Elle attendit que la voix de Valor Kand ait empli chaque coin de la pièce et libéra enfin ses pensées pour les réordonner.
“Dès que tu peux, va voir Costanza, dis-lui que tu as un fait un malaise mais que tout va bien, même si ce n’est pas vrai. Tu sais combien cette femme est bavarde, je ne voudrais pas qu’elle aille raconter partout que tu ne reconnais plus ta fille”. Ce fut la dernière recommandation d’Elisa avant de la laisser et c’est à partir de là qu’Elga voulut recommencer à reconstituer les évènements.
La voisine n’avait pas hésité à reconnaître Rea comme sa fille. Si elle était victime d’un complot ourdi par sa mère et le médecin, pour des raisons qu’elle n’arrivait pas à deviner, Costanza en aurait été exclue. En outre, Elisa lui avait dit avoir accompagné la petite à l’école ce matin-là et ceci signifierait l’implication d’autres personnes dans la mise en scène, s’il s’agissait de cela. Était-il possible qu’autant de personnes se soient accordées pour se moquer d’elle? Et dans quel but?
Elle n’en avait aucune idée, et pourtant… La seule alternative plausible lui semblait encore plus insensée. Elga ne nourrissait aucun doute quant à l’authenticité de ses souvenirs, elle était certaine de ne pas avoir perdu la tête et, en se le répétant, comprit la nécessité de le prouver au monde, parce que dans le cas contraire… Et bien, dans ce cas, elle deviendrait vraiment folle.
Réfléchis, se dit-elle en cherchant une solution. Pour commencer, il lui fallait des preuves de l’existence de Martina, sa seule vraie fille, que tous semblaient avoir écartée. Instinctivement, elle courut recontrôler les photos alignées sur le manteau de la cheminée. Elle espéra un instant qu’elles seraient redevenues normales, mais l’image de la fillette brune revint blesser son regard. C’était toujours elle qui occupait indignement la place de sa fille sur les clichés et elle paraissait même la défier de ses grands yeux bleus. Elle prit acte du fait que c’était une voie sans issue et dirigea son attention ailleurs.
Elle commença à fouiller partout, cherchant désespérément quelque chose qui ait conservé une trace de son existence. Elle courut vers le buffet et chercha la tasse de Blanche-Neige, celle qu’elle avait fait personnaliser avec son prénom et remplie de bonbons pour fêter la réussite de son année.
“Rea”, lut-elle avec horreur. Elle la jeta au sol et se précipita vers la salle de bain. Elle inspecta l’armoire pour y récupérer deux serviettes sur lesquelles elle avait fait broder les initiales de la fillette.
“R. L.” Elle les jeta en l’air et poursuivit.
Fébrile, elle sortit de vieux albums photos, des cartes de vœux reçues de Martina, des dessins, des travaux scolaires… Rien! Le prénom et l’image de Rea s’affichaient partout.
Après avoir retourné une bonne partie de la maison de long en large, la femme s’obligea à affronter la dernière pièce, celle qui avait exercé sur elle un appel irrésistible dès son réveil, mais qui la terrorisait tout autant.
Elle ouvrit prudemment la porte et entra à petits pas. Son regard tomba immédiatement sur le lit. La poupée manquait, exactement comme le matin précédent. Elga tenta de ne pas y penser et poursuivit sa recherche, attentive à ne rien casser cette fois et à remettre à sa place chaque objet examiné. La petite chambre semblait parfaitement en ordre, mais le fait que le sac à dos de Martina n’était plus à sa place ne lui échappa pas, signe évident que sa mère était visiblement passée par là. En vain, elle examina les initiales imprimées sur le sac que la petite emmenait à l’école de danse, la signature sur quelques vieux cahiers, les petites lettres en bois pendues à un mur et qui composaient son prénom.
Ce fut lorsqu’elle examina le contenu des tiroirs qu’elle le remarqua. Au début, elle entendit une sorte de bourdonnement ténu provenant du sol. Elle se pencha pour regarder sous la chaise et la vit. La poupée était là, sur le dos, étendue sur le carrelage. Le bruit étrange semblait provenir de son buste. L’esprit d’Elga pensa instinctivement à certaines poupées très en vogue dans son enfance, capables de parler ou de chanter grâce à des disques qui s’inséraient dans leur dos. Lorsque la voix se taisait et qu’on ne les arrêtait pas, elles continuaient à tourner à vide en émettant un craquement agaçant. Elle frissonna. Sa poupée n’était pas dotée d’un tel mécanisme et ne pouvait émettre aucun son.
Avec beaucoup de précaution, elle l’effleura puis la tira délicatement à elle. L’incroyable ressemblance avec Rea l’atteignit à nouveau comme un coup à l’estomac. Elle éprouva de la nausée à la seule idée de la toucher encore; elle prit deux profondes respirations et rassembla son courage. Elle l’attrapa et, après l’avoir retournée, souleva sa robe. Elle examina le dos à la recherche d’une improbable tirette ou autre ouverture.
Crétine! se dit-elle. Il était clair qu’il n’y avait rien et pourtant, il lui sembla encore entendre le bourdonnement en la manipulant. Elle fut prise d’un sentiment d’horreur qui lui tordit les intestins. Sans réfléchir, elle se leva d’un bond, enferma la poupée dans l’armoire et retourna se réfugier dans la cuisine.

Chapitre 7
And when that star goes by [6]
I’ll hold it in my hands and cry. Her love was mine. You know my sun will shine.
Eloise - The Damned
Les doigts de Iuri couraient sur les touches du piano. Les notes d’une Nocturne de Chopin voltigeaient entre les murs tandis que ses yeux fermés suivaient des images lointaines.
Elle était assise sur le tabouret, à ses côtés, les mains posées sur les genoux, le regard fixé sur les siennes. Elle ne portait qu’une chemise de coton blanc, ses cheveux, dénoués dans l’intimité, tombaient en douces ondulations auburn le long de son dos. Iuri pouvait sentir son souffle chaud lui effleurer le cou et un léger parfum épicé s’insinuer dans ses narines. Le feu allumé dans la cheminée répandait une agréable tiédeur dans la pièce et la réverbération des flammes marbrait les ombres d’orange.
“Joue encore. Joue encore pour moi” semblait demander chaque fibre de son corps, et lui continuait à jouer comme s’il ne devait jamais s’arrêter, comme si ne pas cesser pouvait suffire à la garder là pour toujours…
***
Pour toujours… L’arrière-goût amer de cette promesse non tenue arrêta ses doigts malgré tout.
Subitement, il se figea, frappa le clavier de la paume des mains, se prit la tête et commença à la secouer lentement.
Il ne l’avait plus vue le jour précédent. Il s’était rendu à la boutique mais avait trouvé le rideau baissé et aucun panneau ne justifiait cette fermeture imprévue.
Était-elle malade?
Cela lui semblait improbable car elle lui avait semblé en très bonne forme la veille au soir et cela ne lui ressemblait pas de rester loin de son atelier. Il l’avait vue plus d’une fois aller travailler le regard fiévreux et le nez qui coulait.
Il devait s’être passé quelque chose de grave, quelque chose qui l’avait empêchée de sortir… Oui, car il était passé plusieurs fois devant sa maison, au moment du repas, l’après-midi et à l’heure à laquelle elle rentrait habituellement le soir. Il ne l’avait croisée en aucune occasion et, encore plus étrange, il avait toujours trouvé l’habitation plongée dans le silence. Normalement, il entendait de la musique sortir par ses fenêtres.
La situation le préoccupait. Surtout, ne pas la voir pendant une si longue période lui procurait un désagréable sentiment de vide au creux de l’estomac.
Il se leva, se dirigea vers sa chambre à coucher, fouilla dans le tiroir de la table de nuit et en sortit une boîte. Il l’ouvrit avec délicatesse et y prit un mouchoir en papier froissé. Le porta à son nez et inspira une bonne fois, comme pour remplir ses poumons de son odeur… L’odeur d’Elga, de son gel douche à la noix de coco, de son brillant à lèvres au miel, de ses larmes. Iuri l’avait ramassé quelques jours plus tôt au cimetière. Il lui avait échappé après qu’elle ait pleuré devant la tombe de son mari et il s’en était emparé sans se faire voir.
Ce n’était pas la première fois qu’il le faisait. Depuis qu’il l’avait retrouvée, il avait rassemblé plus d’une trouvaille similaire : une serviette utilisée au bar, un gobelet en plastique avec la trace de son rouge à lèvres, un cheveu, des objets récupérés dans ses poubelles… Toucher et renifler des choses qui avaient été en contact avec elle lui donnait le sentiment de la sentir plus proche et stimulait ses souvenirs. Des fragments, difficiles à situer dans un contexte précis, mais suffisants pour lui fournir la certitude d’avoir aimé Elga et d’avoir été aimé d’elle dans une autre vie.
Un instant avait suffi pour la reconnaître lorsqu’il l’avait vue la première fois au cimetière. Bien entendu, elle ne portait pas de longue jupe bouffante à crinolines et ses cheveux n’étaient pas tressés et rassemblés dans sa nuque, comme dans la plupart de ses visions, mais son visage était toujours le même et il l’aurait reconnu entre mille.
Même le détail qu’elle pleurait pour un autre homme dont elle avait été l’épouse était erroné. C’était plus qu’un simple détail en vérité : plutôt un fait incontestable qui l’avait atteint comme un coup de poignard dans le dos, mais pas autant que le fait qu’elle ne se souvienne pas de lui.
C’était une blague du destin, du hasard… Du chaos, ou de quoi que ce soit d’autre, qu’il avait encore du mal à assimiler.
Il avait toujours soupçonné qu’Ogma était derrière son odyssée personnelle mais il n’avait jamais avoué et il doutait qu’il le ferait dans le futur.
Toutefois, Iuri était optimiste. Si son amour l’avait guidé à travers l’espace et le temps jusqu’à le mener là, il devait y avoir une raison. Cela ne pouvait pas se terminer ainsi. Au fond de son cœur, il était certain que, tôt ou tard, Elga se souviendrait de lui elle aussi et il ferait tout pour que cela arrive.
La sonnerie de son téléphone le tira de ses pensées. Le riff de A forest des Cure se fit entendre dans la poche de sa veste pendue au dossier d’une chaise de la cuisine. Il n’aimait pas ce genre de musique et préférait le classique, mais Elga en était folle et l’écouter de temps en temps… Et bien, cela aussi l’aidait à la sentir plus proche. Sa vie était désormais réduite à un exercice continu pour raccourcir une distance infranchissable.
Pathétique l’avait jugé Ogma, mais l’insulte avait raté sa cible car lui se sentait simplement tenace.
Difficile de se tromper sur l’origine de l’appel, monsieur Di Spirito était le seul à connaître son numéro, à part Filippo qui n’appelait jamais.
Il posa soigneusement sa relique et alla répondre.
Un homme âgé d’un peu plus de quarante ans. Mort du cancer à l’hôpital. Le corps attendait à la morgue d’être remonté. Iuri détestait le froid des hôpitaux, l’anonymat des murs blancs et des sols en linoléum imprégnés de désinfectant. Personne ne choisirait de mourir dans un tel endroit, mais la mort n’avait cure de telles prétentions.
« J’arrive » dit-il sèchement avant de couper la communication, une manche de sa veste déjà enfilée à moitié. Il finit de se préparer en vitesse, attrapa son sac avec ses outils et sortit dans la rue.

Chapitre 8
I close my eyes but I can’t sleep. [7]
(#u798e96f2-f98e-5f1b-8425-204529fb4686)The thin membrane can’t veil
the branded picture of you.
Obsession - Siouxsie and the Banshees
Elga parcourut à pas rapides la longue avenue bordée de cyprès qui menait au cimetière, franchit le portail en fer forgé et grimpa les marches à la hâte. Lorsqu’elle pénétra dans le large atrium de l’entrée, elle était à bout de souffle, mais ne s’arrêta pas. Pour la première fois depuis qu’elle fréquentait ce lieu, l’inscription “Ils ressusciteront” sur la fenêtre centrale provoqua un frisson le long de son dos. Elle détourna le regard pour s’empêcher de réfléchir et continua vers sa destination.
L’idée l’avait traversée comme un éclair soudain alors qu’elle tentait d’avaler un morceau de pain vieux de deux jours.
Elle se traita d’imbécile pour ne pas y avoir pensé immédiatement. Elle avait retourné toute la maison alors qu’il lui suffisait de se rendre au cimetière pour obtenir une preuve incontestable de la mort de Martina.
Elle s’était habillée rapidement et était sortie, poussée par le besoin irrépressible de mettre fin à cette folie. Un sourire ironique lui avait échappé à la pensée de pouvoir tirer du réconfort de la pierre sur laquelle était gravé le prénom de sa fille puis, l’image des photos truquées apparues chez elle était revenue occuper la scène et ses lèvres s’étaient étirées en une grimace indéfinissable.
«Faites que tout soit en ordre, faites que tout soit en ordre, faites que tout soit en ordre…» Au fur et à mesure que la distance avec la tombe se réduisait, elle se le répétait comme un mantra. Plus la plaque de marbre approchait et plus un sentiment de malaise et d’angoisse montait en elle.
Il avait de nouveau plu pendant la nuit. Le sol encore humide colla à ses bottes lorsqu’elle quitta le sentier asphalté pour s’avancer parmi les tombes situées dans la zone découverte du cimetière.
Le sourire d’Andrea l’accueillit, rassurant, se détachant comme un rayon lumineux sur la pierre de granit noir. Elga ne lui accorda qu’un rapide coup d’œil avant que son regard n’aille se fixer anxieusement sur la tombe suivante. Le froncement de sourcils triste de monsieur Giacomo Ludovico la salua comme pour dire « Je suis désolé. » Elle recula de quelques pas, voulut rembobiner la pellicule et reprendre au début. Elle revint à la photo de son mari et laissa ses yeux se tourner prudemment vers la photo suivante.
Rien. La tombe de Martina n’était tout simplement plus là. Elle s’était toujours trouvée entre celle de son papa et celle de Giacomo, et il semblait pourtant que les deux emplacements s’étaient rapprochés et avaient englouti la distance qui les séparait, effaçant ce qui se trouvait entre eux deux.
Elga contrôla à plusieurs reprises. Les tombes étaient toutes à leur place et étaient celles de toujours, mais une avait disparu, évanouie dans le néant sans même laisser un espace vide. Elle fut prise de vertige lorsqu’elle dut se rendre à l’évidence, se laissa tomber à genoux sur la tombe d’Andrea et s’abandonna à des sanglots convulsifs.
«Qu’est-ce qu’il se passe? Dis-le moi, je t’en prie» implora-t-elle à voix basse, en pleurs.
«Vous vous sentez bien?» Elle sentit soudainement une main posée sur son épaule. Elle leva son visage strié de larmes et reconnut un vieux monsieur qui se rendait là chaque jour pour rendre visite à sa défunte femme. Elga ne le connaissait pas vraiment, elle ignorait même son nom, mais elle l’avait croisé des milliers de fois, éprouvant toujours de la tendresse pour le dévouement avec lequel il s’assurait que le vase de son aimée soit toujours plein de fleurs fraîches. Des roses rouges uniquement, probablement ses préférées de son vivant.
«Tout va bien, oui» répondit-elle en s’essuyant le visage du dos de la main.
L’homme lui tendit un bras pour l’aider à se relever.
«Vous êtes sûre? Vous voulez que je vous apporte un peu d’eau?»
«Ne vous inquiétez pas, ça va déjà mieux. C’est que…»
«Je sais, l’interrompit l’autre. Je sais comment on se sent. Je la vois toujours, vous savez. Ce doit être votre mari» ajouta-t-il en montrant la tombe d’Andrea. J’ai perdu mon Isabella il y a des années, mais c’est comme si c’était hier. Ça ne passe pas.»
«Non, ça ne passe pas» confirma Elga dans un filet de voix. Elle fut tentée de lui demander s’il avait déjà remarqué la tombe d’une fillette à côté, mais le courage d’encaisser l’inévitable réponse lui manqua. «Merci» murmura-t-elle, et elle se dirigea vers la sortie aussi vite qu’elle était entrée.
Elle trébucha en descendant les escaliers mais une prise ferme l’empêcha de tomber au sol. Elle était sur le point de se confondre en remerciements pour la seconde fois de la journée lorsqu’elle fit le point sur l’image de son sauveteur et se figea en ravalant ses paroles.
«Tu es ici!» s’exclama Iuri en esquissant un sourire. Il s’arrêta immédiatement. «Il y a un problème?» demanda-t-il avec appréhension. Ses yeux rouges, ses cheveux ébouriffés, ses leggings couverts de terre ne lui avaient pas échappé.
Il lui sembla un instant plonger dans le gris de ses iris, fumée liquide qui l’enveloppait d’une étreinte presque rassurante. Elle imagina lui dire quelque chose, lui parler de son cauchemar, car elle se rendait subitement compte qu’elle était complètement seule et qu’elle avait peur. Puis, comme émergeant d’un rêve, elle réalisa que cet homme était la personne la moins appropriée à qui demander de l’aide. Il l’assaillait depuis des mois alors qu’elle tentait en vain de lui échapper, elle avait craint plusieurs fois qu’il puisse lui faire du mal bien qu’il ne lui ait jamais donné de raison de croire qu’il était violent.
«Laisse-moi tranquille!» siffla-t-elle en se libérant de sa prise.
«Tu as disparu de la circulation, tu n’as pas ouvert la boutique et maintenant que je te vois, tu as l’air bouleversée, insista-t-il.»
«Ce ne sont pas tes affaires. Tu dois arrêter de m’épier.»
«Je veux juste t’aider, laisse-moi t’accom­pagner.»
«N’essaie même pas!» explosa-t-elle en se mettant à courir.
***
Elle arriva à la boutique sans même s’en rendre compte. Elle fouilla dans son sac pour récupérer le jeu de clés qu’elle avait toujours avec elle, ouvrit et fonça à l’intérieur, accompagnée du délicat tintement du carillon accroché à la porte. Elle ferma derrière elle et se précipita dans la réserve à l’arrière.
Elle devait faire quelque chose, occuper ses mains et se concentrer sur une activité qui l’empêche de penser à ce qu’il se passait, autrement elle deviendrait folle, si ce n’était pas déjà le cas.
Elle choisit une vieille poupée en vinyle parmi celles achetées au vide-grenier et empilées dans un panier en attendant d’être ramenées à la vie.
D’un geste rageur mais expert, elle la déshabilla, détacha ses membres, la tête et ce qu’il restait de sa perruque. Elle déposa la tête chauve sur un plateau, la mit dans un petit four posé sur une étagère contre le mur, l’alluma en réglant la température sur cent cinquante degrés et lança le minuteur. En attendant, elle commença à laver frénétiquement les bras et les jambes.
Il aurait probablement été plus sage de continuer à chercher des preuves de la mort de Martina ou, mieux encore, appeler le docteur Abruzzo au lieu de se cacher et de reporter le problème mais, en ce moment, Elga n’avait pas la force de se comporter sagement, elle souhaitait juste qu’un coup d’éponge efface les derniers évènements.
Elle voulait que sa fille revienne, vivante ou morte.
Pendant quelques instants, elle fit semblant que le film du temps s’était rembobiné. Elle imagina être revenue à la date précédant l’anniversaire de sa fille, quand sa seule préoccupation était de lui confectionner un cadeau spécial. Elle alluma la stéréo et relança le CD resté dans le lecteur la dernière fois qu’elle était venue.
“Recommençons par Cascade” se dit-elle, et elle se mit à chanter elle aussi pour s’empêcher de pleurer.
Tandis qu’elle comprimait la tête sortie du four dans l’intention d’ôter les yeux des orbites, sa voix de plus en plus incertaine commença à suivre péniblement celle de Siouxsie. Elle se sentait un peu mieux; rassurée par l’odeur familière de sa tanière, ses gestes de toujours, la présence de ses poupées et de la musique, Elga eut l’impression de pouvoir tout oublier. Toutefois, la tension ne l’avait pas totalement quittée, ses mains tremblaient encore et la rendaient maladroite.
Une pression plus forte que nécessaire fit sauter un œil en plastique. Il rebondit, roula au sol, se glissa sous le rideau qui séparait l’atelier de la pièce en face, destinée à accueillir le public. Instinctivement, elle le suivit dans l’autre pièce.
«C’est ça que tu cherches?»
La voix de la fillette la fit sursauter. Elle se retourna lentement dans la direction dont elle provenait. Rea était assise par terre, imbriquée dans le petit espace entre une étagère et le mur. Elle portait une jupe en jean et un chemisier visiblement neufs. Ses pieds chaussés de ballerines noires bougeaient l’un contre l’autre à un rythme cadencé.
Elle resta pétrifiée, incapable de réagir durant de longues minutes.
Je ne l’ai pas entendue entrer. Ce fut tout ce qu’elle put penser alors qu’elle luttait pour vaincre le sentiment d’horreur qui la rendait muette.
«Qu’est-ce que tu fais ici?» bredouilla-t-elle enfin.
«Je voulais rester avec toi» répondit la petite d’un ton suppliant.
«Elisa le sait? C’est elle qui t’a accompagnée?»
Rea secoua la tête.
«Elle ne sait rien, je suis venue seule.»
«Tu ne devais pas… Tu ne peux pas rester ici de toute façon.»
«Pourquoi pas? Je veux retourner à la maison, je n’aime pas rester chez grand-mère. Je veux rester avec toi, maman!»
À ces mots, Elga s’emporta, comme si quelqu’un avait appuyé sur le mauvais interrupteur dans son cerveau.
«Ne m’appelle pas comme ça!» cria-t-elle. «Je ne suis pas ta mère!»
Rea lui renvoya un regard chargé de désespoir. Pendant une fraction de seconde, elle ressembla à un chiot perdu. Ses yeux se gonflèrent de larmes, elle se retint un instant, puis éclata en sanglots.
« Pourquoi tu ne veux plus de moi? Laisse-moi rester avec toi, je serai gentille. »
L’autre vacilla. Elle reconnut une douleur sincère dans le regard de la petite et éprouva de la peine, mais elle ne se sentait pas en état de l’aider.
«Tu dois partir» répliqua-t-elle avec fermeté.
Alors, la fillette se leva, serra les poings et fronça les sourcils. «Tu es méchante!» gronda-t-elle. Une méchante maman!» D’un bond, elle s’élança vers l’étagère, attrapa une poupée et la projeta en direction du comptoir.
Elga l’esquiva de justesse. «Ne fais plus ça!» la réprimanda-t-elle.
Pour toute réponse, elle prit une autre poupée. À ce moment, la femme réagit; elle fut sur elle avant qu’elle ne puisse la lancer, la secoua jusqu’à lui faire lâcher prise et la poussa violemment dehors, la faisant dégringoler du trottoir.
«Disparais!» hurla-t-elle les jambes bien écartées sur le seuil pour l’empêcher de rentrer.
«Tu as besoin d’aide?» Iuri sembla surgir de nulle part.
«C’est réglé» grinça-t-elle. «À part le fait que tu continues à m’espionner.»
L’homme ne fit pas mine d’avoir reçu le message et tourna les yeux vers la petite. Elle pleurait, à genoux au milieu de la route.
«Que s’est-il passé? Qui est-elle?»
«Va te faire foutre!» D’un coup sec, Elga ferma la porte et s’y adossa pour que personne ne puisse plus pénétrer sa solitude.

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