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Masques De Cristal
Terry Salvini
Une nuit de passion dévaste la vie et la carrière de la belle Loreley, jeune avocate à New York, aux prises avec un procès délicat à l’issue en apparence prévisible. Pour découvrir la vérité, la femme décide de s’immiscer dans un milieu douteux, où elle découvrira la face cachée d’elle-même.
Divers personnages évoluent autour de l’héroïne : un ancien amour, la famille, les amis, les collègues, mais surtout Sonny, un pianiste et compositeur encore lié à son propre passé. Certains d’entre eux restent fidèles à eux-mêmes, d’autres se cachent derrière des masques de cristal que la succession rapide et impitoyable d’évènements finira par briser.

Terry Salvini
Masques De Cristal

Terry Salvini

Masques de cristal

Traduction de
Pascale Leblon

“Masques de cristal”
de Terry Salvini
www.tektime.it
© 2020 – Maria Teresa Salvini
Tu apprendras à tes dépens que le long de ton chemin, tu rencontreras chaque jour des millions de masques et très peu de visages.
    (Luigi Pirandello)
Personne ne peut porter longtemps le masque
    (Sénèque)

Cette œuvre est purement fictive. Toute ressemblance avec des situations ou des personnes, existant ou ayant existé, ne saurait être que fortuite.

Maschere di cristallo Copyright © 2019 Maria Teresa Salvini
Masques de cristal Copyright © 2020 Maria Teresa Salvini

Tous droits réservés. Aucun extrait de cet ouvrage ne peut être utilisé ou reproduit sans autorisation écrite préalable, excepté pour ce qui est de courtes citations incluses dans des commentaires ou avis éventuels.
À mes ex-maris
À mes filles
À mon compagnon.


Prologue
Loreley émergea d’un rêve confus, la peau couverte de sueur, la bouche pâteuse et une douleur lancinante aux tempes. Elle les massa, tentant de s’expliquer la raison de ce malaise, mais son esprit se refusait à collaborer.
Elle cligna plusieurs fois des paupières avant de les ouvrir complètement. Tout autour d’elle était immergé dans le noir; seule une petite et agaçante ampoule LED troublait cette obscurité: comme d’habitude, John avait oublié de l’éteindre avant de s’endormir.
Elle se tourna vers lui en soupirant, prête à lui donner un coup de coude, quand un doute la figea. Elle regarda de nouveau la LED rouge: elle ne se trouvait pas face à elle, où elle aurait dû être!
Ce n’est pas la lumière de la télévision, pensa-t-elle.
Loreley s’efforça de se concentrer sur les détails de la pièce et, une fois ses yeux habitués, réussit à entrevoir les silhouettes sombres des quelques meubles autour d’elle: rien ne lui sembla familier.
Elle n’était pas dans sa chambre! Elle entendit un souffle plus fort que les autres, presque un râle; le lit remua et elle comprit que son compagnon venait de se tourner vers elle. Une forte odeur d’alcool la consterna: il devait avoir beaucoup bu. Et elle peut-être aussi, comprit-elle un instant plus tard.
Elle glissa lentement hors des draps, mais ses jambes lâchèrent et elle dut s’asseoir sur le lit. La nausée s’était ajoutée au mal de tête. Elle prit quelques secondes avant de se lever de nouveau. Quand elle fut certaine de pouvoir tenir debout, elle se dirigea vers la LED, convaincue qu’elle signalait la présence d’un interrupteur. Elle la toucha plusieurs fois. Rien ne s’alluma.
Un autre doute l’assaillit. Elle fit demi-tour, contourna le lit et allongea la main vers l’homme qui paraissait plongé dans un lourd sommeil, lui effleura les cheveux et le visage pour en étudier les traits, attentive à ne pas le réveiller. Elle retira brusquement son bras, son cœur sembla s’arrêter un instant, et se mit à battre la chamade comme jamais.
Avec qui était-elle au lit, bon sang?
Elle devait partir de là, le plus vite possible, décida-t-elle.
Où étaient ses vêtements?
À tâtons, elle trouva son slip et son soutien-gorge sous le drap.
Au bout d’une interminable minute, elle mit enfin la main sur sa robe, qui avait fini au pied du lit, et sur son sac, au garde-à-vous sur le fauteuil: le seul objet à sa place.
Une main en avant, elle identifia la porte de la salle de bain et alluma. L’image que le miroir lui renvoya la fit sursauter: ses yeux d’un bleu profond étaient cernés de mascara noir qui avait coulé et de cernes, tandis que son visage était d’une pâleur déconcertante.
Elle soupira: elle ne s’était plus vue réduite à cet état depuis des années. Elle observa les petits flacons sur le plan à côté du lavabo, les serviettes blanches repliées sur les poignées et deux peignoirs immaculés, pendus à leur crochet. Elle eut ainsi la preuve qu’elle se trouvait dans une chambre d’hôtel; mais elle ne se souvenait absolument pas de comment elle y avait fini.
Elle se lava le visage et après avoir arrangé au mieux ses cheveux blonds avec le minuscule peigne offert aux clients, se tourna vers la fenêtre. Il faisait encore noir dehors, elle ne voyait rien, pas même la lune dans le ciel, et sortit son téléphone de sa pochette: quatre heures dix.
Un son strident l'avertit que la batterie était presque déchargée. Elle diminua rapidement la sonnerie et activa la localisation. La carte montrait un point dans l'Uptown de Manhattan, dans les environs de Central Park. Elle n’était pas loin de chez elle, pensa-t-elle soulagée, un instant avant que le portable ne s’éteigne avec une légère vibration.
Loreley le rangea à côté d’un petit étui rond en argent: son pilulier. Elle le fixa comme si, à l’intérieur, se trouvait quelque chose qui pouvait l’aider à retrouver sa lucidité et son équilibre. Une bouée de sauvetage qui stopperait toutes ses sensations négatives. Elle fit mine de le prendre mais se ravisa. C’était peut-être à cause de cette faiblesse qu’elle se trouvait actuellement dans une situation absurde. Elle referma son sac: mieux valait le laisser où il était. Elle se tourna et lorsque son regard s’arrêta sur son élégante robe, posée sur le tabouret, l’image tremblante d’un couple de mariés qui trinquent à leur futur ensemble lui vint à l’esprit.
Elle essaya de se rappeler autre chose, mais renonça: ce n’était pas le moment d’y penser. Elle se rhabilla à la hâte pour retourner dans la chambre.
Bon sang, ses chaussures! Elle les chercha longtemps, dans le noir, jusqu’à ce qu’elle bute sur ses escarpins. Elle se couvrit la bouche d’une main et le juron qui lui échappait fit marche arrière pour retourner d’où il venait. Elle retint son souffle, aiguisa son ouïe: le léger ronflement de l’homme continuait sans interruption.
Elle respira à nouveau. Elle quitta la pièce en douce encore pieds nus, ne remit ses chaussures qu’une fois dans l’ascenseur et se fit appeler un taxi à la réception.
Dehors, le ciel nocturne tendait vers le gris foncé et l’air était saturé d’humidité, tout comme la rue, où ne circulaient encore que peu de véhicules; dans quelques heures, elle serait envahie d’une myriade de voitures et de gens pris par l’urgence endiablée de se rendre au travail.
Elle aussi devait s’acquitter de cette tâche ce matin, malgré la nausée, le mal de tête et sa mine épouvantable: la carrière et les absences au travail n’étaient pas compatibles.
Le taxi arriva en quelques minutes. D’un pas incertain, elle se dirigea vers la portière, que le conducteur avait entretemps ouverte, mais en descendant du trottoir, elle glissa sur une petite flaque. Elle s’agrippa à l'homme, qui la soutint, pour ne pas finir par terre.
Hé, non. Ça suffit de terminer dans les bras d’inconnus! se dit-elle en se dégageant de sa prise.
Elle vit l’homme faire un pas en arrière.
«Je voulais seulement vous aider à entrer…»
Loreley l’observa un instant: la lumière du réverbère lui révélait un visage joufflu au regard amusé.
«Je le fais seule, merci» lui répondit-elle brusquement.
D’un mouvement peu assuré, elle s’assit sur le siège arrière, pendant que le chauffeur s’installait à la conduite.
«Où allons-nous, Mademoiselle?»
Loreley lui donna l’adresse puis, avec une grimace de douleur, se passa une main sous la nuque.
«Vous allez bien? Si vous voulez, je peux vous emmener à l’hôpital.
–Non, ce n’est pas nécessaire. Ça passera…
–Vous avez un peu levé le coude, hein?!
Elle soupira.
–Je ne pense pas que ça vous regarde.
–D'accord, mais essayez de ne pas vomir sur le siège ou je serai obligé de vous compter un supplément…
Loreley lui fit une grimace dans le rétroviseur.
–Ça n’arrivera pas. J'ai juste très mal à la tête: deux heures de repos, un café et je redeviendrai comme avant.
–J'espère qu’avant est bien mieux que maintenant, commenta le chauffeur ironique, un instant avant d'émettre un cri qui ressemblait à un rire à peine retenu.
–Allez au diable!»
Si je m’en tire, je jure que je ne ferai plus rien de ce genre.

1
Loreley se leva de sa chaise et s’approcha de la fenêtre de son bureau. Elle était fatiguée de rester assise derrière un bureau à feuilleter des codes et à écrire sur son ordinateur, d’autant plus qu’elle devrait bientôt se rendre au tribunal.
Même si elle ne pouvait pas voir les nuages, elle constata qu’il allait recommencer à pleuvoir; son humeur devint sombre, comme le ciel de ces deux derniers jours, une couleur qu’elle détestait et la rendait triste.
Elle resta longtemps le regard fixé sur les vastes fenêtres bleutées du gratte-ciel en face, l’esprit concentré sur ce qu’il lui était arrivé la nuit précédente. Elle tentait de se remémorer la séquence des événements mais, dans sa tête, les souvenirs ressemblaient à une vieille pellicule floue et abîmée, sur laquelle les photos défilent à toute vitesse pour toujours se bloquer au même endroit.
Elle se souvenait très bien de la cérémonie de mariage de son frère, du repas au restaurant d’un hôtel à Manhattan, de la musique et des toasts, ainsi que des attentions dont l'avaient bombardée les hommes présents: les visages inconnus avant la fête étaient nombreux, tout comme ceux qu’elle connaissait depuis longtemps. Un en particulier se détachait parmi ceux-ci, qui la tourmentait ces dernières heures, et elle craignait qu’il appartienne à la personne avec laquelle elle avait quitté le restaurant pour monter dans la chambre.
J'espère que ce n’est pas lui!
Loreley fixait encore l’intérieur du bureau que l’on apercevait à travers les vitres du gratte-ciel en vis-à-vis quand un bruit derrière elle arrêta le cours de ses pensées.
«Loreley, tu es encore là?
Elle se tourna vers Simon Kilmer, un homme à la peau aussi blanche que ses rares cheveux.
–Excuse-moi, je réfléchissais à certaines choses. Je pars immédiatement.
Elle s’éloigna de la fenêtre et rejoignit le bureau, dans un angle de la pièce, pour y récupérer ses notes. Elle heurta un dossier qui cogna à son tourle porte-crayons, et le renversa. Son contenu roula sur le plateau en acajou avant de finir sur le sol en marbre.
–Qu’est-ce que tu as aujourd’hui? lui demanda Simon. Tu es nerveuse pour le procès Desmond? Désolé, mais tu devras être présente dans la salle d’audience, lui dit-il d’un ton autoritaire. C’est le minimum que tu puisses faire pour que j'oublie que tu as refusé de prendre ce cas. Tu as risqué de jouer…
–Le procès n’a rien à voir! le coupa-t-elle en s’agenouillant pour rassembler stylos et crayons. Elle leva un instant les yeux et arrêta la question suivante. Sois tranquille, mes problèmes ne concernent que ma vie privée. Et maintenant, s’il te plaît, ne me demande plus rien.
Elle rangea le porte-crayons à sa place, retira ses lunettes et les rangea dans son sac, sans plus parler.
Kilmer toucha la marque sombre sur son visage, une tache de naissance à peine visible sous sa barbe blanche.
–Je n’ai aucune intention d’être indiscret, dit-il. Mais quoi qu’il en soit, essaie de redevenir alerte et active: tu es distraite et tu as l’air exténuée. Les fêtes entraînent une telle perte d’énergie… Il lui sourit, comme pour lui faire comprendre qu’il avait peut-être saisi le problème.
Loreley ne répondit pas à sa provocation mais ébaucha un sourire. Aussi perspicace que soit cet homme, il ne pouvait certainement pas avoir deviné ce qu’elle avait fait.
–Je suivrai ton conseil.
–File maintenant, ou tu arriveras quand tout sera terminé. Et s’il te plaît: dis-moi dès que possible comment ça s’est passé. Je veux l’entendre de ta bouche, pas d’Ethan, compris?
–Parce que j’ai le choix? Je sais que tu me le ferais payer d’une façon ou l’autre» répliqua-t-elle avant de quitter la pièce.
Comme toujours quand elle se déplaçait pour le travail, elle prit un taxi.
«Au 100 Centre Street, le plus rapidement possible, s’il vous plaît» dit-elle au chauffeur, un jeune de type asiatique à la chevelure courte et lisse.
Au bout de quelques kilomètres, le véhicule vibra et un bruit anormal sembla alarmer le conducteur.
Quoi encore? se demanda Loreley.
En maudissant la malchance, l'homme se déplaça sur un côté de la route pour chercher un endroit adéquat où se garer, mais il perdit de précieuses minutes avant de réussir à le trouver. Il ouvrit la portière, sortit et fit le tour du véhicule, le contrôlant attentivement.
«Tout va de travers ce matin! s'exclama-t-il avec un geste de rage. Il ne manquait plus qu’un pneu crevé!»
Oh non! Juste quand il ne fallait pas! pensa-t-elle en sortant de la voiture à son tour.
«Combien de temps il faudra pour le changer?
–Au moins un quart d’heure, Mademoiselle.
–Je ne peux pas me le permettre! Elle haussa le ton.
–Je suis désolée, ça ne dépend pas de moi; vous le voyez vous aussi, répondit-il en lui montrant la roue avant presque dégonflée.
Loreley claqua la portière.
–Dites-moi combien je vous dois. Vite, s’il vous plaît.
–Laissez tomber. On dirait que ce n’est pas un de mes jours de chance aujourd’hui.
–Pour moi non plus…»
Elle sortit dix dollars de son portefeuille et les tendit à l'homme, qui avait entretemps ouvert le coffre pour prendre le matériel nécessaire afin de changer la roue. Elle le vit les ranger dans sa poche sans hésitation, la remerciant d’un sourire.
Loreley s’éloigna jusqu’au croisement avec la route principale et observa les nombreuses voitures de tous modèles et couleurs qui filaient à toute allure. Dès qu’elle repéra un taxi, elle leva la main pour attirer son attention, mais il continua tout droit sans même ralentir.
Elle en vit un autre arriver et exagéra son geste dans l’espoir de l’arrêter, sans succès. Elle essaya à nouveau: rien à faire! Ces maudites voitures jaunes poursuivaient leur route, indifférentes à son drame.
Était-il possible qu’il n’y ait aucun taxi libre?
Elle essaya une dernière fois, gesticulant jusqu’à se sentir ridicule: toujours rien! Dans un soupir, elle se tourna et alla trouver le chauffeur de taxi.
«Écoutez… Combien de temps vous faut-il pour terminer?
–Encore quelques minutes, Mademoiselle, lui répondit-il en vissant un des boulons de la roue.
–Ok. Faisons ceci. Elle prit quelques billets. Si vous m’emmenez au tribunal pour onze heures, cette journée va devenir un de vos jours de chance.»
L’homme suspendit son geste pour contempler l’offre généreuse de sa cliente, et reprit son travail avec plus de zèle. Deux minutes plus tard, il était de nouveau au volant avec elle assise à l’arrière, qui regardait l’écran de son téléphone en comptant les secondes qui s’écoulaient.
Le trafic dense à hauteur de Hell's Kitchen ralentit la course du taxi jusqu’à l’obliger à s’arrêter. Ils avançaient désormais à pas d’homme. Le bruit des klaxons démontrait toute l’impatience des conducteurs.
«Il n’y a pas de bretelle pour sortir de ce foutoir? demanda Loreley.
–Je suis désolé, Mademoiselle. Vous pensez que je ne la prendrais pas s'il y en avait une?
–Je joue ma place!
–Vous n’imaginez pas combien de clients arrivent ici, chacun avec son histoire. Certains restent muets et presque immobiles, m’ignorent tout le trajet. Alors que d’autres sont tellement nerveux… Comme si le siège leur brûlait le cul. Et ils racontent n’importe quoi, comme vous.»
Loreley put le voir sourire dans le rétroviseur et s’efforça de le lui rendre, encaissant la réponse grinçante.
«Mais il y a une chose qu’ils ont tous en commun, continua-t-il. Une urgence infernale d’arriver à destination.
Elle respira profondément pour se calmer.
–Je me suis déjà excusée, qu’est-ce que je peux faire d’autre?
–Rien! Je préfère les clients comme vous, Mademoiselle, à ceux momifiés.»
Cette-fois, Loreley lui sourit avec plus de conviction. Avec tout l’argent que je t’ai donné! pensa-t-elle en posant sa tête sur l’appuie-tête.
La douleur dans sa nuque avait suffisamment diminué pour lui permettre de travailler, mais ne l’avait pas tout à fait quittée.
C’était peut-être le bon moment de recourir à un analgésique: le médecin lui avait répété plusieurs fois de le prendre quand la douleur n’était pas encore trop forte et de doubler la dose uniquement si c’était nécessaire. Mais son obstination et ses nombreuses occupations l’avaient conduite à le faire de façon aléatoire, avec pour résultat qu’en quelques années, elle s’était retrouvée à avoir besoin d’une dose plus importante.
Elle sortit la petite boîte en argent de son sac, l’ouvrit, prit un comprimé et la referma, s’arrêtant pour observer les deux L en or brillant gravés sur le couvercle: Lorenz Lehmann à une époque, son grand-père; aujourd’hui, Loreley Lehmann.
Comme elle le craignait, elle arriva en retard au tribunal. Bien que le chauffeur n’ait pas réussi à tenir sa promesse, elle lui laissa la somme entière, déjà importante, pour compenser le fait qu’il avait dû supporter sa nervosité.
Elle monta le large escalier de marbre qui menait à l’entrée du bâtiment en courant, dans l’espoir d’assister au moins au verdict. Elle savait heureusement où aller et ne devait pas perdre davantage de temps à demander des informations: c’était facile de se perdre dans cet environnement si vaste si on ne le connaissait pas parfaitement.
Loreley comprit avant même d’entrer dans la salle que la sentence du cas Desmond avait été prononcée: la porte était ouverte et quelques personnes sortaient.
Merde, trop tard! Sa main se ferma en poing et elle frappa une surface invisible.
Immobile sur le seuil, elle jeta un coup d’œil rapide à l’intérieur: la lumière qui filtrait à travers les volets aux fenêtres était faible, mais suffisante pour voir la tension encore présente sur le visage des gens; public et jurés quittaient leur place, comme le juge Sanders, une petite femme âgée, qui emprunta la porte au fond de la salle.
Loreley entra dans le brouhaha qui allait crescendo, pour chercher son collègue Ethan Morris. Elle le trouva debout à côté de l’accusée, Leen Soraya Desmond.
Comme s’il avait perçu son arrivée, Ethan se tourna vers elle et esquissa un sourire forcé. Un instant plus tard, Leen se tourna également et ses yeux orientaux s’étrécirent.
«Ça ne se terminera pas comme ça Lehmann! lui hurla-t-elle. J’aurai ma revanche tôt ou tard!» Tandis que deux agents en tenue l’emmenaient, elle porta son attention sur un homme brun qui observait la scène à distance. «Mon père se souviendra de toi et de ce que tu m’as fait… Toujours!
–Je n’oublierai pas moi non plus, Leen! Tu peux en être certaine» lui répondit-il d’une voix forte et déterminée.
Curieuse, Loreley examina l'objet, ou plutôt le sujet de tant de rancœur, et se raidit dès qu’elle le reconnut, le fixant comme en transe. Dans sa tête, les images de la vieille pellicule reprirent leur cours, claires et rapides cette fois, sans interruption.
Oh, mon Dieu! C’est lui!
«Qu’est-ce qu’il t’arrive? C’est à cause de ce que ma cliente t’a dit? lui demanda Ethan en s’approchant.
Elle déboutonna la veste bleue ajustée qui l’empêchait de respirer, jusqu’à ce que sa poitrine se soulève pour faire entrer l’air dans ses poumons.
–Pas vraiment. Je suis juste un peu fatiguée.
L’avocat lui sourit en acquiesçant.
–J’imagine qu’hier a été une sorte de tour de force.
–Oui. Et revoir cette femme… Elle regarda la porte par laquelle Leen venait de sortir. Bah… Ce n’était clairement pas un plaisir. Et je n’ai pas réussi à arriver à temps.
–Ne t’inquiète pas. Je ne dirai rien de ton retard à Kilmer, ni à lui ni à Sarah. Si tu viens manger avec moi, je te raconterai tout ce qui s’est dit. Au cas où il te ferait subir un interrogatoire, tu sauras quoi lui répondre.
–Je te remercie. Sache que je ne suis pas arrivée en retard exprès: le taxi a crevé un pneu.
–Kilmer ne te croirait pas, mais je te connais mieux que lui. Allons manger: c’est le seul plaisir qu’il me reste.»
L’homme brun qui venait d’avoir un échange haineux avec l’accusée les rejoignit et les arrêta à peine le seuil franchi. Loreley serra la poignée de son sac au point de planter ses ongles dans la paume de sa main.
«Maître Morris, mes félicitations pour l’excellente défense. Mais je suis heureux qu’elle n’ait pas suffi à vous faire gagner, dit le nouvel arrivant avant de leur sourire, tandis qu’elle faisait un pas en arrière par discrétion.
–Je peux vous comprendre, Monsieur Marshall. Ethan semblait embarrassé.
–Je vous souhaite une bonne journée, Maître, dit encore l’autre, avant de tourner son regard vers Loreley. Salut Lory.» Il la fixa longuement, comme s’il voulait lui parler mais ne savait pas quoi dire.
Submergée de sensations et de pensées contradictoires, elle ouvrit la bouche pour répondre à son salut: elle n’arriva pas à prononcer une parole.
Il lui sourit, bien que ses yeux d’une couleur proche de l’ambre paraissent sérieux. «La prochaine fois, je préfèrerais que l’on se voie loin de cet endroit» finit-il. Il tourna le dos et s’éloigna.
Ethan gratta sa nuque rasée de près. «Qu’est-ce que tu as, Loreley? Tu ne l’as même pas salué.
–Excuse-moi… Je ne sais pas ce qui m’a pris.
Elle le vit secouer la tête, ses yeux exprimant de la confusion.
–D’accord, allons-y: je n’ai pas mangé ce matin à cause de la nervosité et, maintenant que tout est terminé, la faim se fait sentir.»
***
Une semaine s’écoula, durant laquelle Loreley se sentit plus sereine et réussit à ne pas trop penser à ce qu’elle avait fait. Les rares fois où cela arrivait, surtout quand elle était seule au lit, elle chassait ses souvenirs, prenait un livre au hasard et lisait jusqu’à ce que ses yeux rougissent de fatigue et qu’elle s’écroule, endormie; ou elle regardait des documentaires divers à la télévision. Tout convenait pour focaliser son attention sur autre chose.
Elle se souvenait très peu des heures de passion passées avec cet amant improvisé d’une nuit, mais elle commençait à se rappeler ce qui était arrivé avant de monter dans la chambre avec cet homme.
Assise à table dans un grand restaurant avec d’autres invités au mariage, Loreley grignotait un morceau du gâteau nuptial quand lui, une coupe de champagne dans une main et une chaise dans l’autre, s’était installé à côté de son ami Steve, face à elle.
«Toutes les personnes à cette table ont trouvé leur moitié: même Hans et Ester y sont arrivés. Il ne reste que moi, avait-il dit en accompagnant cette dernière phrase d’une gorgée de champagne, comme pour se féliciter lui-même.
–Je te conseille de rester célibataire encore un bon moment! fut la réponse moqueuse de Steve.
–Je me le conseille moi aussi, tu sais? Chaque jour, pour ne pas l’oublier. Aucune liaison sentimentale pour les prochaines années: j'en ai eu assez!»
Loreley avait ressenti un léger malaise et baissé les yeux sur son assiette, sentant que cet homme souffrait encore à cause d’Ester, qui semblait au contraire une épouse très heureuse de son choix. Il n’avait laissé transparaître aucun émoi de toute la journée, mais le champagne l'avait sans doute poussé à baisser la garde.
«Tu n’es pas vraiment le seul célibataire à cette table… Ou alors je ne compte pas? l’avait corrigé Lucy, une jeune femme blonde aux courbes généreuses. Mais contrairement à toi, je continue ma route, malgré tout… Elle avait insisté sur les deux derniers mots, comme pour faire comprendre à quoi, ou plutôt à qui, elle voulait faire allusion avec ce “malgré tout”.
–J'imagine, je n’ai jamais eu aucun doute à ce sujet!» lui avait répondu l’homme ironique.
Une grimace de déception était apparue sur le visage de la jeune femme: «C’est toujours mieux que de pleurer sur son sort!»
Loreley avait difficilement retenu un rire. Cette Lucy s’amusait à le titiller chaque fois qu’elle en avait l’occasion et il répliquait du mieux qu’il pouvait, eut égard au fait qu’il n’était habituellement pas du genre à se montrer irrévérencieux avec les femmes. C’est pour cette raison que la jeune femme transformait tous leurs échanges en querelles. C’était devenu un rituel désormais, le seul moyen de communication entre eux, au point que s’ils avaient changé cette coutume, Loreley en aurait été stupéfaite et peut-être un peu déçue aussi.
Quand il avait vu Lucy s’éloigner de la table pour aller danser, l’attention de l’homme s’était reportée sur elle, qui lui avait ensuite tenu compagnie avec quelques after dinner, oubliant de ne pas mélanger analgésiques et alcool.
Durant ces derniers jours frénétiques passés à aider Ester pour les préparatifs du mariage et à discuter du cas Desmond avec son chef, sa douleur à la nuque ne lui avait laissé aucun répit. La cerise sur le gâteau était arrivée deux jours avant les noces: son compagnon l'avait appelée de Los Angeles pour l’informer, comme si c’était sans importance, qu’il ne pourrait pas l’accompagner au mariage. La dispute que cela avait provoqué avait accentué la migraine, l’obligeant à recourir souvent aux médicaments.
Il restait un gouffre obscur dans son esprit, entre le moment où les mariés avaient quitté le restaurant, suivis par les joyeux souhaits de bonheur, et celui où elle s’était réveillée en pleine nuit dans une chambre dans les étages supérieurs de l’hôtel. Un trou fait de flashs où elle se voyait nue et accrochée à un homme à la peau bronzée qui, du poids de son corps, l’écrasait sur le lit en la caressant et en l’embrassant.
Ensuite, le noir absolu.
Lui de nouveau, qui en roulant sur lui-même la porte sur lui, à califourchon. Elle se remémorait ses yeux félins qui présageaient la passion, et ses lèvres au sourire espiègle qui l’invitaient à se laisser aller à tout désir inexprimé.
Le noir total encore, suivi d’un réveil confus… Et de l’inavouable réalité.

2
Que se passerait-il quand John serait rentré à la maison? Était-il vraiment indispensable de lui avouer quelque chose dont elle ne savait même pas comment c’était arrivé? La sincérité à tout prix était-elle essentielle pour maintenir la vie en commun de la meilleure des façons possibles?
Questions qui revinrent la tourmenter alors qu’elle conduisait dans le trafic de Manhattan. Questions qui instillaient des doutes qu’elle n’avait jamais eus avant, altérant ses quelques certitudes. Elle n’avait que vingt-huit ans après tout, et trop peu d’expérience des relations de couple pour être sûre d’avoir les bonnes réponses.
Le son de son portable attira son attention. Elle appuya sur une touche sur le tableau de bord et activa le haut-parleur.
«Salut Loreley, comment tu vas?
–Davide! dit-elle d’un ton réjoui. Quel plaisir. Ça fait un moment que tu ne donnes plus de tes nouvelles.
–Oui, c’est vrai, mais tu aurais pu m’appeler aussi.
–J’ai été très occupée, tu sais. Et le mariage de Hans m’a ôté toute énergie. Et aussi l’envie de me marier, si John me le demande un jour.
Elle entendit un rire bref à l’autre bout du fil.
–Toujours cette même vieille histoire du renard qui n’arrive pas à atteindre les raisins…
–Ne te moque pas de moi! Tu as quelque chose à me raconter plutôt?
–Oui… Il y a quelque chose…
–Ne fais pas traîner en longueur!
–C’est une chose sérieuse et je préfère t’en parler en personne, si ça ne te dérange pas…
–D’accord, j'aimerais aussi qu'on passe du temps ensemble.
–Si tu es libre, on peut se voir demain après-midi, chez toi.
–On dit trois heures?
–À trois heures.»
Loreley termina la conversation en se souvenant avec nostalgie du visage délicat et souriant de Davide. Les journées passées avec lui lui manquaient, surtout à l’époque de l’université, ainsi que les beaux moments insouciants qu’il lui avait offerts.
Tout passe et comme souvent, les plus belles choses sont celles qui durent le moins.
Elle écrasa la pédale de frein et jura en serrant le volant de ses mains: la voiture devant elle avait ralenti d’un coup et elle avait évité la collision d’un cheveu.
Quelle imbécile je fais! Habituellement, elle respectait la distance de sécurité. Elle resta immobile un instant, respira profondément et repartit dès qu’elle entendit les klaxons des voitures derrière elle.
Toujours tous pressés! Elle regrettait parfois sa bien-aimée Zurich, son ordre et son calme. Si différente de la palpitante et frénétique New York.
Une légère pluie commença à tambouriner sur le pare-brise. Elle soupira: elle avait oublié de prendre son parapluie. Elle savait pourtant bien que le temps était imprévisible en octobre.
***
L’après-midi suivant, vêtue d’une simple paire de jeans et d’une chemise des mêmes tissu et couleur, Loreley sortit de la maison. Son ami Davide l’attendait devant la porte.
Dès qu’elle fut proche de lui, elle lui jeta les bras autour du cou et ne le laissa pas s’éloigner durant plusieurs secondes.
«Quel enthousiasme! s’exclama-t-il en l'enlaçant à son tour.
–On ne s’est jamais perdus de vue pendant aussi longtemps, se défendit-elle en s’écartant. Où voudrais-tu aller?
–Il fait ensoleillé aujourd’hui, on pourrait se promener un peu.
–D’accord!»
Loreley ajusta son sac à bandoulière sur son épaule et le prit par la main, mais elle s’arrêta au bout de quelques pas.
«Attention à toi si tu mets la main au portefeuille! lui dit-elle en levant l’index. Cette fois, c’est mon tour, compris?
–Quel effort pour quelqu’un comme toi!
–Qu’est-ce que tu veux insinuer? lui demanda-t-elle, les mains sur les hanches.
–Tes parents sont… Ils ne s’en sortent pas mal, disons.
–Ils sont riches, tu peux le dire. Mais ça n’a rien à voir avec moi.
–Je sais, Loreley, ne t’énerve pas. Je plaisantais.
–Laissons tomber cette conversation et allons nous détendre un peu. Quoi que tu veuilles faire, ça me convient.»
Davide ne voulut rien faire d’exceptionnel. Ils abandonnèrent la voiture et allèrent se promener au Corona Park. En cette journée d’automne, le parc était peu fréquenté et immergé dans un léger manteau de silence et de brume. Des tapis de feuilles multicolores aux pieds des arbres à moitié dénudés soulignaient l’enchantement envoûtant et nostalgique de l'automne, malgré la présence persistante de taches fleuries qui viraient du jaune intense au violet.
Ils auraient pu choisir de se balader à Central Park, plus grand et proche de chez elle, au lieu de traverser tout le borough du Queens, mais elle savait que Davide n’aimait pas les lieux trop vastes et fréquentés. À vrai dire, il n’aimait pas non plus les endroits où la richesse, et surtout ceux qui la revendiquaient, régnait, pensa-t-elle en marchant à ses côtés. Elle était sa seule amie aisée.
Quand les muscles de leurs jambes commencèrent à devenir douloureux de fatigue, ils s’assirent sur un muret près de l'Unisphere, un énorme monument en acier représentant le globe terrestre. Loreley parla du mariage de son frère et de ce qu’il s’était passé cette nuit-là, omettant le nom de l’homme avec lequel elle avait partagé le lit: elle ne se sentait pas encore prête à le révéler, même à son ami. Il sembla le comprendre, car il évita de le demander, mais une ride nouvelle était apparue sur son front.
«Je sais ce que tu es en train de penser, dit-elle en fixant ses yeux bleu azur, qui semblaient lui faire des reproches. Je me mettrais des baffes. Johnny ne mérite pas ce que je lui ai fait et je ne sais pas comment en sortir sans le blesser.
–Tu ne sais pas si tu dois lui dire ou pas, c’est ça?
–J'ai peur qu’il ne me le pardonne pas. Et je manque de courage aussi… Elle détourna un moment le regard.
–S’il te connaît comme moi je te connais, il se rendra compte que tu n’aurais jamais fini dans ce lit si tu étais sobre.
–C’est si facile!
Davide la regarda, contrarié.
–Ce n’est jamais facile. Tu crois que ça ne m’a pas coûté de t'avouer ma trahison? J’avais une peur folle de te perdre pour toujours, aussi comme amie. Mais tu as compris…
–Je me suis quand même sentie mal, même si je ne l’ai pas montré plus que ça. Je n’ai plus rien voulu savoir des garçons pendant des années: seuls les études et le patinage comptaient pour moi.
Il soupira.
–Le temps est passé, mais je vois que tu t'énerves encore quand on en parle.
Elle secoua la tête.
–Excuse-moi Davide… Elle lui caressa la joue. Je ne m’énerve pas pour le passé, mais pour le présent.
–Je viens de te dire ce que j’en pense.
–J’y réfléchirai, je te le promets» lui assura-t-elle pour clore ce sujet embarrassant.
Mieux vaut en trouver un autre.
Elle le regarda comme si elle se souvenait seulement de quelque chose d’important.
«À propos de confessions: tu ne m’as pas encore parlé des nouveautés que tu as mentionnées au téléphone. Elle s’installa dans une position plus confortable. Je suis là et je t’assure que j’écouterai chacun de tes mots.
Elle le vit se détendre et sourire.
Davide s’installa à ses côtés, laissa passer quelques secondes et annonça la bonne nouvelle.
–Après autant de temps… Et tellement de recherches, je pense que j'ai trouvé la bonne personne pour moi. On ira peut-être vivre ensemble dans quelques mois.
Elle écarquilla les yeux.
–Oh mon Dieu, si tu savais comme je suis contente! s’exclama-t-elle en battant des mains avant de l’embrasser. Son nom?
–Il s’appelle Andrea, on s’est rencontrés au cabinet: il m’a amené son chien à soigner.
–Je suis vraiment heureuse, tu sais?!
–Merci! Moi, j’ai un peu peur par contre.
–Je sais ce qu’on éprouve, surtout au début.
–C’est pour ça que je t’en parle. Je voulais savoir comment tu t’étais sentie avec John. Ce qu’on ressent.
–Et bien… Je peux te dire qu’au début, je me sentais maladroite et je ne savais pas comment me comporter. J’avais peur que tout ce que je faisais puisse le déranger. Je devais garder mon calme, être compréhensive et avoir l’esprit large pour accepter ses façons de faire et de penser. Parfois, j’avais envie de lui mettre des claques, et d’autres fois, de le prendre dans mes bras. Un jour, je remerciais le ciel de l’avoir rencontré, et le suivant je voulais ne jamais l’avoir rencontré. Tu auras souvent l’impression de ne pas y arriver et de regretter ta liberté perdue, mais je t’assure que tout se met en place ensuite. Il faut juste le vouloir vraiment.
–C’est comme ça que tu t’es sentie avec John? la coupa-t-il stupéfait.
–Je t’assure que je ne me reproche rien. Alors qu’elle répondait, elle se demanda pourquoi, si elle n’avait rien à se reprocher, elle n’arrivait pas à prendre en considération ce qu’elle venait de raconter à son ami, pour se rassurer elle-même.
–Ça me suffit. Davide rit, heureux, et lui prit les mains. Tu verras que la situation s’arrangera pour toi aussi: il faut juste le vouloir vraiment, juste?
–Tu es un sacré…
Il lui bloqua la bouche.
–Aah… Certaines choses ne se disent pas. Il lui sourit. Ce serait mieux d’aller boire quelque chose maintenant.»
Après une boisson fraîche et une visite au musée de la science et de la technologie, ils décidèrent qu’il était temps de trouver un petit endroit tranquille où dîner. Le soleil avait entretemps fait place à la lune, qui apparut bientôt comme un disque moucheté de lumière et d’ombres, occulté par moments par les nuages.
Le dîner fut léger, avec deux plats et une petite portion de cheesecake aux fruits. Par chance, la température n’avait pas suffisamment baissé pour les faire renoncer à se promener dans les rues de Manhattan, et ils ne réalisèrent qu’il était minuit passé que quand ils furent vraiment fatigués. Se sentant coupable de l’avoir fait veiller si tard, Loreley décida d’héberger son ami chez elle: profiter de sa compagnie encore un peu lui faisait plaisir.
***
Elle paressait au lit quand elle sentit une main sur son épaule. Elle se tourna et souleva à peine les paupières: elle s’attendait à voir le visage de Davide, mais les yeux qui l’observaient étaient trop sombres pour appartenir à son ami, qui les avait bleus.
«Johnny!» Elle se releva, s’appuyant sur ses coudes.
«Quand es-tu arrivé?
–Je t'ai envoyé un message hier soir, tu ne l’as pas lu?
–Excuse-moi, je ne m’en suis pas rendu compte.
–Trop occupée à faire autre chose? J'ai croisé Davide dans le séjour. Il partait.
–On a passé l’après-midi ensemble hier et comme il était tard, je l’ai hébergé à la maison. Elle s’assit sur le lit. Je vais le saluer.
–Laisse tomber. Il l’arrêta par les épaules. Il m’a demandé de te dire au revoir. Il était pressé.»
Elle allait protester, mais John se pencha sur elle et lui ferma la bouche d’un long baiser. Loreley lui passa alors un bras autour du cou et le lui rendit.
Quand elle le vit s’écarter pour ôter ses vêtements à la hâte, elle enleva sa courte chemise de nuit d’un seul geste, révélant ainsi son corps à la peau diaphane.
«Je voulais prendre une douche, mais maintenant» lui dit-il.
Loreley l’examina rapidement: ses cheveux étaient en désordre et les traits de son visage tirés, comme s’il tentait de reprendre le contrôle de ses sens. Ses yeux sombres semblaient l’exhorter à prendre une décision en vitesse. Elle sentit ses propres lèvres s’ouvrir en un sourire malicieux, tandis que ses bras se tendaient vers lui, l’attrapaient par le col de sa chemise déjà déboutonnée et l’attiraient à elle.
Elle sauterait probablement le petit-déjeuner ce matin, et peut-être aussi le déjeuner, mais cela n’avait aucune espèce d’importance: pour le moment, elle avait juste besoin de son homme.

Elle attendit que John s’endorme avant de se faufiler hors du lit. Elle enfila une robe de chambre en satin noir, prit son téléphone et descendit au salon. Elle s’assit sur le canapé et passa un appel.
«Eh, Loreley!
La voix de Davide était joyeuse, comme toujours.
–Excuse-moi pour ce matin…
–Ça ne fait rien. J'ai été surpris de le voir entrer dans la maison, et un peu embarrassé aussi, comme lui du reste, et j’ai préféré déguerpir de suite. Ça m’ennuie seulement de ne pas avoir pu te saluer.
–Moi aussi. Mais je ne sais pas encore quoi faire…
–On en a déjà parlé hier. Je suis sûr que tu prendras la bonne décision.
Elle ne l’était pas du tout, au contraire.
–Promets-moi que tu reviendras me voir dès que possible.
–Bien sûr. Tu peux peut-être venir aussi, ici, chez moi.
–J'y penserai, je te le jure.
–Je te prends au mot. On se voit bientôt alors.
–Bon dimanche, Davide.»
Elle n’eut pas le temps de clôturer la conversation que John apparut, vêtu d’une tenue de sport grise.
«Tu es déjà levé? Elle croyait qu’il s’était endormi. Tes parents vont bien?
–Ils se débrouillent. Maman a ses douleurs habituelles mais rien de grave.
–Et ta fille? J'imagine qu’elle a sauté de joie de te revoir.
Il acquiesça en lui souriant.
–Ça me ferait plaisir que tu m’emmènes un jour avec toi, pour me la présenter.
Le sourire disparut rapidement du visage de John.
–Je sors courir un moment, si ça ne te dérange pas.
Loreley fut déçue, mais s’efforça de ne pas le montrer.
–Non, vas-y. Tu arriveras à faire un jogging? lui demanda-t-elle étonnée d’autant d’énergie résiduelle.
Il sourit à nouveau.
–Bien sûr.
–On mangera quelque chose quand tu rentreras, et si tu ne t’écroules pas au sol en proie à une crise cardiaque, on pourra aller se promener.
–Si c’est toi qui cuisines, il est plus probable que je risque une intoxication alimentaire et on ne pourra aller nulle part.»
Elle prit un coussin sur le canapé et le lui lança.
John l’esquiva et quitta la maison en riant.
Une fois seule, Loreley alla dans la cuisine et se mit aux fourneaux, même si elle savait que le résultat ne l’enthousiasmerait pas.
Elle avait rencontré Johnny à l’époque de son stage. Il était avec Ethan, qui le lui avait présenté comme un vieil ami. Son visage séduisant, ses yeux sombres et sa façon d’être, gentil et effronté en même temps, l’avaient immédiatement touchée; mais il n’avait pas été possible de faire plus ample connaissance avant de le rencontrer de nouveau, un après-midi, dans le parking proche du cabinet d’avocats.
Elle essayait de faire démarrer sa voiture, qui ne voulait rien savoir. Après quelques tentatives inutiles, elle était sortie du véhicule dans un état de colère avancée, en jurant presque comme un homme. Elle l'avait vu à cet instant: il était appuyé contre le capot arrière de la voiture, les bras croisés, et la regardait d’un air amusé.
Sans tourner autour du pot, elle lui avait demandé s’il avait l’intention de l’aider ou de rester là à savourer le spectacle. Johnny avait tendu la main, paume vers le haut, comme pour lui demander les clés. Elle l’avait regardé droit dans les yeux et les lui avait données, avec une certaine réticence.
Quelques minutes plus tard, le moteur tournait.
«Qu’est-ce que je peux faire pour m’acquitter de ma dette? avait-elle demandé avec soulagement.
–Tu pourrais mettre ton compte en banque à mon nom, lui avait-il répondu en sortant de la voiture pour lui céder la place.
–Ou bien?
Il lui avait renvoyé le regard de celui qui sait qu’il a déjà gagné.
–Tu viens dîner avec moi, ce soir.»
Et leur histoire avait commencé à ce moment-là.

3
Ethan passa à côté d’elle en courant, comme s’il était pressé de quitter le cabinet. «Eh, Loreley!»
Occupée à feuilleter un fascicule, elle s’arrêta et le regarda par-dessus ses lunettes à la monture bleue. Il portait un trench sombre sur le bras et son incontournable chapeau à la main, signe qu’il se rendait au tribunal ou chez un client.
«Le patron te demande dans son bureau, lui dit-il d’un air compatissant.
–Il y a des problèmes en vue?
–Je ne sais pas très bien moi-même, mais il avait un sourire bizarre quand il m’a demandé de t’envoyer chez lui…
–Rien de bon pour moi alors; combien tu paries?
–Je ne joue que quand je suis sûr de gagner. Je dois filer maintenant. Bonne chance.» Sur ces mots, il lui fit un clin d’œil et quitta la pièce.
Loreley soupira. Kilmer allait lui tomber dessus sous peu, pensa-t-elle en se dirigeant vers le bureau à côté du sien.
Lorsqu’elle entra, elle le vit assis derrière son bureau, vêtu d’un costume gris foncé. Il lui fit un demi-sourire qui ressemblait plus à un rictus et lui tendit un dossier qu’elle prit sans quitter son visage des yeux.
Elle fut prise de rage en lisant les quelques notes imprimées sur les feuilles, mais elle poursuivit en essayant de rester impassible. Elle avait déjà entendu les nouvelles sur le meurtre qui avait eu lieu la veille, près de la résidence de ses parents, et elle avait été surprise et dégoûtée par sa brutalité. Elle connaissait la famille de la victime de vue, un couple d’entrepreneurs pensionnés qui n’avaient qu’une seule fille, et la seule idée de devoir défendre celui qui la leur avait arrachée suffisait à lui retourner l'estomac.
Le patron la fixait d’un air sévère, presque de défi.
«Pourquoi je dois m’en occuper moi?
–Ethan suit une autre affaire et Patrick est malade. En plus, le type qui nous a contactés pour nous confier cette mission te veut toi; ça se voit qu’il préfère les femmes. Il se laissa aller à un léger rire, mais redevint immédiatement sérieux. Je suis désolé…»
Mais non tu n’es pas désolé!
Kilmer s’appuya contre le haut dossier de son fauteuil de cuir noir, qui grinça sous son poids.
«Si tu as besoin d’aide, n’hésite pas à venir vers moi» poursuivit-il d’un ton affable, qui sonna directement faux à ses oreilles.
Il pouvait oublier! pensa Loreley. Elle referma le dossier et le tint bien serré dans ses mains.
«Passe me voir si tu finis avant la fermeture du cabinet, qu’on puisse en discuter.»
Mais pourquoi pas? Compte là-dessus! Elle ferait en sorte de différer, se dit-elle en acquiesçant.
«Dépêche-toi, ton nouveau client t'attend.»
Avec le même sourire forcé que celui qu’il lui avait réservé lorsqu’elle était entrée, Loreley quitta la pièce, les épaules droites et la démarche sûre, comme pour se maîtriser; mais elle avait une folle envie de botter son gros cul.
***
Défendre ce qu’elle considérait comme indéfendable n’avait jamais fait partie de ses plans, et n’était pas non plus un moyen de faire carrière. Par conséquent, l’affaire qui lui avait été confiée était tout bonnement indigeste. Elle aurait voulu refuser, mais elle avait déjà perdu des points en s’abstenant d’assister Leen Soraya Desmond et elle ne pouvait pas se dérober une fois encore. Kilmer serait en rage et sauterait sur le premier prétexte pour la virer du cabinet. Elle avait toujours ressenti chez lui une certaine intolérance à son égard, mais elle s’était exacerbée ces derniers temps.
Le patron exigeait d’elle un travail toujours plus important, plus que ce qu’il demandait à Ethan, et elle suspectait que c'était dû au fait qu’elle était une privilégiée de naissance, une fille qui n’avait rien dû faire d’autre que demander pour obtenir. Lui au contraire avait sué sang et eau pendant trente ans pour atteindre une certaine position et se doter d’un modeste compte en banque.
Et c’est ainsi que la veille, elle s’était vue contrainte d’accepter cette affaire ingrate, qui l’avait tenue éveillée jusque tard dans la nuit.
Quelle faille allait-elle pouvoir invoquer pour éviter à son client de finir ses jours en prison? Un homme de trente-et-un ans qui avait battu sa compagne à mort avant de la laisser agoniser sur le sol de la maison, pour s’en aller comme si de rien n’était. Combien de cas similaires devrait-elle encore voir dans les salles des tribunaux? Ce n’était pas à elle de juger, mais comment préparer une bonne défense, basée sur une confiance réciproque avec son client, si elle-même ne ressentait aucune empathie pour cet individu, aucune espèce de sympathie?
Elle se demandait parfois si elle n’avait pas commis une erreur en choisissant une carrière dans le droit pénal. Elle n’était peut-être pas faite pour cela, elle aurait dû s’occuper de droit civil; ou elle traversait juste une période de doute, de conflit avec son travail. Qui sait…
Elle se rendait compte cependant que, pour devenir une bonne avocate, elle devrait s’endurcir.
Dans la salle des interrogatoires, son client avait déclaré qu’il n’avait donné que quelques gifles à la jeune femme et qu’il ne l’avait pas tuée. Il l’avait vue se toucher les joues, en larmes, avant de sortir. Elle était en vie et en colère.
Un meurtrier qui se proclamait innocent n’était pas une nouveauté.
Le serveur posa le café qu’elle avait commandé sur la table, reportant l'attention de Loreley au point où elle était restée: l'article sur le crime était imprimé sur la page du journal. Les noms de l’accusé et de l’avocat de la défense étaient également mentionnés: le sien.
Quel sentiment pervers poussait un homme à massacrer la femme qu’il disait aimer à force de coups? Ou à prétendre la tenir liée à lui à tout prix, alors qu’elle veut juste être libre?
Elle avait entendu tellement d’histoires similaires à celle-ci, et d’autres étaient certainement encore passées sous silence, parce que les victimes subissaient souvent sans réagir: le plus généralement par peur mais dans certains cas, en raison d’une inclinaison à la soumission. Lui revint à l'esprit une amie de l'époque universitaire, qui n’avait eu la vie sauve que parce qu’elle avait dénoncé son compagnon à temps. Elle s’était ensuite adressée à un psychologue pour sortir de sa dépendance.
Jusqu’à quand une victime peut-elle être considérée comme une victime seulement et non comme une complice, étant donné qu’elle accepte la violence en silence? Par chance, les choses évoluaient, mais pas assez rapidement. Pas encore.
D’un geste frustré, elle tourna quelques pages et s’arrêta sur un entrefilet montrant la photo d’un type grand et brun qui sortait du théâtre aux côtés d’une belle femme aux cheveux roux.
Ses mains tremblèrent. Encore lui!
Depuis que cet homme avait failli mourir des mains de son ex-épouse, sa notoriété avait fait un bond en avant, le faisant connaître aussi de ceux qui ne l’avaient jamais vu.
Elle ne lut pas le bref article; elle referma le journal et le jeta sur la chaise vide à côté d’elle. Au diable!
Loreley ressentit un besoin pressant d’évacuer la tension et la seule chose qui arrivait à la distraire du travail était le patinage sur glace. Oui, bien sûr, pourquoi pas? Elle n’y était pas encore allée ce mois-ci.
Elle finit de boire son café, paya et appela un taxi pour courir à la maison et prendre le nécessaire. Elle demanda au taxi de l'attendre en bas et, en moins d’une heure, elle était au Chelsea Piers, sur l’Hudson River Park.
C’était à cet endroit qu’elle avait mis des patins pour la première fois. Elle se souvenait bien de ce jour-là parce qu’elle avait eu un avant-goût de ce que signifiaient chuter et devoir se relever malgré la peur.
Elle était immédiatement tombée amoureuse de ce sport et était devenue une excellente patineuse. Elle avait même gagné quelques concours locaux mais l’université l’avait obligée à espacer les entraînements et, suite à l’accident, elle avait dû en finir avec l'esprit de compétition. Recommencer à patiner n’avait pas été facile, parce que la peur de tomber durement à nouveau la bloquait et il avait fallu des mois avant qu’elle arrive à retourner sur la glace.
Mais elle avait gagné cette bataille.
Après avoir enfilé une combinaison ajustée, en tissu noir élastique et hydrofuge, Loreley commença à entrelacer et fixer les lacets de ses bottines autour des attaches. Elle n’avait pas encore terminé cette ennuyeuse mais nécessaire opération quand son téléphone professionnel sonna.
L’envie de ne pas répondre était telle que, avant de le sortir de son sac à dos, elle demeura plusieurs secondes à écouter la «Danse du sabreʺ de Khatchatourian. Elle aurait dû laisser sonner jusqu’à ce qu’il s’arrête mais la nouvelle affaire exigeait qu’elle soit joignable toute la journée.
Elle regarda l’écran: c’était un numéro inconnu.
«Salut, Loreley. Je te dérange? Tu travailles?
–Non, non… Elle tenta de comprendre à qui appartenait cette voix masculine: elle ne voulait pas risquer de passer pour une imbécile, mais elle n’arrivait à la relier à aucune de ses connaissances.
–Si tu as une petite heure de libre, je souhaiterais te parler. Ce n’était pas possible la dernière fois qu’on s’est vus.
–Je suis vraiment occupée et… Elle s’arrêta. Sonny?
Elle prononça ce nom en expirant tout l’air resté dans ses poumons.
–Excuse-moi, j’ai tenu pour acquis que tu m’avais reconnu.
–On ne s’est jamais parlés au téléphone, ta voix semble un peu différente.
Il y eut un bref silence embarrassé, puis il reprit:
–J'ai peut-être fait une erreur en t’appelant.
–Non! Mais tu m’as prise au dépourvu. Je suis à la patinoire à Chelsea Piers. Elle ne lui avait jamais donné son numéro. Non, mais il l’avait appelée sur le professionnel, que l’on pouvait trouver sur internet.
–Tu es avec quelqu’un?
–Non, seule, lui répondit-elle en s’en repentant immédiatement. Si elle voulait éviter cet homme, elle aurait dû lui dire tout autre chose.
–Je peux te rejoindre alors, si ça te va. Je ne suis pas très loin de Chelsea: je pourrais être là en vingt minutes.
Loreley fit une courte pause de réflexion. Ce serait arrivé tôt ou tard: mieux valait se débarrasser de ce poids au plus vite et en finir avec cette nuit, et elle pourrait reprendre sa vie de toujours.
–Tu devras louer des patins, parce que j'entre sur la piste.
S’il ne savait pas patiner, le voir souffrir un peu l’amuserait.
–J'avais déjà compris. J’arrive tout de suite.»
Les cheveux noués en une queue de cheval et la protection de plastique sur les lames, Loreley sortit du vestiaire et se dirigea vers la piste.
Elle sourit, satisfaite de voir qu’elle venait d’être polie, mais elle espérait qu’il y aurait moins de monde, moins d’enfants surtout, pour susciter son inquiétude. C’était justement pour éviter d’en heurter un qu’elle était tombée. Le trauma crânien et la blessure aux vertèbres cervicales consécutifs avaient diminué son sens de l’orientation et bien qu’elle fut guérie depuis longtemps, ses douleurs à la nuque se faisaient encore sentir.
Elle enleva les protège-lames et glissa légèrement sur le manteau immaculé durant quelques minutes, se laissant entraîner par la musique. Le froid qu’elle sentait sous ses pieds remontait et enveloppait son corps, mais c’était une étreinte agréable pour elle, parfois électrisante et parfois rafraîchissante.
Elle effectua quelques exercices d’échauffement et s’amusa avec des pas croisés et des figures simples. Ce ne fut que lorsqu’elle se sentit plus en confiance qu’elle s’essaya à quelques sauts: du saut droit à des piqués comme le flip et le lutz, jusqu’à tenter un double axel qu’elle ne réussit que de manière incertaine et renonça à retenter. Elle termina par quelques pirouettes debout et assises de difficulté moyenne. Elle n’alla pas plus loin pour ne pas risquer de se blesser.
Les notes de la musique se firent suaves, lentes, comme pour la cajoler. Elle prit son élan, plia le buste en avant, tendit une jambe en arrière, jusqu’à lever le pied un peu plus haut que la tête, écarta les bras à hauteur des épaules, faisant la figure de l'ange. Elle leva le visage et laissa son corps glisser le long de la piste, à la fois ferme et délicat.
L’air frais lui frôla la peau du visage, soulevant sa longue queue blonde. Elle ferma les paupières et ressentit une spirale d’émotions qui semblaient la diriger vers le vide, vers une paix infinie.
Elle prit soudain conscience des gens autour d’elle, qu’elle aurait pu heurter et ouvrit grand les yeux. Elle sentit une main effleurer la sienne, encore tendue pour fouetter l’air alentour. Elle se tourna, se redressa et posa le pied encore levé au sol.
«Oh… tu es arrivé!
–Je ne voulais pas t’interrompre, lui dit Sonny apparu à côté d’elle comme par magie. Il portait un lourd manteau, une écharpe et un chapeau de laine, et patinait en tentant de conserver la même vitesse qu’elle.
Loreley ralentit.
–Ne t’excuse pas. C’est moi qui ne devrais pas faire certaines choses sur une piste avec autant de gens. Elle allait en général patiner à des horaires auxquels elle savait qu’il y aurait peu de patineurs, mais cet après-midi-là, elle n’avait pas réussi à respecter cette précaution logique.
Un jeune garçon fila à toute vitesse à côté d’elle, presque à la toucher, et elle pivota vers Sonny qui lui posa une main sur l’épaule comme pour la protéger.
–Ne nous arrêtons pas ici ou ils vont nous renverser, lui dit-il en regardant autour de lui.
–Je préfèrerais qu’on ne s’arrête pas du tout…» En prononçant ces mots, Loreley accéléra jusqu’à laisser l'homme derrière elle et se porta vers le côté opposé de la patinoire, où les grandes baies vitrées offraient une belle vue rapprochée sur l'Hudson River et la jetée où se trouvait le centre sportif.

Sonny la regarda effectuer un slalom pour dépasser les patineurs qu’elle croisait sur son parcours. Il aurait très bien pu la rejoindre en quelques secondes mais préféra ne pas la suivre. Il était évident qu’elle cherchait à retarder le moment où ils devraient mettre les choses au clair entre eux, et il ne voulait pas lui mettre trop de pression.
Que dirait-il à Loreley? Qu’il était désolé d’avoir couché avec elle? Il n’y croyait pas lui-même. Bien qu’il ne se souvienne pas exactement de ce qu’il s’était passé, il savait qu’il ne s’abandonnerait jamais autant à ses bas instincts que cette nuit-là; peut-être parce qu’il n’était pas sobre, mais cela n’avait que peu d’importance. Ce qui le tracassait bien davantage était tout autre.
Parmi toutes les femmes présentes à la cérémonie, il avait fallu qu’il couche avec la sœur de Hans!
Il avait bu, mais pas au point de ne pas comprendre qui était la femme qu’il entraînait dans sa chambre. Pourquoi justement elle dans ce cas? Si Hans l’apprenait, il ne croirait pas à une coïncidence: non, il l’accuserait de l’avoir fait exprès.
Il haussa les épaules. On s’en fout!
Loreley était adulte. Elle était consentante, ivre mais consentante et participante aussi. Personne ne pourrait le condamner et il faisait fausse route en se créant des problèmes, d’autant plus qu’elle avait quitté la chambre d’hôtel en douce sans même attendre son réveil, sans lui dire un mot.
Il avait eu du mal à reconstituer l’évènement ce matin-là; il avait d’abord éprouvé du soulagement que la jeune femme se soit volatilisée, évitant ainsi de devoir donner et recevoir des explications, mais il s’était ensuite dit qu’il resterait toujours quelque chose en suspens, jusqu’à ce qu’ils discutent.
Il s’appuya au bord de la piste et attendit qu’elle s’approche pour dégainer un beau sourire.
«Tu patines depuis combien d’années? lui demanda-t-il.
–J'ai commencé le patinage artistique à cinq ans, mais j’ai abandonné durant ma première année à l’université. Je viens ici de temps en temps pour me changer les idées et bouger un peu. Ce n’est pas bon pour la santé de rester assis des heures dans un bureau ou un tribunal. Et puis, j’aime trop patiner. Et toi?
–Je jouais au hockey quand j'étais à peine plus qu’un petit garçon. Mais ça fait longtemps que j’ai arrêté pour me consacrer à la musique.
–On ne le croirait pas à te voir.
–Je pense que c’est comme le vélo: tu recommences après des années et on dirait que tu es monté dessus quelques jours avant. Ce serait mieux qu’on aille parler ailleurs maintenant: on peut prendre un verre ici, au bar.»

4
Sac à dos à l’épaule, Loreley se dirigea vers la sortie du centre sportif, où elle savait que Sonny l’attendait. Elle s’était rafraîchie en vitesse et avait lâché ses cheveux.
Elle parcourut le couloir, rendit les clés du casier à la réception et se retrouva dans le vaste lobby aux couleurs dominantes jaune, bleu et rouge. Et là, elle s’arrêta.
Sonny était occupé avec deux jeunes qui lui demandaient un autographe sur leurs patins. Une jeune femme voulut faire un selfie avec lui. Quelqu’un l’avait reconnu même sans sa queue basse dans la nuque, avec son chapeau en laine et une écharpe qui cachait son bouc. En l’invitant à la rejoindre à la patinoire, elle n’avait pas pris en considération que, depuis les récents événements, le visage de Sonny avait été publié dans plusieurs revues et quotidiens.
On n’avait vraiment pas besoin de ça!
Si elle sortait de là avec lui, elle courrait le risque qu’un fan curieux les immortalise ensemble et elle se retrouverait sur les réseaux sociaux le jour suivant, avec de nombreuses allusions à une éventuelle liaison. Peut-être que Johnny y croirait; c’était la dernière chose qu’elle voulait.
Elle réfléchit quelques secondes; puis, poussée par le désir de fuir, elle se joignit à un petit groupe de personnes qui prenaient la sortie. Avant de refermer la porte en verre qui donnait sur l'extérieur, elle se tourna vers Sonny, qui la regardait maintenant d’un air perdu, avec dans la main le feutre qu’il avait utilisé pour les autographes.
La petite brune à côté de lui réclama son attention en lui montrant la surface du patin où il devait apposer sa signature, mais il l’ignora: il continuait à fixer Loreley.
Elle hocha très légèrement la tête.
Désolée, Sonny! lui dit-elle en remuant à peine les lèvres et en écartant les bras. On se verra une autre fois. Elle sortit ensuite d’un pas rapide et ne ralentit que lorsqu’elle fut à bonne distance du bâtiment bleu et rouge.
Elle marcha le long de la jetée et s’arrêta dans le petit parc jouxtant le centre sportif, l'Hudson River Park, bien que la journée ne se prête pas vraiment à une promenade: de gros nuages couvraient le ciel, annonçant une averse. Elle sentait déjà l’humidité dans l’air, mais elle se fichait d’être mouillée.
Elle était encore déboussolée par sa rencontre avec Sonny. Et continuait à se répéter qu’elle devait oublier ce qu’il s’était passé et poursuivre sa vie comme avant, mais elle n’y arrivait pas.
Dans tous les cas, elle tenait trop à Johnny pour risquer de le perdre à cause d’une stupide frasque de poivrote: elle devait y remédier avant qu’il ne soit trop tard. Mais que pouvait-elle faire?
Elle s’assit sur un banc pour reposer ses jambes. Elle sourit en secouant la tête: après son comportement, Sonny allait probablement se tenir à l'écart. Elle avait mis de la bonne volonté à éclaircir la situation, mais le destin avait décidé que ce n’était pas encore le bon moment.
Loreley franchit le seuil de la maison à six heures et le silence absolu l'accueillit. Sur le canapé d’angle, où elle trouvait généralement Johnny étendu le soir, les coussins étaient à leur place. Elle l’appela à voix haute. Ne recevant aucune réponse, elle alla contrôler qu’il ne travaillait pas dans son bureau: chaque fois qu’il s’enfermait là, il s’isolait du reste du monde. Elle alluma, mais tout était comme il l’avait laissé le matin, jusqu’au sweat-shirt jeté sur le bras du fauteuil. Elle trouva la chambre à coucher vide également.
Il n’était pas encore rentré.
Elle ramassa une paire de chaussettes noires de Johnny sur le sol et les jeta dans le panier de linge sale: il ne perdrait jamais sa mauvaise habitude de les laisser traîner partout dans la pièce.
Après avoir enfilé un tablier, elle alla à la cuisine pour tenter de préparer un dîner qu’il pourrait considérer comme tel. Elle sortit du poisson du frigo et enleva les écailles sous l’eau courante afin qu’elles ne se répandent pas partout, comme le lui avait appris Mira, sa domestique, qui était chez ses parents ce week-end. Loreley voulait profiter de son absence pour passer une soirée seule avec son compagnon, comme au début de leur relation. Elle pela quelques pommes de terre, les coupa en cubes et les mit dans un plat avec le poisson, espérant ne pas en faire de la purée ou du charbon de bois.
Après avoir tout enfourné, elle prit une douche rapide, mit de la lingerie en dentelle et des bas auto-fixants, et revêtit une courte robe bleue, à la coupe diagonale. Elle coiffa ses cheveux vers l’arrière, sur la nuque, et les coinça dans une barrette ouvragée. Elle termina par une légère touche de maquillage.
Elle dressa soigneusement la table, plaçant un vase en verre et une bougie allumée au centre.
Le temps passait, mais pas l'ombre d’un Johnny. Elle l'attendit patiemment. Le dîner refroidissait et la bougie avait fondu de moitié.
Un message arriva sur son téléphone à huit heures:
Ne m’attends pas, je mange dehors avec Ethan.
Elle soupira: d’habitude, il sortait avec Ethan après le dîner, une fois par semaine pour ne pas “perdre leur amitié”, comme il disait pour justifier ses soirées avec lui. Elle espéra que cette exception ne deviendrait pas une constante. Il n’avait même pas perdu son temps à lui téléphoner avant qu’elle ne se mette aux fourneaux, chose qui lui pesait comme il le savait. Elle devait se résigner à se mettre à table seule. Elle se sentit déçue: pour une fois qu’elle avait l'impression d’avoir préparé un plat correct, Johnny n’était pas là pour l’apprécier.
Loreley ne perdit pas de temps à débarrasser: elle mit le poisson et les pommes de terre dans un récipient, qu’elle rangea dans le frigo, et alla se coucher. Elle était vraiment fatiguée et devait encore récupérer le sommeil perdu la nuit précédente pour étudier l’affaire Wallace.
Le matin qui suivit, elle vit Johnny à côté d’elle, qui dormait en ronflant: cela lui arrivait quand il buvait trop. Étrange qu’elle ne l’ait pas entendu rentrer.
Qui sait à quelle heure il était revenu!
Elle regarda le réveil: neuf heures et demie. Elle repoussa les couvertures et entendit Johnny marmonner un juron avant de se tourner de l’autre côté: il ne travaillait pas le samedi et s’il voulait dormir, il était libre de le faire.
Loreley enfila sa robe de chambre bleue en épais satin et, après s’être rafraîchie le visage, alla à la cuisine. Elle se sentait ralentie dans ses mouvements ce matin, comme si elle était encore sous l’effet du sommeil. Elle avait pourtant beaucoup dormi cette nuit. Elle avait besoin d’une bonne dose de café pour se réveiller complètement.
Elle allait le verser dans la tasse quand elle sentit une présence derrière elle. Elle se retourna et vit Johnny; ses cheveux courts étaient dressés sur l’avant de son crâne et le blanc de ses yeux était rougi, entourés de cernes bien visibles qui révélaient une insomnie.
«Tu m’en verses un peu aussi? lui demanda-t-il en se grattant une joue à la barbe naissante.
–Je ne pensais pas que tu te lèverais maintenant.»
Elle l’entendit murmurer quelque chose d’incompréhensible mais évita de lui faire répéter. Il se réveillait parfois de mauvaise humeur et ce devait être le cas ce matin, parce qu’au-delà de son expression sérieuse, il ne lui avait même pas donné le bref et coutumier bisou de bonjour.
Johnny but son café debout et posa brutalement la tasse sur la table.
«Qu’est-ce que tu veux manger? lui demanda-t-elle en le regardant, perplexe.
–Je n’ai pas faim.
–Tu peux me dire ce que tu as ce matin? lui demanda-t-elle en croisant les bras et en se plantant devant lui.
–Problèmes de boulot.
–Je peux savoir?
–Je sais que tu ne me laisseras pas tranquille tant que je ne te l'aurai pas dit. Il se gratta la nuque. Je dois travailler sur un projet, mais pour le faire au mieux, je dois voir l’endroit en personne.
–Et où est le problème?
Il émit un bruit qui ressemblait à un rire sarcastique.
–Où est le problème…, répéta-t-il irrité. Le problème est que cet endroit se trouve à Paris.
Loreley le regarda, alarmée.
–Paris? Ne me dis pas que tu dois de nouveau partir!
–Ce n’est pas certain, mais il y a beaucoup de probabilités que je doive y aller. Et ça ne me va pas du tout de refaire un voyage aussi rapidement après la dernière fois.
–Quand le sauras-tu pour de bon?
–D’ici mercredi. Si ça se passe comme je le pense, je devrai partir le week-end prochain.
–Tu es rentré de Californie depuis quand? Même pas trois semaines… Et tu t’en vas de nouveau!
–Los Angeles n’a rien à voir avec le boulot, tu le sais. Je suis déjà agacé, n’en remets pas une couche!
Loreley tenta de garder son calme.
–Je mets un survêtement et je vais courir: j'ai besoin de me défouler, lui annonça-t-il avec un pied déjà hors de la cuisine.
–Je prépare quelque chose entretemps: j'ai faim, et tu l'auras peut-être aussi en rentrant de ta course.»
Johnny se dirigea vers la chambre et Loreley se concentra sur le petit-déjeuner. Comment faisait-on des pancakes? Ah oui: œufs, farine, sucre… Et quelque chose d’autre. Bon sang, elle ne se rappelait plus très bien! Elle prit son téléphone, fit une recherche sur internet et trouva la recette une minute plus tard. Elle la lut rapidement et se mit immédiatement au travail.
Alors qu’elle grillait le pain, elle entendit la sonnerie de son téléphone privé. Elle éteignit le grille-pain et courut répondre. Elle bondit de joie en reconnaissant la voix de son interlocuteur.
«Salut ma belle. Je t'ai manqué?
–Hans, comment tu vas? Tu es où? Elle s’assit sur un tabouret, à côté du comptoir de la cuisine.
–Je vais bien, ne t'inquiète pas. Ester et moi sommes rentrés à la maison.
–Vraiment? Il était temps!
Elle imagina qu’il souriait.
–Ne sois pas jalouse…
–Je ne le suis pas. Et Ester, où est-elle?
–Près de moi, elle te salue.
–Moi aussi. Je suis contente que vous soyez de nouveau en ville.
–Nous un peu moins, mais c’est comme ça. Je t’ai appelée pour te dire que maman voudrait qu’on aille manger chez elle, demain. Ça lui ferait plaisir de nous revoir tous ensemble.
–Si ça va pour toi, aucun problème pour moi: je le dis à Johnny et je tiens au courant.
–J'espère te voir demain.
–J'espère aussi. Salut!»
Le téléphone encore à la main, Loreley commença à réfléchir à comment parler de l'invitation à Johnny. Le samedi, il aimait aller se balader en moto, et regarder des matchs de football le dimanche. En deux ans de cohabitation, les fois où ses parents l’avaient vu se comptaient sur les doigts de la main, bien qu’ils vivent tout près: leurs maisons n’étaient séparées que par Central Park, de son côté le plus court. Le convaincre d’accepter l’invitation allait être tout sauf facile.
Comme elle l’avait bien imaginé, toute sa nature diplomatique et sa stratégie d’avocate furent nécessaires pour convaincre Johnny de l’accompagner. Elle fit pression sur le fait qu’Ester et Hans avaient été déçus de son absence à leur mariage, et que le minimum qu’il puisse faire pour remédier à ce manquement serait d’être présent au repas que ses parents organisaient pour le retour à la maison des jeunes mariés.
«Tu veux me faire culpabiliser pour quelque chose qui ne dépendait pas de moi?
–Je te suggère juste comment agir pour ne pas heurter les sentiments de ma famille.
Elle le vit soupirer et se lever de table.
–D’accord! Mais je le fais pour toi, lui dit-il en la pointant du doigt. Tu as de la chance que les Giants ne jouent pas cette semaine…
Loreley s’approcha de lui et l'enlaça avec enthousiasme, puis leva la main derrière ses épaules et forma un “v” de son index et de son majeur: Victoire!
–Merci! Demande-moi tout ce que tu veux et je te satisferai.»
***
À neuf heures pile le jour suivant, Loreley était accrochée à Johnny, assise derrière lui sur une moto de grosse cylindrée, pour une balade dans les rues de New York: il y avait peu de trafic un dimanche à cette heure, loin de Manhattan.
“Demande-moi tout ce que tu veux et je te satisferai” lui avait-elle dit la veille: elle aurait dû imaginer que la proposition serait un tour en moto, sa deuxième passion après le football. En outre, il savait combien elle détestait les deux-roues et elle soupçonnait que cette manoeuvre était destinée à l'obliger à retourner la faveur.
Elle détestait le casque intégral qui lui collait les cheveux sur la tête, gâchant sa coiffure. Elle avait parfois l'impression de ne pas pouvoir respirer normalement et cela la rendait nerveuse au point de faire osciller la moto. Bien que Johnny lui ait recommandé d'accompagner le mouvement du véhicule de son corps dans les tournants au lieu de s'y opposer, ce n'était pas chose facile pour elle.
Presque trois heures s'écoulèrent avant que cette torture ne s'achève. Quand Loreley remit enfin pied à terre, elle avait l'impression de léviter.
Il était midi moins dix. Elle fila à la maison pour prendre une douche rapide, renonçant à se pomponner: elle enfila une paire d'épais jeans, un chandail bleu clair et une paire de bottines en daim.
John monta à la maison alors qu'elle était déjà prête. Il ne prit pas de douche: ils étaient déjà en retard. Il ôta juste son blouson pour en mettre un autre un peu plus élégant, et changea de chaussures.
Ils coupèrent par le parc dans la voiture de Loreley et arrivèrent du côté opposé, dans l'East Side de Manhattan.
Ce fut Hans qui leur ouvrit la porte.
Loreley l'embrassa. «Salut, grand frère!
–Eh, je ne suis pas parti de la maison si longtemps que ça, dit-il en se laissant enlacer.
–C'est quoi toutes ces sensibleries? grommela Albert, le père. Vous êtes en retard et j'ai faim. Tu sais que je ne supporte pas d'attendre pour manger.
–C'est ma faute. Je l'ai emmenée faire un tour en moto et on a pris du retard, intervint John.
–Quoi? Albert semblait furieux. Comment as-tu pu emmener ma petite sur cet engin infernal?» lâcha-t-il encore. Son imposante stature domina le jeune homme, le faisant passer pour une brindille à côté de lui.
Loreley leva les yeux au ciel. «Johnny, mon père déteste les motos encore plus que moi.
–Tu dois bien avoir pris ça de quelqu'un, lui murmura-t-il avec une grimace de déception. J'ai été très prudent et j'ai pris mon temps» se défendit-il.
Ellen Lehmann s'approcha de son mari. «Tu es toujours le même râleur, lui reprocha-t-elle d'un ton qui semblait à peine contenir son irritation. Venez manger, allez, tout est prêt» ajouta-t-elle en souriant à ses invités.
«Loreley, comme je suis contente de te revoir, lui dit sa belle-soeur en l'embrassant. Viens t'asseoir à côté de moi.»
Une fois la mauvaise humeur initiale passée, les conversations entre les jeunes furent joyeuses, tandis que celle entre leurs hôtes semblait réduite à quelques phrases de politesse.
De temps à autre, Loreley regardait tour à tour sa mère et son père, et la sensation de tension qu'elle percevait entre eux lui coupait l'appétit. Johnny, au contraire, mangeait sans se perdre en compliments, comme il le faisait à la maison. Elle essayait toujours de suivre son rythme et se retrouvait avec un poids sur l'estomac; cette fois cependant, elle grignota et refusa le dessert.
Mais son estomac la dérangeait. Elle avait même eu une sensation de nausée quelques heures auparavant. Peut-être la balade en moto.
Le repas terminé, ils levèrent leur verre pour trinquer au retour des époux. Au tintement des verres, succéda un baiser du couple célébré.
«Je suis tellement contente pour toi, dit Loreley à sa belle-soeur en sortant sur la terrasse clôturée de grandes fenêtres: tout autour, un ornement de plantes à feuilles persistantes arrivait jusqu'au plafond. Les hommes avaient pris place sur le canapé du séjour pour se ravitailler en alcools forts.
–Je le suis aussi. Tu verras que le bon moment arrivera bientôt pour toi aussi.
–Je ne l'attends pas avec impatience, je t'assure. Et lui n'a de toute façon pas l'intention de se remarier: pas à court terme du moins!
–Et qui a parlé de John? Je faisais référence à un éventuel homme inconnu.
–Ester, je t'en prie!
–Je plaisante, va! Mais c'est vrai que tu pourrais trouver quelqu'un de plus disposé que lui à s'engager.
–Je ne pense pas encore à faire le grand saut pour l'instant.
–Quand tu te retrouveras devant le bon, tu réussiras à faire la même chose que moi.
–Toi, tu en es convaincue! Je dois d'abord penser à ma carrière: je suis encore en rodage. Elle éprouvait de l'angoisse à l'idée de devoir fonder une famille avec de nombreux enfants avant que son travail ne décolle.
–À propos, comment ça va avec ce type que tu défends? J'ai lu les journaux…
–Et bien, on élabore une ligne de défense qui diminue les années de condamnation probable. Les faits disent qu'il est coupable et il semble donc qu'il ira en prison, mais je dois trouver un élément clé pour qu'il y reste le moins possible.
–Il suffirait d'une négociation pour arriver à l'objectif, commenta l'autre. Je me trompe? Je l'ai vu faire dans un film.
Loreley sourit.
–Il ne veut pas en entendre parler. Peter Wallace n'arrive pas encore à réaliser que sa Lindsay est morte. Il affirme qu'il l'a seulement giflée et qu'elle était encore en vie et en bonne santé quand il est parti. Mais les preuves le contredisent. Je n'ai parlé qu'une fois avec lui, pour tenter d'en savoir plus, mais j'ai eu l'impression de me cogner contre un mur de silence et de réticence.
–Ce ne sera pas simple de connaître la vérité s'il n'est pas disposé à collaborer.
–Ça t'ennuie qu'on change de sujet? Je voudrais éviter de trop penser au travail ce soir.
–Ça ne m'ennuie pas du tout.»
Ester leva les yeux vers le coin de ciel que l'on entrevoyait au-dessus des hauts immeubles face à elles.
Il y eut un instant de silence, durant lequel Loreley observa le profil de sa belle-soeur, ses longs cheveux bruns lâchés sur ses épaules, le regard perdu là-haut, à penser à Dieu sait quoi. Ne sachant que dire d'autre, elle lança le premier sujet qui lui vint à l'esprit. «Ta ville te manque? lui demanda-t-elle.
Ester eut un bref sursaut.
–Non… Enfin, je ne saurais pas te dire. J'ai parfois des images, des scènes qui me la rappellent, mais je ne suis pas nostalgique, pas au point de vouloir absolument y retourner. Par contre, mon frère me manque beaucoup, même si je me souviens peu de lui. Elle fit une courte pause et enroula une longue mèche de cheveux autour de son index. Je voudrais tellement pouvoir le revoir, mais je ne sais pas où il est, ni comment il a fini.
–Il doit bien y avoir un indice quelque part.
–Juste le message qu'il a laissé à Hans avant de disparaître, où il dit qu'il veut me confier à lui.
Un message pour Hans écrit par Jack? se demanda-t-elle perplexe.
Hans ne lui en avait pas parlé. Elle n'avait jamais compris la raison qui avait poussé Jack à partir aussi rapidement, et plus d'une année s'était écoulée désormais depuis que c'était arrivé.
–Faisons quelque chose de sympathique: allons casser les pieds de nos hommes dans le séjour» proposa-t-elle à Ester.
***
Lorsqu'elle quitta la tiédeur du bureau, l'air froid de fin octobre la tira de l'état de confusion dans lequel elle était depuis plusieurs heures: elle s'était levée ce matin avec une nausée qui lui avait fait sauter le repas. Elle était probablement en train de tomber malade, peut-être de ce malaise qui précède la vraie grippe.
Elle leva les yeux: des nuages menaçants obscurcissaient le ciel du soir et les arbres dépouillés semblaient des prolongements décharnés du sol dirigés vers le haut. Le vent fort la contraignit à fermer sa veste et à mieux nouer son écharpe de soie autour de son cou. Elle n'aimait pas l'hiver, sauf pour Noël et les amusantes parties de patinage sur glace.
Elle rejoignit un taxi qui déchargeait un client un peu plus loin et se fit porter à la maison. Alors qu'elle ouvrait la porte, elle sentit une odeur de nourriture. Elle enleva son manteau et le posa avec son sac sur le canapé, puis se rendit à la cuisine. Mira, vêtue de son habituelle blouse bleue et d'un grand tablier blanc, mettait la table.
«Tu as faim? lui demanda la gouvernante en se retournant pour lui parler: ses petits yeux bleus souriaient, tout comme ses lèvres fines.
Loreley avait souhaité qu'elle la tutoie: elle détestait le formalisme et les révérences, elle devait déjà les supporter au tribunal.
–Pas vraiment. Johnny est rentré?
–Il est enfermé dans son bureau. Le dîner est presque prêt.
–Je vais le prévenir.»
Il fallut un moment pour le tirer de son travail de dessin, mais Johnny dévora ensuite un gros steak grillé et une quantité de légumes qu'elle aurait mangé en deux fois.
À un certain point, Loreley écarta son assiette avec une grimace de dépit: elle ne comprenait pas pourquoi voir Johnny manger autant la dérangeait tellement ce soir-là.
Elle se leva en s'excusant et se dirigea vers la salle de bain pour prendre une douche. Quand la chaleur de l'eau la détendit, laissant place à ses pensées, elle ne s'y opposa pas. Elle vagabonda longtemps dans le passé, à l'époque de l'université, de Davide, de la première rencontre avec Johnny et de son avenir avec lui. Un avenir à long terme… Devenir une vraie famille.
Mais à quoi était-elle en train de penser, bon sang?!
Johnny ne lui avait jamais laissé entendre qu'il voulait en créer une avec elle. Il avait déjà été marié et il avait fui au bout de quelques années seulement. Durant leur mariage, ils avaient mis une fille au monde, dont il parlait peu, à la différence de beaucoup de pères qui…
Elle interrompit le cours de ses pensées avec un frisson. Elle ouvrit grand la bouche et l'eau coula dans sa gorge. Elle toussa pour la faire sortir tandis qu'elle fermait le robinet. Il fallut d'interminables secondes avant qu'elle puisse à nouveau respirer normalement. Elle s'appuya sur le mur carrelé, écartant ses cheveux mouillés de son visage. Elle devait recommencer à prendre la pilule ce jour-là et rien n'était venu. Pourquoi? Elle avait lu quelque part que le flux pouvait diminuer jusqu'à disparaître avec certains types de contraceptifs. Oui, ce devait être ça.
Et si quelque chose ne s'était pas déroulé comme prévu? se demanda-t-elle en essorant ses cheveux d'un geste nerveux.
Ce doute la tracassa au point de la pousser à se sécher à la hâte et à se rhabiller. Elle ne pouvait pas attendre le lendemain et rester dans l'incertitude ou elle ne fermerait pas l'oeil de la nuit.
Une fois prête, elle dit à Johnny qu'elle avait oublié d'acheter ses analgésiques et sortit en courant.
Quelques minutes plus tard, elle atteignait la pharmacie la plus proche, de l'autre côté de la rue. Elle entra et demanda un test de grossesse: c'était absurde de s'inquiéter autant, mais elle savait qu'il pouvait y avoir une marge d'erreur.
Quand elle retourna à la maison, elle trouva Johnny étendu sur le canapé, occupé à regarder un match de football; elle en profita pour se dévêtir et s'enfermer dans la salle de bain sans être dérangée: personne ne pourrait décoller Johnny de là, même avec la perspective de plusieurs heures de sexe effréné.
Elle suivit les instructions sur la boîte et attendit le résultat. Elle aurait dû faire le test le matin, mais le soir elle risquait au maximum un résultat négatif, jamais un faux positif. Au cas où, elle recommencerait le matin suivant.
Assise sur le tabouret, elle s'imagina les réactions possibles de Johnny si le résultat s'avérait positif. Ils n'avaient jamais parlé mariage, encore moins d'avoir des enfants. Ce serait vraiment un coup dur pour tous les deux.
Elle regarda sa montre, puis l'indicateur du test…

5
Le test était positif. Exactement comme elle le craignait.
Comment cela avait-il pu arriver? Où s'était-elle trompée? se demanda-t-elle en enveloppant le stick dans un mouchoir en papier pour le jeter à la poubelle.
Elle sortit de la salle de bain de longues minutes plus tard. Elle se sentait dans le même état que si on lui avait administré une forte dose de sédatifs. Elle ne rejoignit pas Johnny dans le séjour: elle ne voulait pas courir le risque qu'il se rende compte de l'état dans lequel elle était et elle ressentait le besoin de réfléchir avant de parler avec lui.
Elle se dirigea vers la chambre à coucher, de l'autre côté de la maison. Une fois déshabillée, elle prit son pyjama sous son oreiller et l'enfila avec des gestes d'automate. Elle réalisa qu'elle avait mis le pantalon à l'envers mais se ficha de le remettre dans le bon sens.
En entendant des pas, elle tourna le dos à la porte. «Tu vas déjà au lit? lui demanda Johnny.
–Je suis très fatiguée. Ça t'ennuie? Elle fit semblant de chercher quelque chose dans le tiroir de la table de nuit pour qu'il ne remarque pas son trouble.
–Non, pas du tout… Je viens dès que le match est terminé, je suis à la mi-temps.
Elle l'entendit s'approcher davantage et se plaqua un masque d'impassibilité sur le visage, le même qu'au tribunal.
–D'accord. Elle referma le tiroir après y avoir pris un paquet de mouchoirs qui ne lui servait à rien.
John l'enlaça par derrière, lui entourant la taille.
–Mets-toi au lit, lui dit-il. J'éteindrai les lumières et fermerai les volets.»
Elle tourna la tête pour lui lancer un regard noir.
« Pourquoi tu me fixes comme ça? demanda-t-il.
–Tu détestes faire ces choses, je dois toujours y penser moi-même.
Elle le vit sourire.
–Vu que tu vas te coucher et que je dois sortir, je me forcerai à le faire.
–Tu sors avec Ethan?
–Comme toujours. Mais ne t'inquiète, on ne rentrera pas tard cette fois.»
L'homme relâcha son étreinte et quitta la pièce après l'avoir légèrement embrassée sur la tempe.
Loreley se glissa sous les couvertures mais eut du mal à trouver le sommeil. Pour la première fois, elle se sentait contente que John sorte sans elle, le soir. Elle ne s'était pas encore remise de ce qu'il s'était passé au mariage de Hans que quelque chose de plus grand qu'elle surgissait. Aucun des deux n'avait pris en considération l'idée de mettre un enfant au monde, pas maintenant.
***
Deux jours plus tard, Loreley ne s'était pas encore décidée à informer John qu'il allait devenir père pour la deuxième fois. Elle voulait garder ce secret pour elle mais, dans une lueur de prise de conscience, elle se promit de lui dire le plus tôt possible, en espérant qu'il ne réagisse pas mal.
Elle n'arrivait pas à comprendre comment elle était tombée enceinte malgré les précautions prises. À la maison, elle ne faisait rien d'autre qu'y penser; elle n'arrivait à respirer qu'au bureau. Le travail la tenait occupée, lui offrant une trêve.
Ce mercredi matin-là, elle se trouvait dans une salle du tribunal avec son client, Peter Wallace.
Loreley avait vu des accusés nerveux, désolés, inquiets, effrayés ou carrément satisfaits d'eux-mêmes, mais elle n'avait jamais vu une expression aussi détachée chez aucun d'eux. Comme si ce qu'il se passait autour de son client ne le concernait pas du tout. Il était là, assis à côté d'elle, les yeux fixés droit devant lui, sans rien regarder de particulier, les mains croisées dans une attitude plus adaptée à une église qu'à un tribunal.
Loreley avait rencontré le juge Henry Palmer durant son stage et l'avait apprécié pour son humanité, qui ne transparaissait pas dans ses yeux à moitié cachés sous ses paupières tombantes et ses lèvres minces toujours pincées. Elle le voyait rarement sourire durant une audience. À vue d'oeil, il devait avoir grossi d'une dizaine de kilos depuis la dernière fois qu'elle l'avait vu: son ventre s'écrasait maintenant contre le bord du pupitre. Même la toge n'arrivait pas à le cacher.
Le juge posa ses lunettes sur son nez avant de lui poser la question attendue. «Que plaide votre client?» La voix sonnait haute mais un peu rauque, comme s'il récupérait d'un mal de gorge.
Elle se tourna vers Peter Wallace, qui ne bougea pas d'un centimètre. Le seul détail qui lui fit comprendre qu'il était vivant fut un frémissement à peine perceptible de sa mâchoire bien dessinée. «Innocent, votre Honneur. Mon client est irréprochable, il a toujours vécu une existence tranquille et le crime dont on l'accuse est à démontrer. Les preuves à charge se basent uniquement sur un témoignage peu fiable. Je demande la liberté sous caution.
–Monsieur le Procureur…,dit le juge pour l'inviter à parler.
–Il est vrai que l'accusé est irréprochable, mais comme il a été démontré, il est d'un naturel agressif: il y a une première fois à tout. Il pourrait en outre quitter l'État, sa famille a les moyens de l'aider. Je demande que la requête de la défense soit rejetée.»
Après une réflexion approfondie, le juge décida: «La caution est refusée.»
Le coup sec du marteau mit fin à l'audience.
Son client se tourna vers elle cette fois, lui montrant des yeux verts privés de lumière.
«Je suis désolée.
–Ce n'est pas moi. Je sais que personne ne me croit; même pas vous, Maître.»
Il n'y avait ni humilité ni auto-apitoiement dans son ton, mais aucune arrogance non plus. Elle le vit écarter de ses yeux une petite mèche de cheveux bouclés, blonds vénitiens.
«Au revoir Maître Lehmann» la salua-t-il un instant avant que les agents ne s'approchent pour l'escorter hors de la salle.
Elle s'éloigna à la hâte: un autre accusé et son avocat de la défense venaient d'entrer et allaient prendre leur place.
De retour à la maison, Loreley se jeta sur le canapé sans même enlever ses chaussures. Elle avait travaillé comme tous les jours, mais se sentait plus fatiguée qu'à l'ordinaire. Même le parfum du pot-pourri qui imprégnait l'air lui semblait plus fort. Elle tordit le nez.
Lorsque John rentra peu après, elle le salua du divan en levant une main: elle était trop bien installée pour se lever et aller à sa rencontre.
«Tu vas bien? lui demanda-t-il en s'approchant. Tu ne t'es même pas changée.
–Je suis fatiguée ces derniers temps, tu le sais.
Il retira sa veste, la jeta sur le bras du canapé et s'assit à ses côtés après lui avoir enlevé ses chaussures.
–Pourquoi tu ne fais pas une pause dans ce cas?
–Je ne peux pas.
Johnny fronça les sourcils.
–À cause de l'affaire dont tu t'occupes?
–Oui, évidemment.
–Te prendre un week-end ne changera rien pour ton client, mais ça ne peut te faire que du bien.
–Je ne sais pas si c'est le moment…
–Même si je te demande de venir avec moi à Paris, ce week-end?
Loreley écarquilla les yeux;
–Tu ne me demandes jamais de venir quand tu pars pour le travail.
–Je sais que tu adores Paris et ça fait longtemps que tu n'y es plus allée. Je te vois vraiment éprouvée et je n'aime pas ça.
–Oh, dans ce cas, je pourrais éventuellement y penser, lui dit-elle tandis qu'il écartait les cheveux de son front d'une caresse.
John lui sourit.
–Juste y penser?
Loreley réfléchit rapidement: elle devrait discuter avec lui, tôt ou tard, et ne pouvait pas perdre davantage de temps si elle ne voulait pas empirer la situation. Peut-être que Paris était l'occasion et le bon endroit pour ce genre d'aveu.
–D'accord. Je n'y pense pas: la réponse est oui, je viendrai avec toi.
–On part vendredi matin, à l'aube. Et ce n'est pas une façon de parler. Donc, discute avec ton patron et demande-lui de te laisser libre jusqu'à lundi. Paris n'est pas la porte à côté.»
Elle allait avoir du mal à faire digérer son absence à Kilmer.
Bah, elle s'en fichait, elle y avait tout à fait droit!
***
Paris! La ville de l'amour par excellence et antique refuge des artistes de tout poil: c'était la phrase que Loreley lisait dans la brochure de l'hôtel.
Elle la remit à sa place, sur sa table de nuit couleur ivoire. Qui sait si cette ville les aiderait John et elle à souder le sentiment qui les tenait unis. Elle l'espérait de tout son coeur.
Elle se dirigea vers la porte-fenêtre en bois blanc et l'ouvrit en grand, se postant sur le petit balcon à la balustrade en fer forgé. Elle se trouvait au quatrième étage d'un ravissant hôtel de style Liberty dans le centre-ville, le long du boulevard qui rejoint la rue de Rivoli, bordant le Musée du Louvre.
Le soleil était couché depuis des heures mais l'air n'était pas aussi froid et humide qu'elle avait imaginé qu'il pouvait l'être en cette période de l'année. Elle regarda la place arborée en bas, parsemée de bancs, et sa fontaine en marbre. Une file de vélos de location s'étirait le long du trottoir tandis que la rue courait un peu plus haut, peu fréquentée à cette heure, avec ses nombreux magasins.
À peine entré dans la chambre, Johnny s'était jeté sur le lit pour récupérer du vol. Elle avait pu dormir dans l'avion et, à part une légère nausée, elle se sentait bien et avait très envie d'aller se promener dans la ville.
«Reviens à l'intérieur, tu fais entrer de l'air froid» ronchonna Johnny en tirant la couverture jusqu'à son menton.
Loreley soupira. Il n'y avait aucun espoir qu'il puisse voir ce lieu avec le même regard qu'elle, pensa-t-elle en fermant les volets. Le temps qu'elle sorte ses vêtements de la valise et qu'elle les range dans la petite armoire, Johnny s'était déjà endormi. Elle prit un livre qu'elle avait emporté, s'étendit sur le lit et commença à lire.
Un quart d'heure plus tard, elle le referma en soupirant. Bien! Il pouvait continuer à dormir, mais elle n'avait aucune envie de rester enfermée à l'hôtel à l'entendre ronfler. Elle arrangea sa chemise, prit son sac et ouvrit la porte.
«Où tu vas?
Loreley se figea.
–Faire une balade ici sur le boulevard. Je voulais te laisser te reposer en paix…
Johnny se releva et s'appuya sur un coude.
–Viens près de moi. Je veux célébrer le premier jour à Paris à ma façon.
–Tu n'es pas si fatigué, alors!» Elle prononça ces paroles lentement, en s'approchant de lui, tout en déboutonnant son chemisier avec des gestes qui laissaient transparaître ses intentions. Elle lança le vêtement sur l'ottomane pour passer à la jupe, qu'elle fit glisser le long de ses jambes.
«Tu t'occupes du reste» lui dit-elle en comblant la distance entre eux jusqu'à être proche au point de sentir son souffle sur elle.
Johnny tendit la main et elle fut nue en une seconde, sous ses yeux bleus qui la regardaient avec désir.
Il la surprit ce soir-là en s'attardant sur les préliminaires, comme il savait qu'elle aimait. Ce fut une des rares fois où Loreley se sentit couverte d'attentions.
S'il l'aimait, peut-être qu'il ne réagirait pas mal à la nouvelle d'avoir un enfant. C'était peut-être elle qui se créait des problèmes ou les exagérait. Aussi difficile que ce soit, elle se mit à penser à une vie avec lui et leur enfant. Mais pourquoi était-ce arrivé juste à ce moment, aussi tôt?
***
Le matin suivant, quand John la quitta pour aller discuter du projet professionnel avec une société de construction, Loreley décida de se rendre au Musée du Louvre. Elle l'avait déjà visité quelques années plus tôt, mais il n'avait pas été possible de le voir entièrement.
Elle passa des heures à explorer les salles, à monter et descendre les escaliers pour pouvoir trouver les halls des oeuvres exposées qui l'intéressaient, en s'arrêtant de temps en temps pour se reposer.
Tard dans l'après-midi, elle fit du shopping dans les boutiques du Boulevard de Sébastopol: peu de choses vu que presque rien ne rentrerait dans la valise.
Au coucher du soleil, quand ils se retrouvèrent, Johnny lui proposa d'aller à la Tour Eiffel. Ils se firent déposer dans les environs du monument et se baladèrent sur la Promenade, pour admirer ce morceau de bord de Seine et le soleil qui disparaissait dans une explosion de rouge et d'orange derrière les maisons, alors que les premières lumières du soir s'allumaient.
Dans le lointain, la partie supérieure de la tour montait en flèche au-dessus des arbres. Quand ils arrivèrent à ses pieds, l'imposante structure de métal était complètement illuminée.
Loreley observa la file de personnes devant la billetterie et entendit John grommeler. «Regarde combien de gens il y a pour monter au sommet! Tu es sûre de vouloir le faire?
–Non, pas si tu n'en as pas envie, lui répondit-elle en tentant, en vain, de ne pas montrer sa déception.
–D'accord, je te ferai plaisir cette fois encore.»
Il faisait tout pour la contenter, pensa-t-elle.
«Je devrais peut-être te faire sourire plus souvent: tu as les yeux qui brillent.»
Elle aurait voulu lui montrer combien elle avait apprécié ces mots, mais elle ne lui donna qu'un bref baiser: il y avait trop de gens autour d'eux.
Une petite heure plus tard, ils arrivèrent sur la terrasse panoramique. Vue d'en haut, Paris était d'une beauté indescriptible, avec ses lumières qui se multipliaient au fur et à mesure que les minutes passaient, créant une géométrie lumineuse entrecoupée d'étincelles de minuscules points brillants.
La fraîcheur de l'air provoqua un léger frisson chez Loreley, qui n'était peut-être pas dû à la brise froide, mais à la conscience que le moment de révéler son secret était venu.
Elle regarda autour d'elle et remarqua une inscription rouge au-dessus de leurs têtes: “Bar et Champagne” lut-elle.
«Et si on prenait quelque chose à boire? lui proposa-t-elle.
Il suivit la direction de son regard et sourit.
–C'est une excellente idée.»
C'était peut-être une erreur de lui parler d'un sujet si délicat dans un lieu public, mais c'était une occasion particulière et elle ne voulait pas la gâcher. Elle devait essayer. Tout était si parfait.
À la deuxième coupe de champagne, elle décida de lui faire la déclaration tant redoutée. Elle respira et sentit son artère palpiter rapidement dans son cou. Courage… Aie confiance!
«Johnny, j'ai quelque chose d'important à te dire.
Il posa son verre sur la table.
–Je t'écoute.
–Mon attention s'est focalisée sur le travail ces derniers mois, tu le sais pas vrai?
–Où veux-tu en venir?
–Et bien, tu sais… Qu'est-ce que c'était difficile!
–Loreley, qu'est-ce qu'il y a? Il commençait à s'agiter. Il changea de position.
–Je suis enceinte» lui dit-elle.
Elle avait essayé de deviner une infinité de fois quelle serait sa réaction. Elle s'était tout imaginé, mais pas qu'il éclate de rire.
«C'est vraiment très amusant. Tu n'arriveras pas à me faire peur. Je ne tombe pas dans le panneau.»
Lui faire peur? Elle resta interdite. Ses pensées se chevauchèrent et elle ne réussit pas à prononcer un mot, mais l'expression sur son visage devait être éloquente, parce qu'il cessa de rire.
«Tu prends la pilule, tu ne peux pas être enceinte! Ne plaisante pas avec ça!
–Je ne plaisante pas du tout.
–Tu as arrêté de la prendre sans me le dire? Sans me demander mon avis? lui demanda-t-il en haussant le ton.
–Ce n'est pas ça. Ne t'énerve pas, baisse la voix…, le pria-t-elle presque en chuchotant.
–Maintenant, je comprends ton comportement de ces derniers jours!
–Essaie de rester calme, s'il te plaît!
–Comment peux-tu prétendre que je reste calme après m'avoir mis dos au mur? Son regard semblait exprimer du mépris. Comment tu as pu me faire une vacherie pareille?»
Il fit mine de partir, mais elle l'arrêta en l'attrapant par le bras. Il lui bloqua la main à son tour en serrant son poignet.
«Ne me touche pas…» ajouta-t-il. Il relâcha la prise et, sans rien ajouter, la laissa en plan dans le bar.
Encore incrédule, elle le regarda sortir d'un pas raide et rapide. Elle se sentit suffoquer.
Il éprouve peut-être cette sensation lui aussi, pensa-t-elle. Elle se sentait trahie. Elle ne pouvait pas lui donner tort sur son point de vue, mais elle n'avait rien fait d'intentionnel; cela devait tout de même compter pour quelque chose.
Déçue, elle paya l'addition et se dirigea vers l'ascenseur.
Durant la descente de la Tour, elle lança un dernier regard à la ville sous elle, et c'était comme si son coeur ne voulait plus suivre ses propres battements dans sa poitrine.
Elle appuya le front sur la paroi de verre et ferma les yeux. Lorsqu'elle sentit les larmes jaillir, elle battit des paupières pour tenter de les retenir. Par chance, les gens semblaient trop occupés à profiter du panorama pour lui prêter attention.
Elle espéra que Johnny l'attendrait en bas, mais elle ne le trouva pas.
Elle avait à peine mis pied à terre que des lueurs soudaines la poussèrent à regarder vers le haut: la Tour Eiffel, déjà illuminée, venait de s'allumer d'autres lumières étincelantes et intermittentes, comme celle d'un arbre de Noël grandiose et éblouissant. Elle semblait vouloir l'encourager à ne pas perdre courage. C'était une invitation à sourire: et elle y arriva, même juste pour un instant.
Loreley appela John durant le trajet de retour, et lui envoya plusieurs messages sur son téléphone, mais il ne répondit pas. Arrivée à l'hôtel, elle trouva la chambre vide, comme elle l'avait imaginé.
Elle garda le téléphone près d'elle.
Finalement, comprenant qu'il ne reviendrait pas de la nuit, elle ressentit le besoin d'entendre une voix amie. Elle appela Davide et, pour la seconde fois, annonça la nouvelle du bébé qui arrivait.
Son ami resta silencieux. On n'entendait qu'un chat qui miaulait à l'autre bout de la ligne.
«Eh, Davide, tu parles ou pas?
–Mon Dieu, Loreley! Et tu me le dis comme ça, par téléphone?
–Je n'ai pas d'autre moyen de le faire, pour le moment. Tu ne penses pas? Elle avait besoin de ses réconfortants bras virtuels à l'instant, pas de reproches.
–Je suis content de l'heureux évènement, mais pas de la situation dans laquelle tu te trouves maintenant… Bordel de merde, tu devais lui dire avant de partir; tu te serais épargnée de rester seule pour affronter tout ça!
–Ça m'avait semblé une bonne idée, mais c'est fini de toute façon.
–Ne saute pas trop vite aux conclusions, lui conseilla-t-il. Parfois, les premières réactions sont disproportionnées par rapport à ce que l'on éprouve quand on a le temps d'y réfléchir. C'est sûr, ce sera un sacré changement!
–Je me serais attendue à tout, mais pas à tomber enceinte. Je n'étais pas prête à ça et je pense que je ne le suis toujours pas, répliqua-t-elle, fatiguée de l'amertume qu'elle éprouvait. Il m'a fallu du temps pour…» Elle s'arrêta. Si elle avait eu besoin de jours pour accepter la nouvelle, pourquoi prétendre de John que ce soit différent pour lui?
«D'accord, j'ai compris: j'attendrai un peu avant de considérer son non comme définitif.
–Va dormir maintenant et tiens-moi au courant, s'il te plaît.
–Bien sûr, je le ferai. Bonne nuit. Elle allait raccrocher, mais elle entendit la voix de son ami la rappeler.
–Attends, Loreley! Félicitations pour le bébé!»

6
Elle somnolait encore quand elle entendit la porte de la chambre s'ouvrir. Elle entrouvrit à peine les yeux et resta immobile.
Entre ses cils, elle vit John ouvrir l'armoire, en sortir les quelques affaires qu'il avait emportées et les mettre dans son grand sac.
Il se déplaçait furtivement, comme un voleur. Il partait.
Son coeur rata un battement et il lui sembla qu'il ne voulait pas reprendre son rythme normal. Elle prit une profonde respiration et dès que cette sensation désagréable cessa, repoussa les couvertures et sortit du lit, prête à l'affronter. Elle ne pouvait pas lui permettre de partir de cette façon, avec la certitude qu'elle l'avait trompé.
Il se tourna et la regarda.
«Je vais au rendez-vous avec l'architecte Morel puis je rentre à New York… seul. Finis ton week-end, lui dit-il en la transperçant du regard.
–Arrête de te comporter comme ça! Tu ne m'as même pas laissée parler quand on était sur la Tour Eiffel.
–Je n'ai toujours pas envie de t'entendre. Tu es avocate: si tu arrives à embrouiller tout un jury pour sauver ton client, je n'ose pas imaginer ce que tu dirais pour te sauver toi.
–C'est un coup bas!
–Et le tien, tu le définirais comment? Il lui montra son ventre.
Discuter dans ces conditions était compliqué, mais elle devait essayer.
–Je ne l'ai pas fait exprès. Je n'ai jamais cessé de prendre la pilule, tu dois me croire!
–Désolé, mais je n'y arrive pas.» John attrapa son petit bagage, se dirigea vers la porte et quitta la chambre, sans plus lui accorder un regard.
Loreley resta immobile quelques secondes. Elle aurait dû l'envoyer au diable et dire qu'elle s'occuperait seule de l'enfant, mais elle devait tenter de le convaincre qu'elle était sincère avant d'en arriver là; car si la situation était telle, et si cet homme ne méritait pas d'avoir un enfant, l'enfant, lui, méritait d'avoir un père. Il changerait peut-être d'avis un jour: c'était arrivé à d'autres hommes de se raviser après avoir vu leur bébé. Le tribunal lui avait appris qu'il était parfois nécessaire de mettre son orgueil de côté.
Non, s'il y avait le plus infime espoir, elle sentait qu'elle devait faire au moins une tentative pour arranger les choses.
Elle enfila son jean, un pull et ses bottines, prit son blouson et se précipita dehors.
L'ascenseur près de la chambre était occupé et le signal était allumé sur celui d'en face également.
Elle devait prendre les escaliers. Si elle descendait assez rapidement, elle réussirait à le rejoindre avant qu'il ait le temps de prendre un taxi.
Quatrième étage.
Escalier, palier, escalier.
Troisième étage.
Escalier, palier, escalier. Plus vite, plus vite…
Deuxième étage.
Escalier, palier, vide…
Un de ses pieds manqua une marche et elle dégringola les suivantes. Elle lança un cri de terreur.
Une douleur atroce, puis un tourbillon d'ombres noires l'engloutit dans le néant.
***
La légère brûlure au bras et la douleur aux reins tirèrent peu à peu ses sens de leur obscur brouillard. Elle n'arrivait pas à ouvrir les yeux.
«Miss Lehmann… Vous m'entendez?»
Les mots avaient été prononcés dans un anglais hésitant, avec un fort accent étranger, et la voix féminine semblait provenir de très loin.
Seules quelques syllabes sans aucun sens sortirent de sa bouche. Sa langue était collée au palais et ses lèvres étaient sèches. Elle se limita à acquiescer.
«Elle reprend ses esprits. Vous pouvez l'emmener dans le service.» C'était une voix d'homme qui parlait maintenant, mais dans un français parfait cette fois. Loreley remercia son père de l'avoir obligée à apprendre cette langue quand ils vivaient encore à Zurich.
Elle se raidit: où se trouvait-elle? La question resta en suspens dans le bref silence qui suivit, jusqu'à ce que quelques souvenirs confus l'assaillent avec la violence d'un coup de massue. L'ambulance, les urgences, l'examen… Et le vide à nouveau.
Elle était à l'hôpital!
Un tremblement violent la saisit.
Quelqu'un tenta de la tenir immobile, mais elle n'arrivait pas à contrôler les intenses frissons qui secouaient son corps.
«Je crois que c'est une réaction au stress du traumatisme» entendit-elle dire.
Que lui avaient-ils fait? se demanda-t-elle, en proie à un soupçon terrible. Elle voulait savoir, mais n'arrivait pas à demander. Ses dents claquaient avec la force d'un marteau-piqueur et son coeur semblait vouloir les vaincre à toute vitesse; comme si elle avait un nid de vipères enragées dans la tête. Elle s'imposa le calme en respirant à fond plusieurs fois.
«Voilà, bien… comme ça. N'ayez pas peur.»
Cette voix masculine de nouveau, si rassurante.
«Docteur, le professeur Leyrac vous demande dans la salle deux.» Une femme était intervenue.
«Oui, j'arrive immédiatement. Emmenez mademoiselle Lehmann dans une chambre» répéta l'homme.
Loreley perçut des pas qui s'éloignaient. La légère torpeur qui enveloppait encore son esprit s'évanouissait. Quelques instants plus tard, elle put ouvrir les yeux.
La première chose qu'elle vit furent les portes d'un grand ascenseur qui se fermaient, puis la silhouette d'une femme en blouse blanche qui s'apprêtait à appuyer sur un bouton.
Peu après, ils la déplacèrent du brancard à un lit.
«Vous vous sentirez mieux demain» la rassura une infirmière en installant la perfusion sur la potence.
«Mon enfant…» parvint-elle à dire en se touchant le ventre.
***
Loreley eut du mal à s'éveiller. Bien que la matinée soit déjà bien avancée, elle avait encore sommeil: il lui avait été impossible de dormir tranquillement cette nuit, entre alarmes qui sonnaient avec insistance, pas pressés dans les couloirs, voix chuchotantes et lumières allumées.
Une main se posa sur son bras. C'était une infirmière.
«Mademoiselle Lehmann, vous devez venir avec moi: le médecin voudrait vous parler. Vous savez, pour la sortie.
–Oh! Je pars, alors!
–Le médecin vous expliquera tout.» Elle se pencha pour l'aider à descendre du lit.
Bien qu'elle ait la tête douloureuse et le genou gonflé, Loreley refusa son aide et la suivit en boitant.
Tandis qu'elles avançaient, elle entendit une discussion provenir d'une pièce le long du couloir.
«Je ne comprends pas, il doit y avoir eu une erreur…
–Docteur Duval, je vous avais demandé de contrôler les résultats des examens, en particulier la valeur des hCG; et c'est justement ce qu'il manque.»
Elle avait déjà entendu cette voix.
«Voilà… Entrez ici, Madame» lui dit l'infirmière en indiquant la porte entrouverte de la pièce dont provenaient les voix. Elle l'ouvrit en grand pour faciliter son passage.
Une odeur de désinfectant au chlore flottait dans la petite pièce. La personne assise derrière le bureau ne leva même pas les yeux des feuilles qu'elle examinait; Loreley ne remarqua que ses cheveux courts et bruns, les larges épaules sous la chemise blanche et les mains à la peau légèrement dorée. L'image de ce médecin lui causa un sentiment d'inquiétude, à la différence de sa voix, qui arrivait à la rassurer.
La jeune doctoresse blonde debout à ses côtés lui lança un rapide coup d'oeil et l'invita à s'asseoir.
«Miss Lehmann, il semble que vous soyez en bonne santé et…, lui dit-il dans un anglais à peine compréhensible.
–Malheureusement, il nous manque une analyse, le coupa l'autre.
–Vous pouvez rentrer chez vous, Miss Lehmann. Dès que nous aurons les résultats, nous les insérerons dans le dossier» poursuivit l'homme en levant la tête et en regardant Loreley.
Elle vit alors ses traits, les yeux bleu foncé, comme le ciel au crépuscule.
«S'il y a quoi que ce soit de nouveau, nous vous informerons: laissez-nous votre adresse email et… Miss Lehmann, quelque chose ne va pas?
–Jack? Jack Leroy? cria Loreley.
–Excusez-moi?»
Elle le fixa en silence. Mon Dieu, on dirait vraiment lui! Il était le sosie du frère d'Ester, avec la barbe…
Le médecin se leva avec un air inquiet et s'approcha, puis il se tourna vers sa collègue. «Appelez le Docteur Julies.
–Tout de suite, Docteur Legrand» répondit-elle en soulevant le cornet du téléphone.
Docteur Legrand? Était-elle stupide! pensa Loreley déçue. Jack parlait un anglais parfait: cet inconnu se débrouillait, mais sa prononciation des voyelles était fermée, le r traînant et le son plus doux.
Ressentant son inquiétude, elle l'arrêta: «Je vais bien, je vous assure. J'ai juste eu l'impression de vous avoir déjà vu… de vous connaître, bref: je me suis trompée.
–On peut donc procéder à la sortie.» Il retourna s'asseoir, prit le stylo que la doctoresse lui passa et gribouilla quelque chose sur des papiers. «Vous pouvez prévenir quelqu'un de venir vous chercher?»
Loreley se raidit, serra les mains et baissa les yeux sur le tas de dossiers aux couleurs pastel sur un côté du bureau.
«Miss Lehmann» la rappela-t-il.
Elle leva à nouveau les yeux et rencontra ceux de l'homme, qui l'observaient attentivement; elle tenta d'adopter une attitude plus détendue.
«Vous êtes venue seule à Paris? Quelqu'un peut vous aider ici?
Elle pensa à Johnny, mais chassa cette idée sur le champ. Il était peut-être déjà à New York. Elle ajusta une mèche de cheveu derrière son oreille.
–Vous venez de dire que je peux sortir. Je n'ai besoin de rien, ni de personne» affirma-t-elle d'un ton déterminé.
Elle vit apparaître sur son visage une expression entre la surprise et le scepticisme. Mentir à quelqu'un qui a un regard si intense et perspicace lui fut très difficile. L'attitude de défense qu'elle avait prise la trahissait déjà. Mais n'était-ce pas à elle de décider pour elle-même en fin de compte?
«Je vous assure que je vous dis la vérité. Je n'ai personne à contacter et je peux me débrouiller seule.
Un ange passa.
–D'accord, vous sortirez comme prévu, dit le médecin. Entretemps, je vous prescris une thérapie à faire à la maison.» Il lui tendit la main pour lui donner quelques documents.
Elle les prit et les plia sans même leur accorder un coup d'oeil. Elle voulait se soustraire le plus vite possible à cette situation qui la mettait mal à l'aise.
«Il n'y a heureusement pas de séquelles et l'enfant va bien; mais restez au moins deux jours au repos, poursuivit-il. Pour les points au crâne, vous pourrez vous les faire enlever dans une semaine, dans n'importe quel hôpital. Et gardez la genouillère pendant minimum quatorze jours.
–Bien sûr, je le ferai.
–Ce serait mieux que vous reveniez ici pour une visite de contrôle, avant de partir: c'est une précaution que je me sens obligé de vous conseiller.
–J'y penserai. Je devrai aussi contacter l'assurance santé. Je vous remercie, Docteur Legrand.» Elle prit congé et se leva en se tenant à l'accoudoir de la chaise. Elle posa les yeux sur l'autre médecin: «Docteur…»
Elle se força à lui sourire, la saluant d'un signe de tête, puis se tourna pour quitter l'infirmerie avec l'esprit comme vidé de toute pensée, mais avec une colère qu'elle n'avait jamais éprouvée, envers John et elle-même. À cause de son état émotionnel, elle ne fit pas attention et appuya son poids sur la mauvaise jambe. Elle tendit les bras en avant à la recherche d'un appui, mais ils heurtèrent un récipient en métal en forme de haricot qui s'écrasa au sol dans un bruit assourdissant, répandant tout son contenu. Sur son genou sain, les paumes des mains sur le sol, Loreley regarda les dégâts, ne sachant si elle devait rire ou pleurer.
Elle sentit deux mains fortes sur ses épaules, qui l'aidèrent à se relever, tandis qu'un infirmier accourait pour remettre seringues, tubes de pommade, gaze et ciseaux dans le récipient.
«Tout va bien, Miss Lehmann? lui demanda le docteur.
–Oui, ce n'est rien. Merci, j'ai juste oublié que j'avais une jambe douloureuse: j'ai toujours été un peu maladroite. Vous pouvez rire, si vous voulez» plaisanta-t-elle.
Le visage du médecin se détendit et ses lèvres s'écartèrent dans un sourire.

7
Loreley enfila une paire d'épais jeans, un pull à col roulé, un manteau en tissu semi-imperméable et des bottines avec un petit talon. Elle se couvrit la tête d'un béret en laine peignée, de façon à cacher son pansement, et protégea son cou d'une écharpe de la même étoffe.
Après s'être assurée qu'elle n'avait rien oublié dans la salle de bain et dans la chambre, elle descendit dans le hall, paya l'addition et laissa son bagage à la consigne, pour se rendre à l'hôpital sans poids. Elle avait cinq heures devant elle pour se soumettre à la visite de contrôle, récupérer sa valise et arriver à l’aéroport.
Elle se fit appeler un taxi et l'attendit assise dans un fauteuil.

Pour être certaine d'être capable d'affronter le voyage, elle était restée à l'hôtel plus que prévu, et avait tenté de vaincre l'ennui en lisant et en regardant la télévision. Elle ne sortait de la chambre que pour descendre au restaurant. Le personnel s'était montré gentil avec elle: la femme de chambre frappait parfois à sa porte pour demander si elle avait besoin de quelque chose.
Elle avait reçu deux appels ces derniers jours. Le premier était de Davide, qui lui avait demandé s'il y avait du nouveau entre son compagnon et elle. Lorsqu'elle lui avait parlé de la fuite de Johnny et de l'accident, il était d'abord resté silencieux; il avait ensuite été pris d'une crise de colère qui avait abouti à des insultes virulentes, suivies d'une série de conseils.
Il lui avait même ordonné de rester au chaud et en sécurité dans la chambre, comme si elle avait pu s'immerger dans la vie nocturne, avec le genou encore gonflé! Après son sermon, il lui avait promis de venir la prendre à l'aéroport.
Le second appel provenait d'une infirmière, qui lui avait communiqué le résultat de l'examen manquant, lui conseillant également de se soumette à un contrôle avant de retourner dans son pays. Ayant déjà déplacé son vol au lendemain, Loreley fixa immédiatement la visite pour le jour du départ.
L'arrivée du taxi mit fin au défilé des brefs souvenirs de ces derniers jours à Paris. Loreley entra dans la voiture en jetant un regard noir au chauffeur, agacée par la longue attente.
«Emmenez-moi à l'hôpital Saint-Louis, s'il vous plaît.» Elle s'installa sur le siège. «Si je devais attendre un taxi aussi longtemps à Manhattan, je ferais mieux d'aller au bureau à pied» pensa-t-elle à voix haute.
«Faites-le maintenant, alors! lui dit le chauffeur vexé dans un mauvais anglais, le véhicule encore à l'arrêt le long du trottoir. Il se tourna pour la regarder avec un petit sourire sarcastique. Ce n'est qu'à quelques kilomètres, vous savez.
Elle ne bougea pas d'un cil.
–Je le ferais bien, mais je vais à l'hôpital. Ça ne vous suggère rien?»
Elle le pensait sérieusement. Sans son genou encore en mauvais état, elle serait vraiment allée à pied, et en aurait profité pour faire une promenade salutaire après quatre jours au lit.
Le conducteur secoua la tête et engagea la voiture sur la route. Loreley s'appuya au dossier en essayant de se calmer: chaque fois qu'elle entrait de mauvais poil dans un taxi, elle se querellait avec le chauffeur, elle en était consciente; mais plus d'une demi-heure d'attente, c'était vraiment trop.
Aller à Paris pour subir tout ça!
Kilmer devait bien se moquer d'elle, se dit-elle en repensant au coup de fil qu'elle lui avait passé le jour suivant la sortie de l'hôpital.
À l'accueil, elle demanda à voir le docteur Legrand, qui était occupé dans le service ce matin-là: selon l'infirmière, elle devrait se contenter du médecin de garde, mais elle n'avait aucunement l'intention de se laisser toucher par les mains d'un autre homme.
Elle insista jusqu'à ce que, devant autant d'obstination, l'employée aux cheveux cuivrés et aux petites lunettes à chaînette fasse une tentative pour la satisfaire, ou pour s'en débarrasser: elle lui dit qu'elle demanderait au médecin ses disponibilités pour une visite privée si elle était disposée à la payer. Loreley n'eut pas besoin de réfléchir pour brandir sa carte de crédit.
Elle fut obligée d'attendre plus d'une heure, mais le docteur Legrand trouva finalement le temps de la recevoir.
Après avoir soigné sa blessure à la tête, il la fit s'installer dans son bureau, un endroit plus accueillant que le froid cabinet de consultation où il l'avait reçue, et plus approprié pour un entretien privé.
«Vous partez aujourd'hui, alors, Miss Lehmann.
–Paris est une ville superbe, mais je suis impatiente de rentrer à New York, après ceci… Elle indiqua le pansement sur le côté droit de sa tête, sous l'oreille.
–J'imagine. Ça fait quelque temps que je me promets de retourner dans votre ville, mais je finis par aller totalement ailleurs, dans des endroits plus proches; je n'arrive pas à prendre assez de jours de congés pour me permettre un voyage aussi long. Il croisa les jambes et s'appuya au dossier de la chaise. Je devrais mieux m'organiser au travail, pour avoir au moins une semaine de temps et bien profiter des vacances.
–Et bien, si vous venez, dites-le moi. Je serai contente de vous revoir et de pouvoir vous montrer des petits coins intéressants et peu connus, pour vous rendre votre disponibilité.»
Il sourit et Loreley se remit à penser, pour la énième fois, qu'il ressemblait à Jack Leroy.
Elle ouvrit son sac et sortit une petite carte rectangulaire imprimée de son portefeuille.
«Voici ma carte de visite avec mon email et mon numéro de portable professionnel. Vous avez déjà le privé: mais pour éviter que vous ne deviez le chercher… Elle prit un stylo noir sur le bureau, tourna la carte et écrivit le numéro. Voilà. Vous m'appelez quand vous voulez: si je ne réponds pas tout de suite, laissez un message et je vous rappellerai.»
Il tendit la main, prit la carte et lut l'intitulé, haussant un sourcil.
«Vous êtes avocate, donc.
–Oui, pénaliste.
Legrand glissa la carte dans sa poche de chemise.
–Si je viens à New York, je tiendrai compte de votre offre.» Il prit l'enveloppe blanche placée à côté au dossier des urgences et en sortit une feuille.
«Miss Lehmann, venons-en au point: les hCG sont dans les limites normales, même si elles sont un peu élevées. Vu que votre grossesse n'en est qu'au tout début, vous n'avez pas besoin de courir tout de suite chez le médecin, surtout maintenant que nous avons fait les analyses et qu'elles sont régulières; dans un mois, quand les contrôles de routine commenceront, apportez ceci avec vous. Il lui donna la feuille.
Loreley la rangea de nouveau dans l'enveloppe, qu'elle mit dans son sac.
–À vrai dire, j'ai déjà pris un rendez-vous, pour la semaine prochaine. Un peu tôt, je sais, mais je voudrais des réponses à certaines de mes questions.
–Si je peux vous aider…
–Bien sûr que vous pourriez, mais je crains de voler trop de temps à vos patients.
–Faisons ceci, lui répondit-il en jetant un coup d'oeil à l'horloge sur le mur. J'ai environ une heure de pause pour le repas. Il redressa son dos et se pencha vers elle. Si vous voulez, nous pouvons parler en mangeant quelque chose: qu'en pensez-vous?
Loreley fit un rapide calcul: il restait environ trois heures avant le départ de l'avion, elle arriverait donc à le prendre si elle ne s'étendait pas trop sur le sujet.
–C'est une excellente idée. Si cela vous convient, à moi aussi. Je vous promets d'être concise.»
***
Assise dans le siège de l'avion, un verre de thé à la main, Loreley réfléchissait à ce que le docteur Legrand lui avait dit. Le fait qu'elle était tombée enceinte malgré la prise régulière de la pilule pouvait être dû à diverses raisons. Elle avait été malade durant quelques jours le mois précédent et avait vomi plusieurs fois. Le médecin lui avait donc prescrit des anti-infectieux intestinaux: sans parler des analgésiques qu'elle prenait pour le mal de tête. Tout cela pouvait avoir causé une mauvaise absorption des hormones contenues dans la pilule, avec pour conséquence une activité contraceptive insuffisante.
La situation avait un sens maintenant. Mais le faire comprendre à Johnny ne serait pas simple du tout. Méritait-il une explication après son comportement à Paris? À tort ou à raison, il n'aurait pas dû réagir aussi mal et la laisser seule.
Comment faire confiance à un homme qui fuyait au lieu d'affronter la situation?
Elle porta le verre de thé à ses lèvres, mais elle eut un sursaut lors d'une légère secousse de l'avion et un filet de thé se renversa sur son pull.
Bon sang, elle était plus maladroite que d'habitude! Elle s'essuya avec la serviette en papier que l'hôtesse lui avait apportée avec la boisson et ses pensées reprirent où elles s'étaient interrompues.
Ces derniers temps, elle aussi avait eu un comportement similaire: ne s'était-elle pas enfuie, par deux fois, face à Sonny? Et est-ce qu'elle avait eu le courage d'avouer à Johnny ce qu'il s'était passé entre cet homme et elle?
Elle appuya la tête sur le dossier du siège et soupira. Elle devait prendre des décisions importantes: par rapport à sa grossesse, à sa relation avec John et à la question en suspens avec Sonny. Elle ne pouvait pas espérer poursuivre sur cette voie et pointer les autres du doigt. Elle avait souvent entendu dire que les mensonges en attiraient d'autres, jusqu'au moment où on ne sait plus comment les gérer. Et on finit KO!
Loreley tourna le visage vers le hublot, regarda en bas, mais n'arriva pas à apercevoir la terre sous elle.
Il restait encore pas mal de temps avant l'arrivée à l'aéroport JFK, où Davide l'attendrait: il tenait toujours ses promesses. Sur cette pensée et un sourire aux lèvres, elle sombra dans un long et profond sommeil.
Elle fut réveillée par la voix du steward qui informait de l'atterrissage imminent et invitait les passagers à attacher leur ceinture de sécurité. Elle avait vraiment beaucoup dormi! Malgré tout ce qu'elle avait vécu, elle se sentait étrangement sereine en ce moment.
Ses pieds touchèrent le sol américain avec beaucoup de soulagement. Elle supportait difficilement de rester enfermée dans une boîte en métal durant autant de temps: sur ce point, elle ressemblait à John.
Hors de l'aéroport, le choc thermique l'obligea à s'arrêter pour fermer le col de son manteau sur son écharpe et mettre son chapeau. Elle leva les yeux vers le vrombissement de moteur d'un avion: le ciel était bleu foncé, légèrement strié d'orange, preuve que le soleil venait juste de se coucher. Les lumières de l'avion disparurent dans un nuage sombre.
Quelques personnes marchaient rapidement pour s'accaparer les taxis en file le long de la marquise, tandis que d'autres regardaient autour d'eux à la recherche de quelque chose ou quelqu'un. Un peu comme elle qui cherchait son ami Davide, du reste.
Elle le vit sur le trottoir en face. Dès que leurs regards se croisèrent, il sourit et traversa la rue pour venir à sa rencontre, de ses longues jambes arquées qui la faisaient tellement sourire à chaque fois qu'elle s'arrêtait pour les regarder. Elle leva la main pour le saluer, heureuse de l'avoir pour ami. À vrai dire, à l'époque de l'université, quand ils s'amusaient ensemble, elle l'aurait choisi comme futur mari s'il n'y avait pas eu un petit détail: il avait finalement compris qu'il était plus attiré par les hommes.
***
Rentrer dans une maison vide n'est jamais agréable, mais pour Loreley ce fut comme recevoir un coup de poing à l'estomac. Non seulement John n'était pas là, comme elle s'en doutait, mais il avait emporté la majeure partie de ses affaires.
Le dressing avait été à moitié vidé: il n'avait laissé que ses tenues d'été. Il n'y avait plus rien à lui dans le meuble de la salle de bain, à part un rasoir jetable usagé désormais inutilisable. Elle contrôla tout l'appartement de fond en comble, ouvrit les fenêtres pour aérer bien qu'il fasse un froid de canard à l'extérieur. Elle chercha d'autres indices qui pourraient suggérer les actes de John en son absence, mais il y avait bien peu à comprendre: il ne reviendrait que pour prendre le reste de ses affaires.
Elle vida son trolley, mit les vêtements sales à la lessive et prit une douche sans toucher ses cheveux, pour éviter de mouiller le pansement. Elle avait encore trois jours devant elle avant d'aller voir le médecin pour faire enlever les points. Elle jeta un oeil à son genou et constata que le gonflement avait diminué et que l'asymétrie entre le droit et le gauche était à peine visible. La douleur se faisait sentir si elle appuyait le doigt sur la rotule, sinon elle ne percevait qu'une sensation de chaleur et d'engourdissement de la peau.
Au lieu de se rhabiller, elle enfila une robe de chambre en épais satin rouge foncé et se jeta sur le canapé pour se reposer.
Tout semblait inchangé dans le séjour: la petite table ronde de bois blanc, avec dessus un plateau couvert de bougies parfumées de formes variées; la vitrine pleine de verres en cristal et d'assiettes d'époque victorienne; les étagères avec leurs livres et bibelots, achetés sur divers marchés d'antiquités; un miroir au contour en bois décoré par découpage; la cheminée en briques aux parois de verre et le meuble-bar avec ses hauts tabourets.
Chaque chose était parfaite et à sa place habituelle.
Mais elle commençait à ressentir un vague malaise, un sentiment de non-appartenance. Elle avait loué ce loft avec John et, sans lui pour le remplir de sa présence, elle ne le considérait plus comme le sien. Ils se partageaient la moitié des charges, mais elle devrait maintenant tout payer et elle n'était pas certaine de pouvoir se le permettre sans entamer le fonds fiduciaire que son père lui avait donné quand elle avait quitté la maison quelques années plus tôt.
Elle s'était promise de ne pas prendre un seul dollar de ce compte: elle voulait s'en sortir seule. Mais pour en être sûre, elle devait quitter cet appartement et en prendre un plus petit, dans une zone moins coûteuse. Avant de s'adresser à une agence cependant, elle devait s'assurer du tour qu'avait pris sa relation avec John: elle voulait lui laisser le temps de réfléchir et de revenir en arrière, pour ne pas regretter un jour de ne pas avoir essayé; et pour donner à son enfant ce qui lui revenait de droit: une famille et l'amour de ses deux parents.
Un gargouillement lui suggéra de manger quelque chose, mais son état émotionnel ne lui donnait pas envie de cuisiner. Mira aurait pu lui préparer quelque chose de bon, si elle avait été à la maison. Elle lui avait donné un autre jour de congé pour pouvoir prendre le temps de réfléchir à ce qu'il fallait faire, car elle ne savait pas ce qu'elle trouverait à son retour à la maison.
Cela la désolerait énormément si elle était un jour obligée de lui dire qu'elle devait se trouver un autre emploi. Elle s'était attachée à cette femme si travailleuse, aux mille ressources; elle lui faisait confiance et la renvoyer serait une grande perte. Mira aussi semblait s'être liée à elle: elle lui disait souvent qu'elle n'avait jamais été aussi bien traitée que dans cette maison et qu'elle ne voudrait jamais la quitter. Pauvre Mira!
Elle toucha son ventre. Rit d'un rire aigu, décalé, nerveux, jusqu'à ce que ce rire se transforme en pleurs, qui libérèrent la tension de ces derniers jours, la jetant dans un étourdissement mental.
Le bip aigu de son téléphone lui rappela qu'elle devait le charger. Elle se leva avec des mouvements lents, le prit et le brancha sur la prise de courant; puis tenta de s'endormir, en vain.
Elle décida alors d'appeler Hans; elle avait besoin d'entendre une voix familière. Cela lui arrivait chaque fois qu'elle avait le moral en berne, à la différence de John, qui se refermait comme une huître.
John… Toujours lui dans sa tête!
Elle composa le numéro avec des gestes nerveux.
«Loreley, comment tu vas? Tu t'es amusée à Paris? lui demanda son frère.
–Bien sûr que je me suis amusée… Elle dérapa sur la dernière syllabe et s'éclaircit la voix.
–Tu es sûre que tout va bien?
–Je viens de me réveiller et je me sens encore un peu dans les vapes. Comment vous allez Ester et toi?
–Bien. Je suis encore au bureau et elle est chez maman.
–À propos d'Ester: tu sais, j'ai rencontré une personne à Paris.» Elle hésita: était-ce important de lui dire? Peut-être pas, mais pourquoi ne pas le faire? «Tu vois, cette personne que j'ai rencontrée, je l'ai pris pour Jack au premier coup d'oeil, le frère d'Ester.
Le silence se fit à l'autre bout de la ligne.
–Hans, tu es là?
–Je t'ai entendue.
–Excuse-moi, fais comme si je ne t'avais rien dit.
–Oublie les excuses et dis-moi plutôt: qui est ce type?
–Je l'ai rencontré quand j'ai fini à l'hôpital et… Elle s'arrêta. Merde! Elle ne voulait pas lui parler de la chute.
–Mais qu'est-ce que tu racontes? Qu'est-ce qu'il s'est passé?
–Rien de grave. Je vais bien, vraiment! Elle déplaça une mèche de cheveux derrière son oreille pour mieux entendre.
–Dis-moi la vérité! insista Hans d'une voix brusque.
Quand il prenait ce ton, cela signifiait qu'il ne lâcherait rien tant qu'il n'aurait pas reçu de réponse convaincante.
–J'ai trébuché dans les escaliers de l'hôtel, à Paris, mais je ne me suis pas fait trop mal heureusement: juste un genou gonflé et quelques points à la tête.
–Je fais un saut chez toi.
–Pas maintenant. Je dois encore récupérer du voyage. Il ne manquerait plus qu'il vienne chez elle: il constaterait l'absence de Johnny.
–Je viendrai plus tard, tu auras tout le temps de te reposer comme ça.
–J'ai besoin de rester un peu au calme. N'insiste pas! Et je te préviens: si tu viens quand même, je ne t'ouvre pas.
Quelques secondes de silence s'écoulèrent.
–D'accord, mais on se voit pendant la semaine, compris?
–C'est moi qui viendrai te voir dans ce cas, je suis souvent dans le coin de toute façon. Je verrai aussi Ester comme ça.
–Ça lui fera sûrement plaisir. Parle-moi de cet homme maintenant: tu as dit l'avoir rencontré à l'hôpital. Un médecin?
–C'est celui qui m'a recousue. Et je répète: ce type est le portrait craché de Jack avec la barbe; mais quand je l'ai entendu parler, je me suis dit que ça ne pouvait pas être lui: son anglais n'est pas parfait comme celui de l'autre, et la cadence est française. En plus, le personnel s'adressait à lui comme au docteur Jacques Legrand. Il est donc clair que ça ne peut pas être ton beau-frère. Il me regardait comme une inconnue.
–Les hasards de la vie sont vraiment étranges…
Loreley eut l'impression de percevoir un soupçon d'inquiétude dans la voix de son frère, en plus de la perplexité.
–C'est aussi ce que j'ai pensé.
–S'il te plaît, ne raconte pas à Ester ce que tu viens de me dire. Il lui a fallu du temps pour accepter la disparition de la seule personne de sa famille qu'il lui restait.
–Bien sûr que non! Ne t'inquiète pas.
–Et John?
–Il va bien, bien mieux que moi. Il est au travail en ce moment. Elle en était certaine.
–Salue-le pour moi. Je dois te laisser, désolé: j'ai une réunion dans quelques minutes. Préviens maman que tu es à la maison, et essaie de te reposer.»
Encore du repos et pour recommencer à marcher correctement, il lui faudrait de la kinésithérapie! pensa-t-elle en soupirant.
«Je dois retourner au travail demain ou Kilmer va vraiment me licencier.
–Essaie de tenir bon avec lui, ne te laisse pas intimider. On se voit dans la semaine.»

8
Sonny referma le piano et plaça feuille et crayon sur le couvercle de l'instrument: la nouvelle composition exigeait beaucoup de concentration, qui lui manquait ces derniers jours.
Il se leva de la banquette, sortit du studio et ouvrit la porte-fenêtre du salon pour aller au jardin: il avait besoin d'air froid pour se secouer.
Depuis qu'il avait revu Loreley à la patinoire, il pensait souvent à elle et, bien qu'il cherche à s'impliquer dans son travail, il n'arrivait pas à chasser de son esprit les images de ce visage à la beauté nordique et de cette unique fois ensemble. Cela lui était déjà arrivé de coucher avec une femme pour une seule nuit et de dormir ensuite tranquillement; il ne comprenait pas pourquoi cela devait être différent avec Loreley, pensa-t-il en entendant un piétinement.
Il vit la gouvernante, une femme d'âge moyen au visage émacié, s'approcher en secouant un vêtement gris foncé.
«Monsieur Marshall, il fait froid dehors! Mettez cette veste, lui dit-elle dès qu'elle fut assez près pour la lui tendre.
–Merci, mais je me sens bien comme ça.
–Vous allez tomber malade avec seulement une chemise… Et à moitié ouverte en plus! Elle posa la veste sur son bras et ferma les premiers boutons de la chemise. Il l'arrêta.
–Louise, je ne suis pas un enfant. Je sais ce que je fais.»
Une bourrasque souleva un tas de feuilles mortes du sol: quelques-unes finirent dans les cheveux de la femme qui, agacée, tenta de les enlever. «Vous voyez quel temps? Il y aura bientôt une averse! Laissez-moi faire.» Elle le regarda d'un air résolu, de ses petits yeux sombres enfoncés dans leur orbite.
Sonny lui prit la veste du bras et la posa sur ses épaules. Il savait qu'elle ne partirait pas avant qu'il ne se soit couvert. Le zèle de la gouvernante était parfois aussi agaçant qu'une piqûre de moustique, mais elle l'appréciait et semblait n'avoir d'autre façon de lui montrer son affection, sinon de le tenir à l'oeil.
Quand Louise retourna à ses tâches, Sonny reprit sa promenade le long du sentier qui le mènerait jusqu'à la fontaine.
Il la regarda à une certaine distance, se concentrant sur les deux jets d'eau: le premier se dressait pour ensuite s'incurver et retomber dans la vasque en dessous; le second au contraire descendait dans celle au sol en une cascade de minces ruisseaux.
«Ester. Cascades et fontaines la fascinent…» murmura-t-il.
Sa voix trahissait la souffrance qu'il éprouvait encore.
Il secoua la tête: pourquoi encore penser à cette femme? Elle avait fait son choix et était heureuse avec Hans aujourd'hui; cela allégeait la douleur de l'avoir perdue. Un sourire amer lui échappa. Il ne pouvait pas perdre ce qu'il n'avait jamais eu.
«Mais s'il n'était pas là, Ester serait ici avec moi maintenant, dans cette maison et…»
Il chassa ces mots gênants de la main. Ça suffit! Il devait détourner son attention sur autre chose ou sur quelqu'un d'autre. Sur une jeune femme aux longs cheveux blonds et aux yeux bleus par exemple.
Loreley revint occuper ses pensées, qui se troublèrent en cherchant un ordre logique, tandis que les images devenaient par moments nettes, par moments floues, suivant les souvenirs de cette unique nuit passée avec elle. Il éprouva le désir de l'avoir là, même juste pour bavarder, peut-être devant une coupe de champagne. Mais cette fille lui échappait toujours, elle ne semblait pas disposée à vouloir le revoir. L'idée qu'elle s'en était voulue de s'être donnée à lui ne le laissait pas en paix avec lui-même.
Au diable! Les deux seules femmes qu'il avait aimées ne lui avaient procuré que des ennuis et de la souffrance: il n'avait pas l'intention d'en ajouter une troisième.
«Salut Sonny! le salua une voix féminine dans son dos.
Un léger soupir lui échappa avant de se retourner.
–Salut, Lucy. Comment se fait-il que tu sois venue jusqu'ici? Le Comté de Nassau était loin de Manhattan.
–Quel accueil chaleureux! Ne t'épuise pas trop à m'embrasser, je ne voudrais pas que tu froisses tes vêtements. Je ne le prends pas mal, et je te le prouve immédiatement…» Sans quitter son visage des yeux, elle agita une main en l'air, comme pour réclamer l'attention de quelqu'un.
Sonny détourna le regard derrière elle et vit la gouvernante se diriger vers eux avec une bouteille et deux coupes posées sur un plateau. Il se renfrogna. «Je vois que Louise s'est démenée dans la cave.
–Ne te fâche pas: tu sais que j'ai un certain ascendant sur elle. Lucy était la seule qui arrivait à adoucir le caractère rigide et tranchant de la femme.
–Je ne comprends toujours pas la raison…
Dès que Louise fut près d'eux, Lucy prit le champagne.
–À toi de la déboucher, lui dit-elle en la lui tendant.
–Ma promenade est terminée à ce qu'il semble, observa-t-il en prenant la bouteille.
–Tu es de mauvaise humeur! Louise m'avait prévenue. Et moi qui me suis pomponnée!» Elle fit la moue.
Sonny la regarda. Elle portait une courte et élégante robe bleue qui laissait deviner les courbes généreuses de sa poitrine et la ligne sinueuse de sa taille. Ses cheveux étaient ramassés sur sa nuque en un chignon doux: elle était belle, oui, mais il la connaissait depuis qu'elle était enfant et continuait à la voir comme la petite soeur de son ami Paul.
«Excuse-moi, je me sens nerveux. Si tu es venue jusqu'ici et que tu as voulu du champagne, il doit y avoir une bonne raison. À quoi devons-nous trinquer cette fois?
–C'est le cas, en effet. Elle s'empara des coupes et poursuivit quand Louise eut battu en retraite. Tu te souviens de l'essai que je devais faire au théâtre?
–Bien sûr que je m'en souviens. Et alors?
–Je l'ai fait et… Ils m'ont prise!
Il écarquilla les yeux, stupéfait.
–Je n'arrive pas à y croire!
–Ah, merci! Tu sais vraiment comment me faire sentir fière de moi.
–On ne pourrait pas s'arrêter et faire une pause? râla-t-il.
–Je suis venue ici pour fêter mon nouveau et unique travail, et je voudrais que tu sois heureux pour moi.
–Tu m'avais dit que tu étais retournée à tes études cette fois, mais je ne t'ai pas crue. Et tu me prouves que, quand tu veux, tu peux en être capable. Je suis heureux pour toi. Il la vit sourire.
–Merci!»
Sonny versa le champagne dans les deux coupes qu'elle serrait dans ses mains, puis en prit une. «Félicitations pour ta carrière dans le théâtre, alors.»
Ils firent tinter le cristal et burent en silence.
Ce fut Lucy qui reprit la parole. «Tu sais, j'en avais assez de me voir avec le visage paralysé pour sourire pendant des heures devant un appareil photo. C'est bien mieux de jouer et d'avoir un contact direct avec les gens.
–Je ne peux pas te donner tort.»
Elle lui demanda de remplir son verre, le vida d'un trait et le lui tendit à nouveau.
Sonny la regarda boire avec entrain et fronça les sourcils.
«J'espère que tu te surveilles avec l'alcool. Ça fait un moment que je te vois t'y adonner.
–Ne t'inquiète pas, je ne bois pas tant que ça. Et surtout, je ne deviendrai jamais comme ton ex-femme Leen, si c'est ce que tu crains: je ne suis pas si désespérée.
–Bien, j'espère vraiment!
–Je vais de l'avant comme tu vois, et sacrément bien; c'est toi qui es encore lié à ton passé. Quand te décideras-tu à te libérer de ce qu'il t'est arrivé? Tu as changé par rapport à l'année passée, mais je ne voudrais pas que tu dévies de ta route vers quelque chose de mauvais et nocif pour toi.
–Mais qu'est-ce que tu racontes? lui demanda-t-il irrité.
–Voilà, tu vois? J'aurais bien envie de te répondre du tac au tac, mais je me sens trop heureuse aujourd'hui pour vouloir me disputer. Et maintenant, je suis sérieuse.
–Je te préfère comme tu étais avant, dans ce cas.
Elle gonfla les joues et souffla l'air dehors.
–Écoute: tu te souviens de ce que tu m'as dit le soir où Ester devait quitter New York et que je t'ai accusé de ne pas être assez amoureux d'elle, parce que tu t'étais résigné à la laisser partir sans lutter?
Sonny ferma les yeux et chercha ces heures néfastes dans sa mémoire. C'était un peu avant que Leen essaie de le tuer. Lucy était arrivée dans son dos en lui apportant à boire, exactement comme elle l'avait fait peu avant.
–Non. Ça ne me revient pas à l'instant.
–Tu m'as dit: "J'ai comme une épingle plantée dans le coeur. Une douleur subtile, persistante, qui ne me laisse pas en paix, mais avec laquelle je vais devoir cohabiter jusqu'à je ne sais quand. Je suis juste mieux préparé que toi à la supporter."
–Mes compliments quelle mémoire!
–Je ne pourrais pas espérer faire du théâtre si je n'en avais pas. Et cette réponse est restée imprimée dans mon esprit. Mais revenons à ceci: "Je suis juste mieux préparé que toi à la supporter”. Tu dirais de nouveau ça, aujourd'hui? Il me semble que je réagis mieux que toi à la douleur.
–Vraiment?! Et qu'est-ce qui te fait penser ça?
–Le fait que j'essaie de m'améliorer, alors que tu ne fais qu'empirer.
–Bah, c'est facile de s'améliorer quand on part d'en bas…» Il s'interrompit. Merde!
La phrase lui avait échappé. Il avait touché son point faible cette fois: l'estime de soi.
Il entendit son amie retenir sa respiration.
«Pardonne-moi, Lucy, je ne voulais pas être si blessant, vraiment…» s'empressa-t-il de dire en posant une main sur son bras.
Elle baissa les yeux sur la coupe qu'elle tenait entre ses doigts, comme si elle contemplait les bulles qui remontaient du fond vers la surface, puis le regarda à nouveau en face, les yeux brillants. «Jusqu'il y a peu, tu ne m'aurais jamais dit une méchanceté de ce genre. Moi peut-être, mais pas toi. Ça ne t'évoque rien?
Sonny soupira.
–Ça m'évoque que c'est peut-être mieux d'interrompre cette conversation et de se revoir à un meilleur moment. Je ne suis pas d'humeur aujourd'hui à ce qu'il semble et je m'en tire avec des phrases malheureuses, c'est pour ça que j'aurais préféré que tu m'appelles avant de me faire une surprise. Même si ça me fait plaisir de te voir, il y a des moments où c'est mieux de rester seul. Ça ne veut pas dire que je ne t'aime pas. Il lui sourit.
Lucy lui prit le verre et la bouteille des mains.
–Bien! Dans ce cas, la prochaine fois qu'on se reverra, fais en sorte que ce soit toi qui apportes le champagne: je n'arrive pas du tout à imaginer quelle raison tu auras de célébrer quelque chose pour l'instant, mais quoi que ce soit, je serai très contente de la partager avec toi.» Elle tourna les talons et le planta là dans le jardin, près de la fontaine.

Lucy posa la bouteille et les verres sur le bar du salon puis, d'un sourire forcé, salua Louise qui la précéda pour lui ouvrir la porte de la maison. Son sourire s'évanouit quand elle monta en voiture pour laisser à ses yeux la liberté d'exprimer ses émotions par des larmes.
Elle ne savait plus que faire. Ses tentatives pour secouer Sonny de cette forme d'apathie cachée derrière un comportement inadéquat et incohérent avec ce qu'il avait toujours été se révélaient chaque fois inutiles. Il n'était plus lui-même depuis longtemps.
Tout avait commencé quand il avait découvert que sa fiancée, Leen, devenue par après sa femme, l'avait trompé avec Hans. Par la suite, ce déclin s'était poursuivi en assistant à la chute de sa femme dans l'alcoolisme et les jeux de hasard, et avait culminé le jour où sa petite fille avait perdu la vie dans un accident de la route à cause de cette même femme qui, au lieu de la protéger comme aurait dû le faire une mère, l'avait entraînée avec elle dans sa perte.
L'arrivée d'Ester dans la vie de Sonny avait empiré la situation.
Lucy n'était pas capable de faire plus que ce qu'elle faisait pour cet homme. Elle s'était rapprochée de lui parce que, partageant la même peine, ils s'étaient retrouvés à sortir souvent ensemble pour s'aider l'un l'autre à surmonter leur propre crise. Mais Sonny ne voulait ou n'arrivait pas à oublier. Elle n'avait pas oublié qu'elle était amoureuse du frère d'Ester, bien au contraire; mais elle tentait d'y penser le moins possible et d'avancer, sans que le passé la prenne au piège comme un poisson dans un filet.
Jack ne lui avait même pas dit au revoir avant de disparaître de sa vie: il était clair qu'elle ne comptait pas assez pour lui. Pas du tout même!
«Jack, où que tu sois…, dit-elle à voix haute. Va te faire foutre!» cria-t-elle en écrasant l'accélérateur du pied.

9
Derrière le bureau, stylo à la main, Loreley appela le médecin et fixa un rendez-vous pour la dernière semaine du mois. Comme le lui avait dit Legrand, il était inutile de se presser, mais elle s'était au moins débarrassée de cette pensée. Elle dessina un gros “x" sur le calendrier, pour toujours avoir le jour de la visite sous les yeux, et nota également la date dans l'agenda de son téléphone. Elle ouvrit ensuite son courrier électronique: beaucoup d'emails commerciaux, de publicités, quelques-uns du travail, deux de la banque et le dernier… du docteur Jacques Legrand!
Elle cliqua deux fois sur l'en-tête.

Bonjour Mademoiselle Lehmann,
Je me permets de vous écrire pour savoir comment se passe votre convalescence. La blessure à la tête? Et le genou? Gardez le soutien jusqu'à ce qu'il soit complètement dégonflé et que vous ne ressentez plus aucune douleur quand vous pesez de votre poids sur votre jambe.
Je réfléchis à la possibilité de prendre quelques jours de vacances à l'étranger. Qui sait! J'espère que votre offre tient toujours. Jacques Legrand.
Elle sourit. Tout pouvait arriver.
«De bonnes nouvelles?» lui demanda Sarah en entrant dans la pièce.
Loreley leva les yeux de l'ordinateur. La secrétaire l'observait depuis le seuil, un classeur qui semblait plus grand qu'elle, menue et frêle, serré contre la poitrine.
«Qu'est-ce que tu m'apportes?
Sarah baissa le regard sur les dossiers qu'elle tenait à la main.
–Oh non. Ils sont pour le patron. J'ai vu que tu souriais et j'ai été curieuse; on te voit rarement le faire ces derniers temps.
–Ce n'est pas une bonne période, avoua-t-elle.
–Je l'avais compris. Ethan est inquiet pour toi.»
Loreley se sentit scrutée par ces yeux si sombres que l'on avait du mal à distinguer la pupille de l'iris. Quelques instants de silence suivirent.
«Si tu as besoin de moi, je suis…, lui dit son amie en réajustant ses grandes lunettes de lecture sur son nez.
–Merci, j'y penserai.»
Quand Sarah sortit, Loreley se laissa aller contre le dossier du fauteuil. Vu les propos de la secrétaire, elle soupçonna qu'Ethan était au courant de la situation entre John et elle. Peut-être qu'il savait aussi où il se trouvait. Elle lui extorquerait l'information à tout prix; mais elle devait le surprendre quand il était seul.
Elle eut l'occasion de se trouver en tête à tête avec lui le jour suivant. Il venait d'entrer pour lui montrer l'article dans le New York Times, qui parlait de l'affaire Wallace: l'opinion publique semblait l'avoir déjà condamné, lui infligeant la peine la plus lourde possible, avant même que le procès ne commence.
Loreley secoua la tête en lisant la nouvelle. Si elle le condamnait elle aussi au fond d'elle-même, comment espérer que le jury croie cet homme? C'était à elle de le défendre et elle ne le faisait pas de la bonne façon et dans le bon état d'esprit.
Elle décida qu'elle irait parler à la famille Wallace pour obtenir le plus d'informations possible sur le passé et la personne de Peter. Oui, elle devait creuser dans leur vie.
«Loreley, tu es là? lui demanda Ethan, debout face au bureau.
Elle ferma la page du journal et le lui rendit.
–Désolée, j'ai été distraite en lisant l'article.
–Je te disais que si tu veux que je t'aide avec cette affaire, je le ferai.
–Tu es gentil, mais tu as déjà beaucoup à faire et je veux me débrouiller seule.»
Elle lut dans le regard de l'homme un insistant message d'indulgence, mélangée à de la compassion, qui la mit mal à l'aise. Elle se leva du fauteuil et l'affronta, s'appuyant sur le bord du bureau, les bras croisés.
«Au lieu de me regarder de cette façon, pourquoi tu ne me dis pas ce que tu penses vraiment?
–Je ne comprends pas.
–Allons, tu sais bien que John a quitté la maison… Et tu en connais peut-être même la raison.» Elle lui forçait la main, mais elle n'avait pas le choix si elle voulait lui soutirer quelque chose.
Elle le vit se gratter la tête, un geste qu'il répétait chaque fois qu'il se sentait en difficulté.
«Vas-y, Ethan! S'il te plaît.
L'homme soupira.
–Que veux-tu que je te dise? Je ne sais pas quoi penser et ce n'est pas à moi de juger: j'ai autant de problèmes que toi dans ma vie sentimentale, et ça me suffit.
–Tu parles de ta femme? Combien de temps encore tu vas lui permettre d'utiliser votre fils comme arme de chantage? Tu ne dois plus la laisser faire.
–Si seulement c'était si simple! Si je ne fais pas attention à mon comportement et à ce que je dis avec Stephany, je risque de faire souffrir Lukas. Et moi aussi. J'ai peur qu'elle ne l'emmène de New York pour retourner dans sa ville.
–Ne cède pas. Ne lui donne pas encore plus d'argent, elle te saigne déjà à blanc. Essaie de lui dire de faire ce qu'elle veut: je veux voir si elle partira d'ici. Et pour faire quoi ensuite?»
Elle le vit secouer la tête et rester silencieux. Elle éprouva de la tristesse pour lui et laissa tomber le sujet.
«Tu sais que Johnny m'a quittée à Paris, en me laissant là toute seule? Elle indiqua sa blessure à la tête. Je me suis fait ça en lui courant derrière. Je suis tombée dans les escaliers.
–Je me suis demandé comment tu t'étais blessée, en effet.
–Kilmer le savait. Mais revenons au sujet qui m'intéresse le plus en ce moment: Johnny a quitté la maison sans même un coup de fil pour m'informer de ses intentions, ou me donner la possibilité de me défendre. Elle mit ses mains sur ses hanches. Tu sais quoi? Je ne sais pas s'il mérite une explication, ou même si c'est juste de lui donner une seconde occasion de remédier à son comportement!
–Rien n'est juste dans tout ça et je n'ai aucune envie de prendre le parti d'un de vous deux. Il serra les lèvres et prit une profonde respiration. Écoute, je vous aime tous les deux et ça me fait mal de vous voir comme ça. Il ne va pas bien non plus, je t'assure. Désolé, mais je ne peux rien te dire de plus; parle avec John.
–Et je fais comment pour lui parler si je ne sais même pas où il est?»
Ethan ne répondit pas tout de suite: il semblait compter les carreaux du sol avec de petits pas nerveux, en avant et en arrière, les mains dans les poches; jusqu'à ce qu'il s'arrête à nouveau face à elle et la regarde droit dans les yeux. «John est à Los Angeles.
–Merci, Ethan.
–Bonne chance!»
***
La maison des Wallace était une construction de trois étages en briques rouges dans la soixante-et-onzième rue, proche du croisement avec la West End Avenue. Loreley ne dut même pas prendre la voiture pour s'y rendre, parce qu'elle était distante d'à peine un peu plus de deux cents mètres de chez elle. Elle était rentrée du bureau à la maison pour se rafraîchir et changer de chemisier avant de se rendre chez les parents de son client.
La dame qui lui ouvrit la regarda comme si elle était contrariée et Loreley comprit que son fils ne l'avait pas prévenue de son arrivée. Ce ne fut que lorsqu'elle se fut présentée et eut expliqué la raison de sa visite qu'elle put la voir sourire et entrer.
Le salon dans lequel elle fut accueillie était meublé sobrement, avec une tendance vers l'ancien: aucun signe d'extravagance, même dans les couleurs de la tapisserie ou dans un objet. Tout semblait à sa place, dans un ordre presque maniaque.
La maîtresse de maison la fit s'installer sur un canapé de velours crème, avec une série de coussins de la même couleur appuyés contre le dossier.
«Je peux vous offrir un thé, Mademoiselle Lehmann?» lui demanda la femme, debout, dans une posture raide.
Loreley l'examina: robe noire, juste sous le genou, escarpins à talon moyen et des cheveux châtains lisses ramenés sur la nuque. Elle n'avait pas une trace de maquillage, mais semblait prête pour sortir. Et vite encore! Ses manières plutôt expéditives le confirmaient.
«Non, merci, Madame Wallace; ça va comme ça.»
Elle entendit la serrure de la porte d'entrée se déverrouiller, et des pas. Peu après, un jeune homme grand et mince apparut sur le seuil. D'aspect, il semblait avoir une trentaine d'années et ressemblait à madame Wallace, Loreley en déduisit donc qu'il s'agissait de Michael. Il ne semblait pas du tout être le frère de Peter, qui avait sûrement pris de son père.
Il se tourna vers Loreley. «Bonjour, Maître Lehmann. J'espère que vous n'avez pas dû attendre trop longtemps. Il lui serra la main.
–Michael, tu l'as fait exprès de ne rien me dire? intervint la mère. Qu'est-ce que tu me caches?
Le jeune homme leva les yeux au ciel.
–J'ai été occupé et j'ai oublié de te prévenir. Ne recommence pas à voir des complots partout.»
La mère le foudroya du regard.
«Je ne pensais pas que tu devais sortir justement maintenant» s'excusa-t-il.
Madame Wallace parut peu convaincue, mais son fils ne se démonta pas.
«Très bien! Elle s'adressa à Loreley. Ce fut un plaisir de rencontrer l'avocate de mon fils. Je suis désolée de ne pas être venue au tribunal, mais je ne raterai pas la prochaine audience. Je dois y aller maintenant: comme vous venez de l'apprendre, j'ai un rendez-vous» lui dit-elle en prenant congé.
Loreley se réinstalla sur le canapé, tandis que Michael prenait une chaise rembourrée et s'asseyait devant elle.
«Excusez-moi. Ma mère a ses délires paranoïaques.
–J'aurais préféré parler avec madame également, il me semble vous l'avoir dit.
Le jeune homme croisa les bras sur son torse et ensuite les jambes.
–C'est mieux de laisser ma mère hors de cet entretien.
Loreley fronça les sourcils.
–Et pourquoi donc?
–Vous voyez, c'est une femme très à cheval sur ses convictions et avec un sens moral très prononcé, ou un sens de ce qu'elle entend par ce mot. Disons qu'elle est un peu intolérante. Pour elle, Peter est un fainéant, capable seulement de créer des problèmes.
–Vraiment?
–Bien sûr, tout dépend de ce qu'une mère attend de son fils: la mienne a toujours voulu trop. Mais je dois admettre que cette fois, le problème que Peter a causé est vraiment gros, plus que lui… Et que nous.
–Et vous, quelle est votre relation avec votre frère?
–Et bien, quand j'étais petit, Peter se comportait avec moi comme si j'étais celui qui lui enlevait l'attention de maman, et pour se venger il me pinçait, pour que mes pleurs la stressent; ou bien il buvait le lait de mon biberon en cachette, maman me le laissait à la main une fois que je suis devenu assez grand pour le tenir seul. De temps en temps, quand il était adolescent, il cassait un objet et rejetait la faute sur moi, pour qu'elle m'enguirlande.
–Ce sont tous des comportements qui rentrent dans un cadre familial commun: le grand frère très jaloux du petit et effrayé du fait que les parents puissent l'aimer plus que lui.
–Oui, c'est vrai, mais Peter était exaspéré par ces comportements. Malgré les méchancetés que je subissais, il était mon idole. J'essayais toujours de l'imiter en tout: sa façon de s'habiller, de se coiffer, d'interagir avec les filles…»
Il s'arrêta comme pour réfléchir, puis secoua la tête en souriant.
«Il savait y faire: il avait une façon de se comporter qui allait au-delà de la beauté extérieure, déjà gagnante en soi! Mais tenter d'être comme mon frère ne me réussissait pas. Je l'enviais et avec le temps, j'ai même commencé à lui en vouloir pour ça. En représailles, je tentais d'être le premier de la classe à l'école, et j'ai dominé ma paresse en étudiant et en découvrant que c'était facile pour moi d'avoir de bons points, qui avaient toujours été mauvais avant. J'avais atteint mon objectif: mes parents me couvraient d'éloges et l'humiliaient pour ses mauvais résultats. C'est horrible, je sais, et je ne suis pas fier de ces années. Je n'y ai plus pensé depuis longtemps.»
Autant pour le petit frère en adoration! Il semblait bien que celui qui avait passé son adolescence à être jaloux, en plus d'être envieux, c'était Michael, pensa Loreley en s'installant mieux sur les coussins. Mais elle ne savait pas jusqu'où le jeune homme voulait aller.
«Et votre frère réagissait comment?
–Dans ces cas-là, Peter préférait ne rien dire: c'était la seule forme de respect qu'il avait pour nos vieux. Il encaissait les reproches en silence, mais quand on se retrouvait seuls, il se fâchait: "Maman et papa n'arrivent vraiment pas à comprendre que moi, contrairement à toi, je ne veux pas moisir entre les murs d'une université" il disait. "Si ça te plaît d'étudier, fais-le, tant mieux pour toi. Moi, je veux créer et vivre à l'extérieur." C'était le projet qu'il ressassait parfois après l'éternelle discussion sur l'école.
–Donc, il n'avait pas compris que vous vous efforciez d'avoir des bons points uniquement pour vous venger de lui.
–Non, je ne pense pas, il ne m'a jamais rien dit à ce propos.
–Peter n'a pas voulu aller à l'université: qu'est-ce qu'il faisait alors?
–Mon frère avait un talent artistique et il peignait. Et pas seulement sur toile, aussi sur les trottoirs et les murs des immeubles. Mais c'est rare que la peinture permette de gagner sa croute immédiatement: maman et papa le lui répétaient sans cesse, mais il s'en fichait et n'a jamais essayé de changer les choses. Il disait que ça lui convenait en un sens: je lui servais pour concentrer toutes leurs attentes, et il pouvait donc choisir sa voie librement.»
S'il est vrai que Peter enfant souffrait d'une jalousie malsaine envers son petit frère, rien ne disait que c'était toujours le cas une fois grand. Elle devait insister sur ce point. Pour l'instant, tout ce qu'elle avait compris de lui était qu'il avait un caractère qui ne collait pas avec la méchanceté et l'instinct violent nécessaires pour frapper une femme à mort.
«D'après ce que vous m'avez dit, Peter ressentait beaucoup de jalousie envers vous, enfant: ça a été pareil les années qui ont suivi? Il vous a déjà frappé? Et, en ce qui concerne les filles, est-ce qu'il a déjà fait preuve d'accès de colère?»
Loreley vit Michael se lever et se diriger vers la pièce à côté. Il disparut derrière une porte et réapparut avec une bouteille de whisky et deux verres. «Vous en voulez? lui demanda-t-il. Peut-être qu'une femme comme vous préférerait une coupe de champagne…
Loreley hésita: elle n'avait pas pour habitude de boire des alcools forts et elle ne pouvait pas non plus se le permettre dans son état.
–Servez-vous, je vous en prie.»
Il ne se le fit pas répéter deux fois. Il versa deux doigts de whisky dans le verre et en but une gorgée; il se rassit ensuite face à elle.
«Je savais que nous arriverions à cette question. Il vida son verre d'un trait et le remplit à nouveau. Je veux être sincère avec vous jusqu'au bout, Maître. Vous voyez, Peter était jaloux et possessif dans ses relations avec les filles, je dois le reconnaître, mais la seule fois où il a été impliqué dans quelque chose de violent à cause de l'une d'elles était pour la défendre, pas pour l'agresser. En ce qui me concerne, il m'a juste donné quelques coups de poing: plus que mérités d'ailleurs. J'avais besoin d'une bonne leçon, mais mon père n'était pas là. C'est donc lui qui y a veillé.
–Et qu'aviez-vous fait de mal?»
Michael détourna le regard. «Peter avait trouvé un sachet de cocaïne dans mon tiroir. Je sais ce que vous pensez, mais je n'étais pas cocaïnomane. Un de mes copains à l'université me l'avait donnée; j'avais peur d'essayer et je l'ai rangée, en attendant de trouver le courage de le faire. J'ai risqué gros: ce garçon espérait que ça me plaise au point d'en devenir esclave et que je l'achète chez lui, comme Peter me l'a expliqué. Mon frère m'a sauvé les fesses en la faisant disparaître et en gardant le silence avec mes parents; mais il n'a pas pu contrôler ses mains cette fois-là… Juste pour mon bien, pour que j'apprenne la leçon.
–Et ça s'est terminé là?
–Oui, bien sûr. C'est pour ça que je ne voulais pas que maman assiste à la conversation: je n'aurais jamais pu être sincère. Vous ne la connaissez pas.
–Je m'en suis fait une vague idée.
–Multipliez cette vague idée par trois.
Loreley acquiesça.
–Revenons à Peter.
–Je n'ai rien d'autre à dire sur lui. Il a rencontré Lindsay peu après et il a quitté la maison.
–Comment étaient les rapports entre eux?
–Bons, pour autant que je sache. Quelques discussions, oui… Qui n'en a pas? Bien sûr, je le voyais un peu tendu ces derniers temps, mais je pense que c'était pour des raisons financières.
–Lindsay avait quelqu'un qui lui tournait autour?
Michael bougea sur sa chaise.
–Je ne crois pas, mais elle était très réservée et parlait peu d'elle. Elle ne m'a jamais semblé du genre à se laisser emporter par la passion.»
Loreley le vit regarder l'horloge à balancier contre le mur, une pièce d'antiquité, et comprit que le moment de prendre congé était venu.
Elle se leva du canapé. «Bien, j'arrête de vous déranger. Merci du temps que vous m'avez consacré.» Elle reprit son sac et sa veste et sortit.

10
Le lendemain matin, Loreley envoya une requête pour un entretien avec Peter Wallace. Elle en savait un peu plus sur lui désormais, mais rien de pertinent pour le procès. Elle avait besoin d'autres informations concernant Lindsay et leur vie ensemble.
Cette fois, elle ne laisserait pas tomber sans avoir d'abord obtenu des réponses plus que satisfaisantes. L'image qu'elle s'était faite de sa personnalité ne reflétait pas celle d'un homme irascible et violent; mais si elle ne parvenait pas à en savoir plus, il faudrait un miracle pour le démontrer.
Quand Sarah lui demanda des nouvelles de Hans, alors qu'elles déjeunaient ensemble, elle se rappela qu'elle devait passer chez lui, comme elle le lui avait promis. Elle sortit du bureau en fin d'après-midi et prit un taxi.
Durant le trajet, elle ne répondit aux tentatives du chauffeur d'établir une conversation par des questions banales que par monosyllabes et une série de marmonnements: elle était trop occupée à réfléchir à ses problèmes avec John pour penser à autre chose. Le chauffeur bavard finit par hausser les épaules en grognant.
Loreley secoua la tête. Elle avait l'impression d'avoir un aimant qui n'attirait que les chauffeurs bizarres. Ou c'était elle qui avait un problème avec eux tous? Elle ne perdit pas de temps à chercher une réponse. Elle haussa les épaules et se remit à regarder par la fenêtre les files de voitures et de passants, et leurs ombres allongées qui disparaissaient, englouties par celles des immeubles de Tribeca.
Chez Hans, par chance, on respirait une atmosphère sereine et accueillante. Les deux jeunes époux s'échangeaient des attentions, chose qui lui provoqua un petit pincement au coeur: Johnny et elle n'avaient jamais été aussi proches, même dans les meilleurs moments.
Ces tristes pensées la poursuivirent durant tout le dîner et se reflétaient sur son visage, parce qu'Ester finit à un certain point par poser une main sur la sienne.
«Qu'est-ce qui ne va pas, Loreley?
–Rien, je suis seulement fatiguée. Elle avait perdu le compte des fois où elle avait utilisé cette excuse pour justifier son état d'âme ces derniers temps.
–Ce n'est pas de la fatigue, intervint son frère. Dis-moi ce qu'il t'arrive; ne tergiverse pas et ne vexe pas mon intelligence avec d'autres excuses du genre» lui dit-il de son ton brutal coutumier.
Hans arrivait à devenir un sacré emmerdeur quand il décidait de jouer les grands frères. Loreley n'avait aucune possibilité de détourner la conversation, il ne le lui permettrait pas. Elle baissa les yeux vers son assiette d'ailes de poulet frites: l'heure de dire la vérité était venue. Une demi-vérité du moins.
«Johnny et moi avons eu une vilaine dispute… Et il a quitté la maison.
–Vraiment? demanda son frère surpris. Et depuis quand?
–Quelques jours. Elle évita de le regarder en face.
–Je suis désolée, lui dit Ester en lui serrant la main. Tu verras qu'il reviendra: on se dispute souvent, et puis on fait la paix.
Elle secoua la tête.
–Le sujet est trop sérieux! D'un côté, je voudrais aller lui parler, de l'autre j'ai vraiment envie de l'envoyer au diable et de poursuivre ma route; mais je n'y arrive pas.
–S'il compte pour toi, mettez les choses au clair, déclara Hans.
–Je devrais voler jusqu'au Pacifique pour le faire.
Hans soupira.
–Il est de nouveau parti à Los Angeles? Éviter les problèmes au lieu de les affronter ne sert à rien. Je ne sais pas ce qu'il s'est passé entre vous, mais si John s'obstine à rester loin, ou tu vas le voir et tu tentes de sauver votre couple, ou tu mets fin à l'histoire, immédiatement.
Si elle avait été la seule concernée, ce serait déjà fait depuis des jours!
–Loreley, ne prends pas de décisions trop rapide, intervint Ester en lançant un regard de reproche à son mari.
–Je suis perdue… Indécise en fait. Elle posa sa fourchette: elle n'arrivait pas à manger le poulet. Elle regarda sa belle-soeur d'un air d'excuse.
–Ne t'inquiète pas! Tu peux venir me donner un coup de main par là?» demanda Ester en se levant. Elle la prit par la main pour l'entraîner avec elle, sans écouter ses protestations.
Une fois dans la cuisine, Ester se tourna vers elle. «Écoute, Loreley: je sais que ce ne sont pas mes affaires, mais je t'apprécie beaucoup. Je suis une romantique et donc, j'aime les histoires qui finissent bien. Elle lui sourit. Maintenant qu'on est seules, tu peux me dire pourquoi vous vous êtes disputés?
–Je n'ai pas envie d'en parler, excuse-moi.
–Le problème est plus grave que je ne le pensais dans ce cas. Dis-moi: tu veux que John fasse partie de ta vie? Tu l'aimes encore?»
Elle ne sut quoi répondre à cette question, et se limita à la fixer.
«Je le prendrai pour un oui. Va à Los Angeles et parle-lui: si tu décides d'en finir maintenant, sans même avoir essayé, tu passeras les prochaines années à te demander comment ça se serait passé si tu n'avais pas été si orgueilleuse. Dans le cas où il refuse tout net, tu n'auras plus de doutes ou de regrets à l'avenir.
–Je ferai une tentative» lui dit-elle pour clore rapidement cette conversation. Elle le devait à son enfant.
***
Avant de partir pour Los Angeles, Loreley demanda à Ethan de l'informer de toutes les nouveautés dans l'affaire Wallace. Elle lui demanda également de lui fournir une copie de tous les examens effectués sur la victime. L'audience était fixée au mois suivant et elle avait tout le temps de rentrer de Los Angeles, aller parler avec son client et étudier à nouveau le dossier complet. Kilmer était une autre paire de manches: elle devait lui demander la permission de s'absenter encore quelques jours du cabinet.
Comme prévu, le patron explosa. Il tempêta une dizaine de minutes et la jeta hors de son bureau; avec la menace que ce seraient ses dernières vacances. Dès qu'elle aurait un peu plus d'expérience, elle ouvrirait un cabinet d'avocats à son propre compte, se repromit-elle après une énième phrase à la chaux vive de la part de Kilmer. D'un point de vue financier, elle pourrait le faire immédiatement, mais l'expérience ne s'achète pas.
Ce soir-là, elle quitta le bureau en programmant chaque étape.
Une fois à la maison, elle fouilla dans les documents que son compagnon avait laissé dans le tiroir, jusqu'à trouver le numéro de téléphone et l'adresse du bureau du père de Johnny sur une carte de visite. Colin Austin aussi était architecte; son fils avait travaillé avec lui avant de déménager à New York. Elle mit la carte dans son portefeuille et prépara un bagage léger avec le strict nécessaire: il ne s'agissait pas de vacances. Si elle avait besoin de quoi que ce soit d'autre, elle l'achèterait à Los Angeles. Le billet d'avion était déjà dans son sac: Sarah avait pensé à tout.
Elle prit une douche pendant que Mira lui préparait à dîner. Si les choses n'évoluaient pas dans le bon sens, elle devrait peut-être lui parler à son retour, et la licencier. Son estomac se retourna à cette idée et le peu de faim qu'elle ressentait s'évanouit.
Loreley était à table, occupée à fixer son verre d'eau, quand elle entendit son téléphone sonner. C'était Hans.
«Salut, Loreley. J'ai besoin de te demander une faveur: tu pourrais confier un pli à Mike Gambit, le réalisateur, quand tu iras à Los Angeles?
Comment avait-il su qu'elle partait? se demanda-t-elle surprise. Elle ne l'avait dit qu'à son patron, à Ethan et à Sarah, personnes qui n'avaient aucun rapport avec son frère.
–Tu ne peux pas lui envoyer par coursier ou par la poste?
–Si je te le demande, c'est parce que je me fie plus à cette façon de faire, tu ne penses pas? Je sais que tu as d'autres choses à penser, mais tu dois juste aller à Hollywood et demander après lui. Mike t'attend. Ça te prendra peu de temps et tu m'éviteras un voyage.
–D'accord, je lui donnerai. Je partirai un peu plus tôt demain, comme ça je pourrai passer à ton bureau prendre l'enveloppe. Elle ne lui demanda pas qui l'avait informé: cela n'avait aucune importance.
–Tu es un ange! À demain, alors… Et bonne chance avec John. S'il se comporte comme un con, tu l'étends!»
Un sourire lui échappa. C'était Ester qui lui avait dit qu'elle irait peut-être à Los Angeles, pensa-t-elle
***
Les six heures de voyage lui parurent plus longues que celles passées pour arriver à Paris. L'angoisse de devoir chercher Johnny et de le voir avait comme dilué le temps.
À la sortie de l'aéroport LAX, Loreley jeta un regard vers le ciel: le soleil semblait régner dans le bleu infini et clair, impossible à comparer avec celui qu'elle avait laissé à New York des heures plus tôt, couvert de gros nuages gris. La température était agréable et le manteau qu'elle portait finit posé sur son bras.
Elle rejoignit le “Beverly Wilshire Hotel” sur le boulevard du même nom à Los Angeles en taxi et, après une douche rapide et une petite heure de repos, se promena le long de Rodeo Drive d'un peu meilleure humeur. Elle observa les nombreux magasins de grandes marques qui longeaient la rue ornée de longues rangées de palmiers; le shopping ne l'avait jamais beaucoup enthousiasmée et elle ne s'arrêta donc que pour acheter le nécessaire.
Loreley ne s'était amusée qu'une seule fois en courant les boutiques: l'année précédente, avec Ester, quand elles avaient acheté une robe élégante que sa belle-soeur avait ensuite portée le soir où Leen… Non! Elle ne devait pas repenser à cet évènement tragique.
Elle ralentit le pas, pensive: elle ne savait plus quoi faire. Elle pouvait aller voir la famille Austin et résoudre de suite la question avec Johnny, mais elle voulait être au calme au moins une journée avant de l'affronter. Elle décida alors de penser d'abord à la faveur que Hans lui avait demandée.
***
Des filles trop minces, aux jambes kilométriques, défilaient sur la passerelle en hauteur, disposée pour le set du film. Loreley les observa d'un endroit à l'écart, se demandant pourquoi il était nécessaire de marcher de façon aussi artificielle et, surtout, pourquoi on devait montrer une robe en la faisant porter par des filles anorexiques ou sur le point de le devenir.
Bien sûr, une silhouette svelte possédait plus d'élan qu'une plus pleine et curviligne, mais l'exacerber à ce point signifiait envoyer un message erroné au monde féminin, au risque de manipuler les esprits les plus jeunes. En outre, certaines des robes qu'elle venait de voir auraient été plus belles, surtout aux yeux des hommes, si elles avaient été remplies de façon adéquate aux endroits stratégiques.
Elle sourit. Bah, oui, au fond l'exténuante recherche de la beauté extérieure n'a-t-elle pas pour but de séduire, enchanter et plaire au sexe opposé, en plus de satisfaire cette pointe de narcissisme présente en chacun de nous?
Elle avait pensé que ce serait amusant d'assister à plusieurs “ciak” de cinéma, mais elle se sentit presque ennuyée et fatiguée de rester debout à observer ce défilé continuellement interrompu: une fois pour ajuster le cadrage des caméras, une autre pour modifier la séquence de sortie des mannequins.
Dans d'autres cas, il fallait de nouveau répéter la scène, à cause d'erreurs dans les dialogues ou de mouvements effectués avec peu d'efforts.
Elle se faufila hors de son coin en soupirant. Elle avait très soif. Lorsqu'elle vit un distributeur automatique de boissons au fond du couloir, elle s'y rendit, inséra de la monnaie et composa le numéro mentionné sous la petite bouteille d'eau. Un bourdonnement l'informa que la machine s'était mise en route; mais la bouteille avait à peine bougé et restait en équilibre, sans tomber dans le collecteur en dessous.
En pensant que cet énorme engin ne bougerait pas d'un millimètre, même à force de coups de pied, comme elle aurait voulu le faire, elle ouvrit à nouveau son portefeuille pour en sortir de la monnaie et réessayer.
«Attendez, je m'en occupe, dit une voix qui la prit par surprise. Parfois, ces pompes à fric ne fonctionnent pas comme elles devraient.»
Loreley fit un pas en arrière pour laisser la place au type qui avait parlé; elle ne regarda son visage de profil que lorsqu'il donna un coup violent au distributeur.
Elle écarquilla les yeux de stupeur. Sonny!
La bouteille tomba avec un bruit sourd et il se baissa pour ouvrir la trappe et la prendre. Quand il se releva et se retourna, Loreley rencontra ses iris ambrés.
«Bon sang! s'exclama-t-il. Toi… Ici?
Elle observa la fine mèche de cheveux lisse et sombre qui était retombée devant ses yeux, donnant à son visage un air presque sauvage.
–Mon frère m'a demandé une faveur. Je dois confier un courrier à Mike Gambit.» Elle dévissa le bouchon de la bouteille, la porta à ses lèvres et but une gorgée d'eau.
Il lui sourit. Sa dentition blanche et régulière ressortait sur sa peau bronzée. «Je compose la bande sonore d'un film, l'informa-t-il en dégageant les cheveux de son front d'un rapide mouvement des doigts. Je ne me serais jamais attendu à te trouver à mille miles de distance de la maison!
–Moi non plus. C'est mieux que j'y aille maintenant, lui dit-elle avant qu'il ne puisse lui poser d'autres questions. Bon travail, Sonny.»
Elle regagnait son point de départ quand elle se retrouva au milieu d'un groupe de personnes qui papotaient entre eux. Ils portaient des costumes de carnaval. Le chef du groupe écarta un grand rideau rouge et fit signe aux autres de le suivre.
Peut-être par pure curiosité, ou juste parce qu'elle devait occuper le temps d'attente d'une façon ou l'autre, elle se laissa entraîner à l'intérieur. Elle fut catapultée dans un salon de style Belle Époque, avec de grands chandeliers qui pendaient du plafond; des canapés et des fauteuils entouraient les côtés de la pièce, qui comportait en son centre une surprenante piste de danse
Elle avait toujours aimé les masques de carnaval, mais n'en avait jamais porté.
«Allez, remuez-vous. On a peu de temps! ordonna une voix féminine. Vous êtes tous là?»
Loreley se tourna vers la femme aux vaporeux cheveux roux qui avait parlé.
«Il nous faut deux autres figurants femmes, dit la rousse. Elle la montra. Toi! Va te préparer, qu'est-ce que tu attends?
–Je n'ai rien à voir: je suis ici pour d'autres raisons» expliqua Loreley embarrassée.
La rousse jeta un oeil au pass que Loreley avait épinglé sur la poche de sa chemise: Hans le lui avait procuré avant qu'elle ne parte.
«Vu que vous êtes ici maintenant, vous pourriez nous aider. Ça ne prendra qu'une petite heure, deux au maximum. Vous verrez que vous vous amuserez, en plus de gagner un petit quelque chose!» Sur ces mots, elle la poussa jusqu'à arriver devant un homme, quelques mètres plus loin, qui n'avait de masculin que les hanches étroites et une ombre de barbe rasée.
«Allez avec Fabian: il vous trouvera un costume à votre taille. On pensera plus tard à s'occuper des formalités administratives.»
Elle n'eut pas le temps de répliquer: Fabian la prit par le bras et l'emmena dans une pièce toute proche.
Mais qu'est-ce qu'elle faisait? se demanda-t-elle comme étourdie.
Avant de se mettre à la recherche d'un costume adapté, il l'examina des pieds à la tête, l'index et le pouce sur le menton. Puis, il secoua la tête avec désapprobation. «Tu es habillée comme une employée de bureau» commenta-t-il gentiment.
Loreley baissa les yeux vers sa jupe crayon noire jusqu'aux genoux et sa chemise blanche, et haussa les épaules. Mieux valait que cet homme ne sache pas ce qu'elle faisait comme travail.

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