Читать онлайн книгу «Voyage au bout de la nuit / Путешествие на край ночи. Книга для чтения на французском языке» автора Луи-Фердинанд Селин

Voyage au bout de la nuit / .
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- , 1932 , XX . , , . .

Louis-Ferdinand Celine
Voyage au Bout de la NuIt

? Elisabeth Craig
Notre vie est un voyage
Dans lhiver et dans la Nuit,
Nous cherchons notre passage
Dans le Ciel o? rien ne luit.
Chanson des Gardes Suisses, 1793
Voyager, cest bien utile, ?a fait travailler limagination. Tout le reste nest que dceptions et fatigues. Notre voyage ? nous est enti?rement imaginaire. Voil? sa force.
Il va de la vie ? la mort. Hommes, b?tes, villes et choses, tout est imagin. Cest un roman, rien quune histoire fictive. Littr le dit, qui ne se trompe jamais.
Et puis dabord tout le monde peut en faire autant. Il suffit de fermer les yeux.
Cest de lautre c?t de la vie.
?a a dbut comme ?a. Moi, javais jamais rien dit. Rien. Cest Arthur Ganate qui ma fait parler. Arthur, un tudiant, un carabin lui aussi, un camarade. On se rencontre donc place Clichy. Ctait apr?s le djeuner. Il veut me parler. Je lcoute. Restons pas dehors! quil me dit. Rentrons! Je rentre avec lui. Voil?. Cette terrasse, quil commence, cest pour les Cufs ? la coque! Viens par ici! Alors, on remarque encore quil ny avait personne dans les rues, ? cause de la chaleur; pas de voitures, rien. Quand il fait tr?s froid, non plus, il ny a personne dans les rues; cest lui, m?me que je men souviens, qui mavait dit ? ce propos: Les gens de Paris ont lair toujours d?tre occups, mais en fait, ils se prom?nent du matin au soir; la preuve, cest que lorsquil ne fait pas bon ? se promener, trop froid ou trop chaud, on ne les voit plus; ils sont tous dedans ? prendre des cafs cr?me et des bocks. Cest ainsi! Si?cle de vitesse! quils disent. O? ?a? Grands changements! quils racontent. Comment ?a? Rien nest chang en vrit. Ils continuent ? sadmirer et cest tout. Et ?a nest pas nouveau non plus. Des mots, et encore pas beaucoup, m?me parmi les mots, qui sont changs! Deux ou trois par-ci, par-l?, des petits Bien fiers alors davoir fait sonner ces vrits utiles, on est demeurs l? assis, ravis, ? regarder les dames du caf.
Apr?s, la conversation est revenue sur le Prsident Poincar qui sen allait inaugurer, justement ce matin-l?, une exposition de petits chiens; et puis, de fil en aiguille, sur le Temps o? ctait crit. Tiens, voil? un ma?tre journal, le Temps! quil me ta-quine Arthur Ganate, ? ce propos. Y en a pas deux comme lui pour dfendre la race fran?aise! Elle en a bien besoin la race fran?aise, vu quelle nexiste pas! que jai rpondu moi pour montrer que jtais document, et du tac au tac.
Si donc! quil y en a une! Et une belle de race! quil insistait lui, et m?me que cest la plus belle race du monde et bien cocu qui sen ddit! Et puis, le voil? parti ? mengueuler. Jai tenu ferme bien entendu.
Cest pas vrai! La race, ce que tappelles comme ?a, cest seulement ce grand ramassis de miteux dans mon genre, chassieux, puceux, transis, qui ont chou ici poursuivis par la faim, la peste, les tumeurs et le froid, venus vaincus des quatre coins du monde. Ils ne pouvaient pas aller plus loin ? cause de la mer. Cest ?a la France et puis cest ?a les Fran?ais.
Bardamu, quil me fait alors gravement et un peu triste, nos p?res nous valaient bien, nen dis pas de mal!..
Tas raison, Arthur, pour ?a tas raison! Haineux et dociles, viols, vols, trips et couillons toujours, ils nous valaient bien! Tu peux le dire! Nous ne changeons pas! Ni de chaussettes, ni de ma?tres, ni dopinions, ou bien si tard, que ?a nen vaut plus la peine. On est ns fid?les, on en cr?ve nous autres! Soldats gratuits, hros pour tout le monde et singes parlants, mots qui souffrent, on est nous les mignons du Roi Mis?re. Cest lui qui nous poss?de! Quand on est pas sages, il serre On a ses doigts autour du cou, toujours, ?a g?ne pour parler, faut faire bien attention si on tient ? pouvoir manger Pour des riens, il vous trangle Cest pas une vie
Il y a lamour, Bardamu!
Arthur, lamour cest linfini mis ? la porte des caniches et jai ma dignit moi! que je lui rponds.
Parlons-en de toi! Tes un anarchiste et puis voil? tout! Un petit malin, dans tous les cas, vous voyez ?a dici, et tout ce quil y avait davanc dans les opinions.
Tu las dit, bouffi, que je suis anarchiste! Et la preuve la meilleure, cest que jai compos une mani?re de pri?re vengeresse et sociale dont tu vas me dire tout de suite des nouvelles: LES AILES EN OR! Cest le titre!.. Et je lui rcite alors:
Un Dieu qui compte les minutes et les sous, un Dieu dsespr, sensuel et grognon comme un cochon. Un cochon avec des ailes en or qui retombe partout, le ventre en lair, pr?t aux caresses, cest lui, cest notre ma?tre. Embrassons-nous!
Ton petit morceau ne tient pas devant la vie, jen suis, moi, pour lordre tabli et je naime pas la politique. Et dailleurs le jour o? la patrie me demandera de verser mon sang pour elle, elle me trouvera moi bien s?r, et pas fainant, pr?t ? le donner. Voil? ce quil ma rpondu.
Justement la guerre approchait de nous deux sans quon sen soye rendu compte et je navais plus la t?te tr?s solide. Cette br?ve mais vivace discussion mavait fatigu. Et puis, jtais mu aussi parce que le gar?on mavait un peu trait de sordide ? cause du pourboire. Enfin, nous nous rconcili?mes avec Arthur pour finir, tout ? fait. On tait du m?me avis sur presque tout.
Cest vrai, tas raison en somme, que jai convenu, conciliant, mais enfin on est tous assis sur une grande gal?re, on rame tous ? tour de bras, tu peux pas venir me dire le contraire!.. Assis sur des clous m?me ? tirer tout nous autres! Et quest-ce quon en a? Rien! Des coups de trique seulement, des mis?res, des bobards et puis des vacheries encore. On travaille! quils disent. Cest ?a encore quest plus infect que tout le reste, leur travail. On est en bas dans les cales ? souffler de la gueule, puants, suintants des rouspignolles, et puis voil?! En haut sur le pont, au frais, il y a les ma?tres et qui sen font pas, avec des belles femmes roses et gonfles de parfums sur les genoux. On nous fait monter sur le pont. Alors, ils mettent leurs chapeaux haut de forme et puis ils nous en mettent un bon coup de la gueule comme ?a: Bandes de charognes, cest la guerre! quils font. On va les aborder, les saligauds qui sont sur la patrie n 2 et on va leur faire sauter la caisse! Allez! Allez! Y a de tout ce quil faut ? bord! Tous en chCur! Gueulez voir dabord un bon coup et que ?a tremble: Vive la Patrie n I! Quon vous entende de loin! Celui qui gueulera le plus fort, il aura la mdaille et la drage du bon Jsus! Nom de Dieu! Et puis ceux qui ne voudront pas crever sur mer, ils pourront toujours aller crever sur terre o? cest fait bien plus vite encore quici!
Cest tout ? fait comme ?a! que mapprouva Arthur, dcidment devenu facile ? convaincre.
Mais voil?-t-y pas que juste devant le caf o? nous tions attabls un rgiment se met ? passer, et avec le colonel par-devant sur son cheval, et m?me quil avait lair bien gentil et richement gaillard, le colonel! Moi, je ne fis quun bond denthousiasme.
J vais voir si cest ainsi! que je crie ? Arthur, et me voici parti ? mengager, et au pas de course encore.
Tes rien c Ferdinand! quil me crie, lui Arthur en retour, vex sans aucun doute par leffet de mon hro?sme sur tout le monde qui nous regardait.
?a ma un peu froiss quil prenne la chose ainsi, mais ?a ma pas arr?t. Jtais au pas. Jy suis, jy reste! que je me dis.
On verra bien, eh navet! que jai m?me encore eu le temps de lui crier avant quon tourne la rue avec le rgiment derri?re le colonel et sa musique. ?a sest fait exactement ainsi.
Alors on a march longtemps. Y en avait plus quil y en avait encore des rues, et puis dedans des civils et leurs femmes qui nous poussaient des encouragements, et qui lan?aient des fleurs, des terrasses, devant les gares, des pleines glises. Il y en avait des patriotes! Et puis il sest mis ? y en avoir moins des patriotes La pluie est tombe, et puis encore de moins en moins et puis plus du tout dencouragements, plus un seul, sur la route.
Nous ntions donc plus rien quentre nous? Les uns derri?re les autres? La musique sest arr?te. En rsum, que je me suis dit alors, quand jai vu comment ?a tournait, cest plus dr?le! Cest tout ? recommencer! Jallais men aller. Mais trop tard! Ils avaient referm la porte en douce derri?re nous les civils. On tait faits, comme des rats.
Une fois quon y est, on y est bien. Ils nous firent monter ? cheval et puis au bout de deux mois quon tait l?-dessus, remis ? pied. Peut??tre ? cause que ?a co?tait trop cher. Enfin, un matin, le colonel cherchait sa monture, son ordonnance tait parti avec, on ne savait o?, dans un petit endroit sans doute o? les balles passaient moins facilement quau milieu de la route. Car cest l? prcisment quon avait fini par se mettre, le colonel et moi, au beau milieu de la route, moi tenant son registre o? il inscrivait des ordres.
Tout au loin sur la chausse, aussi loin quon pouvait voir, il y avait deux points noirs, au milieu, comme nous, mais ctait deux Allemands bien occups ? tirer depuis un bon quart dheure.
Lui, notre colonel, savait peut-?tre pourquoi ces deux gens-l? tiraient, les Allemands aussi peut-?tre quils savaient, mais moi, vraiment, je savais pas. Aussi loin que je cherchais dans ma mmoire, je ne leur avais rien fait aux Allemands. Javais toujours t bien aimable et bien poli avec eux. Je les connaissais un peu les Allemands, javais m?me t ? lcole chez eux, tant petit, aux environs de Hanovre. Javais parl leur langue. Ctait alors une masse de petits crtins gueulards avec des yeux p?les et furtifs comme ceux des loups; on allait toucher ensemble les filles apr?s lcole dans les bois dalentour, o? on tirait aussi ? larbal?te et au pistolet quon achetait m?me quatre marks. On buvait de la bi?re sucre. Mais de l? ? nous tirer maintenant dans le coffret, sans m?me venir nous parler dabord et en plein milieu de la route, il y avait de la marge et m?me un ab?me. Trop de diffrence.
La guerre en somme ctait tout ce quon ne comprenait pas. ?a ne pouvait pas continuer.
Il stait donc pass dans ces gens-l? quelque chose dextraordinaire? Que je ne ressentais, moi, pas du tout. Javais pas d? men apercevoir
Mes sentiments toujours navaient pas chang ? leur gard. Javais comme envie malgr tout dessayer de comprendre leur brutalit, mais plus encore javais envie de men aller, normment, absolument, tellement tout cela mapparaissait soudain comme leffet dune formidable erreur.
Dans une histoire pareille, il ny a rien ? faire, il ny a qu? foutre le camp , que je me disais, apr?s tout
Au-dessus de nos t?tes, ? deux millim?tres, ? un millim?tre peut-?tre des tempes, venaient vibrer lun derri?re lautre ces longs fils dacier tentants que tracent les balles qui veulent vous tuer, dans lair chaud dt.
Jamais je ne mtais senti aussi inutile parmi toutes ces balles et les lumi?res de ce soleil. Une immense, universelle moquerie.
Je navais que vingt ans d?ge ? ce moment?l?. Fermes dsertes au loin, des glises vides et ouvertes, comme si les paysans taient partis de ces hameaux pour la journe, tous, pour une f?te ? lautre bout du canton, et quils nous eussent laiss en confiance tout ce quils possdaient, leur campagne, les charrettes, brancards en lair, leurs champs, leurs enclos, la route, les arbres et m?me les vaches, un chien avec sa cha?ne, tout quoi. Pour quon se trouve bien tranquilles ? faire ce quon voudrait pendant leur absence. ?a avait lair gentil de leur part. Tout de m?me, sils ntaient pas ailleurs! que je me disais sil y avait encore eu du monde par ici, on ne se serait s?rement pas conduits de cette ignoble fa?on! Aussi mal! On aurait pas os devant eux! Mais, il ny avait plus personne pour nous surveiller! Plus que nous, comme des maris qui font des cochonneries quand tout le monde est parti.
Je me pensais aussi (derri?re un arbre) que jaurais bien voulu le voir ici moi, le Droul?de dont on mavait tant parl, mexpliquer comment quil faisait, lui, quand il prenait une balle en plein bidon.
Ces Allemands accroupis sur la route, t?tus et tirailleurs, tiraient mal, mais ils semblaient avoir des balles ? en revendre, des pleins magasins sans doute. La guerre dcidment, ntait pas termine! Notre colonel, il faut dire ce qui est, manifestait une bravoure stupfiante! Il se promenait au beau milieu de la chausse et puis de long en large parmi les trajectoires aussi simplement que sil avait attendu un ami sur le quai de la gare, un peu impatient seulement.
Moi dabord la campagne, faut que je le dise tout de suite, jai jamais pu la sentir, je lai toujours trouve triste, avec ses bourbiers qui nen finissent pas, ses maisons o? les gens ny sont jamais et ses chemins qui ne vont nulle part. Mais quand on y ajoute la guerre en plus, cest ? pas y tenir. Le vent stait lev, brutal, de chaque c?t des talus, les peupliers m?laient leurs rafales de feuilles aux petits bruits secs qui venaient de l?-bas sur nous. Ces soldats inconnus nous rataient sans cesse, mais tout en nous entourant de mille morts, on sen trouvait comme habills. Je nosais plus remuer.
Le colonel, ctait donc un monstre! ? prsent, jen tais assur, pire quun chien, il nimaginait pas son trpas! Je con?us en m?me temps quil devait y en avoir beaucoup des comme lui dans notre arme, des braves, et puis tout autant sans doute dans larme den face. Qui savait combien? Un, deux, plusieurs millions peut-?tre en tout? D?s lors ma frousse devint panique. Avec des ?tres semblables, cette imbcillit infernale pouvait continuer indfiniment Pourquoi sarr?teraient?ils? Jamais je navais senti plus implacable la sentence des hommes et des choses.
Serais?je donc le seul l?che sur la terre? pensais?je. Et avec quel effroi!.. Perdu parmi deux millions de fous hro?ques et dcha?ns et arms jusquaux cheveux? Avec casques, sans casques, sans chevaux, sur motos, hurlants, en autos, sifflants, tirailleurs, comploteurs, volants, ? genoux, creusant, se dfilant, caracolant dans les sentiers, ptaradant, enferms sur la terre, comme dans un cabanon, pour y tout dtruire, Allemagne, France et Continents, tout ce qui respire, dtruire, plus enrags que les chiens, adorant leur rage (ce que les chiens ne font pas), cent, mille fois plus enrags que mille chiens et tellement plus vicieux! Nous tions jolis! Dcidment, je le concevais, je mtais embarqu dans une croisade apocalyptique.
On est puceau de lHorreur comme on lest de la volupt. Comment aurais-je pu me douter moi de cette horreur en quittant la place Clichy? Qui aurait pu prvoir avant dentrer vraiment dans la guerre, tout ce que contenait la sale ?me hro?que et fainante des hommes? ? prsent, jtais pris dans cette fuite en masse, vers le meurtre en commun, vers le feu ?a venait des profondeurs et ctait arriv.
Le colonel ne bronchait toujours pas, je le regardais recevoir, sur le talus, des petites lettres du gnral quil dchirait ensuite menu, les ayant lues sans h?te, entre les balles. Dans aucune delles, il ny avait donc lordre darr?ter net cette abomination? On ne lui disait donc pas den haut quil y avait mprise? Abominable erreur? Maldonne? Quon stait tromp? Que ctait des manCuvres pour rire quon avait voulu faire, et pas des assassinats! Mais non! Continuez, colonel, vous ?tes dans la bonne voie! Voil? sans doute ce que lui crivait le gnral des Entrayes, de la division, notre chef ? tous, dont il recevait une enveloppe chaque cinq minutes, par un agent de la liaison, que la peur rendait chaque fois un peu plus vert et foireux. Jen aurais fait mon fr?re peureux de ce gar?on-l?! Mais on navait pas le temps de fraterniser non plus.
Donc pas derreur? Ce quon faisait ? se tirer dessus, comme ?a, sans m?me se voir, ntait pas dfendu! Cela faisait partie des choses quon peut faire sans mriter une bonne engueulade. Ctait m?me reconnu, encourag sans doute par les gens srieux, comme le tirage au sort, les fian?ailles, la chasse ? courre!.. Rien ? dire. Je venais de dcouvrir dun coup la guerre tout enti?re. Jtais dpucel. Faut ?tre ? peu pr?s seul devant elle comme je ltais ? ce moment-l? pour bien la voir la vache, en face et de profil. On venait dallumer la guerre entre nous et ceux den face, et ? prsent ?a br?lait! Comme le courant entre les deux charbons, dans la lampe ? arc. Et il ntait pas pr?s de steindre le charbon! On y passerait tous, le colonel comme les autres, tout mariole quil semblait ?tre et sa carne ne ferait pas plus de r?ti que la mienne quand le courant den face lui passerait entre les deux paules.
Il y a bien des fa?ons d?tre condamn ? mort. Ah! combien naurais-je pas donn ? ce moment-l? pour ?tre en prison au lieu d?tre ici, moi crtin! Pour avoir, par exemple, quand ctait si facile, prvoyant, vol quelque chose, quelque part, quand il en tait temps encore. On ne pense ? rien! De la prison, on en sort vivant, pas de la guerre. Tout le reste, cest des mots.
Si seulement javais encore eu le temps, mais je ne lavais plus! Il ny avait plus rien ? voler! Comme il ferait bon dans une petite prison pp?re, que je me disais, o? les balles ne passent pas! Ne passent jamais! Jen connaissais une toute pr?te, au soleil, au chaud! Dans un r?ve, celle de Saint-Germain prcisment, si proche de la for?t, je la connaissais bien, je passais souvent par l?, autrefois. Comme on change! Jtais un enfant alors, elle me faisait peur la prison. Cest que je ne connaissais pas encore les hommes. Je ne croirai plus jamais ? ce quils disent, ? ce quils pensent. Cest des hommes et deux seulement quil faut avoir peur, toujours.
Combien de temps faudrait-il quil dure leur dlire, pour quils sarr?tent puiss, enfin, ces monstres? Combien de temps un acc?s comme celui-ci peut-il bien durer? Des mois? Des annes? Combien? Peut-?tre jusqu? la mort de tout le monde, de tous les fous? Jusquau dernier? Et puisque les vnements prenaient ce tour dsespr je me dcidais ? risquer le tout pour le tout, ? tenter la derni?re dmarche, la supr?me, essayer, moi, tout seul, darr?ter la guerre! Au moins dans ce coin-l? o? jtais.
Le colonel dambulait ? deux pas. Jallais lui parler. Jamais je ne lavais fait. Ctait le moment doser. L? o? nous en tions il ny avait presque plus rien ? perdre. Quest-ce que vous voulez? me demanderait-il, jimaginais, tr?s surpris bien s?r par mon audacieuse interruption. Je lui expliquerais alors les choses telles que je les concevais. On verrait ce quil en pensait, lui. Le tout cest quon sexplique dans la vie. ? deux on y arrive mieux que tout seul.
Jallais faire cette dmarche dcisive quand, ? linstant m?me, arriva vers nous au pas de gymnastique, fourbu, dgingand, un cavalier ? pied (comme on disait alors) avec son casque renvers ? la main, comme Blisaire, et puis tremblant et bien souill de boue, le visage plus verd?tre encore que celui de lautre agent de liaison. Il bredouillait et semblait prouver comme un mal inou?, ce cavalier, ? sortir dun tombeau et quil en avait tout mal au cCur. Il naimait donc pas les balles ce fant?me lui non plus? Les prvoyait-il comme moi?
Quest-ce que cest? larr?ta net le colonel, brutal, drang, en jetant dessus ce revenant une esp?ce de regard en acier.
De le voir ainsi cet ignoble cavalier dans une tenue aussi peu rglementaire, et tout foirant dmotion, ?a le courrou?ait fort notre colonel. Il naimait pas cela du tout la peur. Ctait vident. Et puis ce casque ? la main surtout, comme un chapeau melon, achevait de faire joliment mal dans notre rgiment dattaque, un rgiment qui slan?ait dans la guerre. Il avait lair de la saluer lui, ce cavalier ? pied, la guerre, en entrant.
Sous ce regard dopprobre, le messager vacillant se remit au garde-?-vous , les petits doigts sur la couture du pantalon, comme il se doit dans ces cas-l?. Il oscillait ainsi, raidi, sur le talus, la transpiration lui coulant le long de la jugulaire, et ses m?choires tremblaient si fort quil en poussait des petits cris avorts, tel un petit chien qui r?ve. On ne pouvait dm?ler sil voulait nous parler ou bien sil pleurait.
Nos Allemands accroupis au fin bout de la route venaient justement de changer dinstrument. Cest ? la mitrailleuse quils poursuivaient ? prsent leurs sottises; ils en craquaient comme de gros paquets dallumettes et tout autour de nous venaient voler des essaims de balles rageuses, pointilleuses comme des gu?pes.
Lhomme arriva tout de m?me ? sortir de sa bouche quelque chose darticul.
Le marchal des logis Barousse vient d?tre tu, mon colonel, quil dit tout dun trait.
Et alors?
Il a t tu en allant chercher le fourgon ? pain sur la route des trapes, mon colonel!
Et alors?
Il a t clat par un obus!
Et alors, nom de Dieu!
Et voil?! Mon colonel
Cest tout?
Oui, cest tout, mon colonel.
Et le pain? demanda le colonel.
Ce fut la fin de ce dialogue parce que je me souviens bien quil a eu le temps de dire tout juste: Et le pain? Et puis ce fut tout. Apr?s ?a, rien que du feu et puis du bruit avec. Mais alors un de ces bruits comme on ne croirait jamais quil en existe. On en a eu tellement plein les yeux, les oreilles, le nez, la bouche, tout de suite, du bruit, que je croyais bien que ctait fini, que jtais devenu du feu et du bruit moi-m?me.
Et puis non, le feu est parti, le bruit est rest longtemps dans ma t?te, et puis les bras et les jambes qui tremblaient comme si quelquun vous les secouait de par-derri?re. Ils avaient lair de me quitter et puis ils me sont rests quand m?me mes membres. Dans la fume qui piqua les yeux encore pendant longtemps, lodeur pointue de la poudre et du soufre nous restait comme pour tuer les punaises et les puces de la terre enti?re.
Tout de suite apr?s ?a, jai pens au marchal des logis Barousse qui venait dclater comme lautre nous lavait appris. Ctait une bonne nouvelle. Tant mieux! que je pensais tout de suite ainsi: Cest une bien grande charogne en moins dans le rgiment! Il avait voulu me faire passer au Conseil pour une bo?te de conserve. Chacun sa guerre! que je me dis. De ce c?t-l?, faut en convenir, de temps en temps, elle avait lair de servir ? quelque chose la guerre! Jen connaissais bien encore trois ou quatre dans le rgiment, de sacrs ordures que jaurais aids bien volontiers ? trouver un obus comme Barousse.
Quant au colonel, lui, je ne lui voulais pas de mal. Lui pourtant aussi il tait mort. Je ne le vis plus, tout dabord. Cest quil avait t dport sur le talus, allong sur le flanc par lexplosion et projet jusque dans les bras du cavalier ? pied, le messager, fini lui aussi. Ils sembrassaient tous les deux pour le moment et pour toujours mais le cavalier navait plus sa t?te, rien quune ouverture au-dessus du cou, avec du sang dedans qui mijotait en glouglous comme de la confiture dans la marmite. Le colonel avait son ventre ouvert, il en faisait une sale grimace. ?a avait d? lui faire du mal ce coup-l? au moment o? ctait arriv. Tant pis pour lui! Sil tait parti d?s les premi?res balles, ?a ne lui serait pas arriv.
Toutes ces viandes saignaient normment ensemble.
Des obus clataient encore ? la droite et ? la gauche de la sc?ne.
Jai quitt ces lieux sans insister, joliment heureux davoir un aussi beau prtexte pour foutre le camp. Jen chantonnais m?me un brin, en titubant, comme quand on a fini une bonne partie de canotage et quon a les jambes un peu dr?les. Un seul obus! Cest vite arrang les affaires tout de m?me avec un seul obus , que je me disais. Ah! dis donc! que je me rptais tout le temps. Ah! dis donc!..
Il ny avait plus personne au bout de la route. Les Allemands taient partis. Cependant, javais appris tr?s vite ce coup-l? ? ne plus marcher dsormais que dans le profil des arbres. Javais h?te darriver au campement pour savoir sil y en avait dautres au rgiment qui avaient t tus en reconnaissance. Il doit y avoir des bons trucs aussi, que je me disais encore, pour se faire faire prisonnier!.. ?? et l? des morceaux de fume ?cre saccrochaient aux mottes. Ils sont peut-?tre tous morts ? lheure actuelle? que je me demandais. Puisquils ne veulent rien comprendre ? rien, cest ?a qui serait avantageux et pratique quils soient tous tus tr?s vite Comme ?a on en finirait tout de suite On rentrerait chez soi On repasserait peut-?tre place Clichy en triomphe Un ou deux seulement qui survivraient Dans mon dsir Des gars gentils et bien balancs, derri?re le gnral, tous les autres seraient morts comme le colon Comme Barousse comme Vanaille (une autre vache) etc. On nous couvrirait de dcorations, de fleurs, on passerait sous lArc de Triomphe. On entrerait au restaurant, on vous servirait sans payer, on payerait plus rien, jamais plus de la vie! On est les hros! quon dirait au moment de la note Des dfenseurs de la Patrie! Et ?a suffirait!.. On payerait avec des petits drapeaux fran?ais!.. La caissi?re refuserait m?me largent des hros et m?me elle vous en donnerait, avec des baisers quand on passerait devant sa caisse. ?a vaudrait la peine de vivre.
Je maper?us en fuyant que je saignais du bras, mais un peu seulement, pas une blessure suffisante du tout, une corchure. Ctait ? recommencer.
Il se remit ? pleuvoir, les champs des Flandres bavaient leau sale. Encore pendant longtemps je nai rencontr personne, rien que le vent et puis peu apr?s le soleil. De temps en temps, je ne savais do?, une balle, comme ?a, ? travers le soleil et lair me cherchait, guillerette, ent?te ? me tuer, dans cette solitude, moi. Pourquoi? Jamais plus, m?me si je vivais encore cent ans, je ne me prom?nerais ? la campagne. Ctait jur.
En allant devant moi, je me souvenais de la crmonie de la veille. Dans un pr quelle avait eu lieu cette crmonie, au revers dune colline; le colonel avec sa grosse voix avait harangu le rgiment: Haut les cCurs! quil avait dit Haut les cCurs! et vive la France! Quand on a pas dimagination, mourir cest peu de chose, quand on en a, mourir cest trop. Voil? mon avis. Jamais je navais compris tant de choses ? la fois.
Le colonel navait jamais eu dimagination lui. Tout son malheur ? cet homme tait venu de l?, le n?tre surtout. tais-je donc le seul ? avoir limagination de la mort dans ce rgiment? Je prfrais la mienne de mort, tardive Dans vingt ans Trente ans Peut-?tre davantage, ? celle quon me voulait de suite, ? bouffer de la boue des Flandres, ? pleine bouche, plus que la bouche m?me, fendue jusquaux oreilles, par un clat. On a bien le droit davoir une opinion sur sa propre mort. Mais alors o? aller? Droit devant moi? Le dos ? lennemi. Si les gendarmes ainsi, mavaient pinc en vadrouille, je crois bien que mon compte e?t t bon. On maurait jug le soir m?me, tr?s vite, ? la bonne franquette, dans une classe dcole licencie. Il y en avait beaucoup des vides des classes, partout o? nous passions. On aurait jou avec moi ? la justice comme on joue quand le ma?tre est parti. Les grads sur lestrade, assis, moi debout, menottes aux mains devant les petits pupitres. Au matin, on maurait fusill: douze balles, plus une. Alors?
Et je repensais encore au colonel, brave comme il tait cet homme-l?, avec sa cuirasse, son casque et ses moustaches, on laurait montr se promenant comme je lavais vu moi, sous les balles et les obus, dans un music-hall, ctait un spectacle ? remplir lAlhambra dalors, il aurait clips Fragson, dans lpoque dont je vous parle une formidable vedette, cependant. Voil? ce que je pensais moi. Bas les cCurs! que je pensais moi.
Apr?s des heures et des heures de marche furtive et prudente, japer?us enfin nos soldats devant un hameau de fermes. Ctait un avant-poste ? nous. Celui dun escadron qui tait log par l?. Pas un tu chez eux, quon mannon?a. Tous vivants! Et moi qui possdais la grande nouvelle: Le colonel est mort! que je leur criai, d?s que je fus assez pr?s du poste. Cest pas les colonels qui manquent! que me rpondit le brigadier Pistil, du tac au tac, qutait justement de garde lui aussi et m?me de corve.
Et en attendant quon le remplace le colonel, va donc, eh carotte, toujours ? la distribution de bidoche avec Empouille et Kerdoncuff et puis, prenez deux sacs chacun, cest derri?re lglise que ?a se passe Quon voit l?-bas Et puis vous faites pas refiler encore rien que les os comme hier, et puis t?chez de vous dmerder pour ?tre de retour ? lescouade avant la nuit, salopards!
On a repris la route tous les trois donc.
Je leur raconterai plus rien ? lavenir! que je me disais, vex. Je voyais bien que ctait pas la peine de leur rien raconter ? ces gens-l?, quun drame comme jen avais vu un, ctait perdu tout simplement pour des dgueulasses pareils! quil tait trop tard pour que ?a intresse encore. Et dire que huit jours plus t?t on en aurait mis s?rement quatre colonnes dans les journaux et ma photographie pour la mort dun colonel comme ctait arriv. Des abrutis.
Ctait donc dans une prairie dao?t quon distribuait toute la viande pour le rgiment, ombre de cerisiers et br?le dj? par la fin dt. Sur des sacs et des toiles de tentes largement tendues et sur lherbe m?me, il y en avait pour des kilos et des kilos de tripes tales, de gras en flocons jaunes et p?les, des moutons ventrs avec leurs organes en paga?e, suintant en ruisselets ingnieux dans la verdure dalentour, un bCuf entier sectionn en deux, pendu ? larbre, et sur lequel sescrimaient encore en jurant les quatre bouchers du rgiment pour lui tirer des morceaux dabattis. On sengueulait ferme entre escouades ? propos de graisses, et de rognons surtout, au milieu des mouches comme on en voit que dans ces moments-l?, importantes et musicales comme des petits oiseaux.
Et puis du sang encore et partout, ? travers lherbe, en flaques molles et confluentes qui cherchaient la bonne pente. On tuait le dernier cochon quelques pas plus loin. Dj? quatre hommes et un boucher se disputaient certaines tripes ? venir.
Cest toi eh vendu! qui las touff hier laloyau!..
Jai eu le temps encore de jeter deux ou trois regards sur ce diffrend alimentaire, tout en mappuyant contre un arbre et jai d? cder ? une immense envie de vomir, et pas quun peu, jusqu? lvanouissement.
On ma bien ramen jusquau cantonnement sur une civi?re, mais non sans profiter de loccasion pour me barboter mes deux sacs en toile cachou.
Je me suis rveill dans une autre engueulade du brigadier. La guerre ne passait pas.
Tout arrive et ce fut ? mon tour de devenir brigadier vers la fin de ce m?me mois dao?t. On menvoyait souvent avec cinq hommes, en liaison, aux ordres du gnral des Entrayes. Ce chef tait petit de taille, silencieux, et ne paraissait ? premi?re vue ni cruel, ni hro?que. Mais il fallait se mfier Il semblait prfrer par-dessus tout ses bonnes aises. Il y pensait m?me sans arr?t ? ses aises et bien que nous fussions occups ? battre en retraite depuis plus dun mois, il engueulait tout le monde quand m?me si son ordonnance ne lui trouvait pas d?s larrive ? ltape, dans chaque nouveau cantonnement, un lit bien propre et une cuisine amnage ? la moderne.
Au chef dtat-major, avec ses quatre galons, ce souci de confort donnait bien du boulot. Les exigences mnag?res du gnral des Entrayes laga?aient. Surtout que lui, jaune, gastritique au possible et constip, ntait nullement port sur la nourriture. Il lui fallait quand m?me manger ses Cufs ? la coque ? la table du gnral et recevoir en cette occasion ses dolances. On est militaire ou on ne lest pas. Toutefois, je narrivais pas ? le plaindre parce que ctait un bien grand saligaud comme officier. Faut en juger. Quand nous avions donc tra?n jusquau soir de chemins en collines et de luzernes en carottes, on finissait tout de m?me par sarr?ter pour que notre gnral puisse coucher quelque part. On lui cherchait, et on lui trouvait un village calme, bien ? labri, o? les troupes ne campaient pas encore et sil y en avait dj? dans le village des troupes, elles dcampaient en vitesse, on les foutait ? la porte, tout simplement; ?la belle toile, m?me si elles avaient dj? form les faisceaux.
Le village ctait rserv rien que pour ltat-major, ses chevaux, ses cantines, ses valises, et aussi pour ce saligaud de commandant. Il sappelait Pin?on ce salaud-l?, le commandant Pin?on. Jesp?re qu? lheure actuelle il est bien crev (et pas dune mort pp?re). Mais ? ce moment-l?, dont je parle, il tait encore salement vivant le Pin?on. Il nous runissait chaque soir les hommes de la liaison et puis alors il nous engueulait un bon coup pour nous remettre dans la ligne et pour essayer de rveiller nos ardeurs. Il nous envoyait ? tous les diables, nous qui avions tra?n toute la journe derri?re le gnral. Pied ? terre! ? cheval! Repied ? terre! Comme ?a ? lui porter ses ordres, de-ci, de?l?. On aurait aussi bien fait de nous noyer quand ctait fini. Ce?t t plus pratique pour tout le monde.
Allez-vous-en tous! Allez rejoindre vos rgiments! Et vivement! quil gueulait.
O? quil est le rgiment, mon commandant? quon demandait nous
Il est ? Barbagny.
O? que cest Barbagny?
Cest par l?!
Par l?, o? il montrait, il ny avait rien que la nuit, comme partout dailleurs, une nuit norme qui bouffait la route ? deux pas de nous et m?me quil nen sortait du noir quun petit bout de route grand comme la langue.
Allez donc le chercher son Barbagny dans la fin dun monde! Il aurait fallu quon sacrifi?t pour le retrouver son Barbagny au moins un escadron tout entier! Et encore un escadron de braves! Et moi qui ntais point brave et qui ne voyais pas du tout pour-quoi je laurais t brave, javais videmment encore moins envie que personne de retrouver son Barbagny, dont il nous parlait dailleurs lui-m?me absolument au hasard. Ctait comme si on avait essay en mengueulant tr?s fort de me donner lenvie daller me suicider. Ces choses-l? on les a ou on ne les a pas.
De toute cette obscurit si paisse quil vous semblait quon ne reverrait plus son bras d?s quon ltendait un peu plus loin que lpaule, je ne savais quune chose, mais cela alors tout ? fait certainement, cest quelle contenait des volonts homicides normes et sans nombre.
Cette gueule dtat-major navait de cesse d?s le soir revenu de nous expdier au trpas et ?a le prenait souvent d?s le coucher du soleil. On luttait un peu avec lui ? coups dinertie, on sobstinait ? ne pas le comprendre, on saccrochait au cantonnement pp?re tant bien que mal, tant quon pouvait, mais enfin quand on ne voyait plus les arbres, ? la fin, il fallait consentir tout de m?me ? sen aller mourir un peu; le d?ner du gnral tait pr?t.
Tout se passait alors ? partir de ce moment-l?, selon les hasards. Tant?t on le trouvait et tant?t on ne le trouvait pas le rgiment et son Barbagny. Ctait surtout par erreur quon les retrouvait parce que les sentinelles de lescadron de garde tiraient sur nous en arrivant. On se faisait reconna?tre ainsi forcment et on achevait presque toujours la nuit en corves de toutes natures, ? porter beaucoup de ballots davoine et des seaux deau en masse, ? se faire engueuler jusqu? en ?tre tourdi en plus du sommeil.
Au matin on repartait, groupe de la liaison, tous les cinq pour le quartier du gnral des Entrayes, pour continuer la guerre.
Mais la plupart du temps on ne le trouvait pas le rgiment et on attendait seulement le jour en cerclant autour des villages sur les chemins inconnus, ? la lisi?re des hameaux vacus, et les taillis sournois, on vitait tout ?a autant quon le pouvait ? cause des patrouilles allemandes. Il fallait bien ?tre quelque part cependant en attendant le matin, quelque part dans la nuit. On ne pouvait pas viter tout. Depuis ce temps-l?, je sais ce que doivent prouver les lapins en garenne.
?a vient dr?lement la piti. Si on avait dit au commandant Pin?on quil ntait quun sale assassin l?che, on lui aurait fait un plaisir norme, celui de nous faire fusiller, sance tenante, par le capitaine de gendarmerie, qui ne le quittait jamais dune semelle et qui, lui, ne pensait prcisment qu? cela. Cest pas aux Allemands quil en voulait, le capitaine de gendarmerie.
Nous d?mes donc courir les embuscades pendant des nuits et des nuits imbciles qui se suivaient, rien quavec lesprance de moins en moins raisonnable den revenir et celle-l? seulement et aussi que si on en revenait quon noublierait jamais, absolument jamais, quon avait dcouvert sur la terre un homme b?ti comme vous et moi, mais bien plus charognard que les crocodiles et les requins qui passent entre deux eaux la gueule ouverte autour des bateaux dordures et de viandes pourries quon va leur dverser au large, ? La Havane.
La grande dfaite, en tout, cest doublier, et surtout ce qui vous a fait crever, et de crever sans comprendre jamais jusqu? quel point les hommes sont vaches. Quand on sera au bord du trou faudra pas faire les malins nous autres, mais faudra pas oublier non plus, faudra raconter tout sans changer un mot, de ce quon a vu de plus vicieux chez les hommes et puis poser sa chique et puis descendre. ?a suffit comme boulot pour une vie tout enti?re.
Je laurais bien donn aux requins ? bouffer moi, le commandant Pin?on, et puis son gendarme avec, pour leur apprendre ? vivre; et puis mon cheval aussi en m?me temps pour quil ne souffre plus, parce quil nen avait plus de dos ce grand malheureux, tellement quil avait mal, rien que deux plaques de chair qui lui restaient ? la place, sous la selle, larges comme mes deux mains et suintantes, ? vif, avec des grandes tra?nes de pus qui lui coulaient par les bords de la couverture jusquaux jarrets. Il fallait cependant trotter l?-dessus, un, deux Il sen tortillait de trotter. Mais les chevaux cest encore bien plus patient que des hommes. Il ondulait en trottant. On ne pouvait plus le laisser quau grand air. Dans les granges, ? cause de lodeur qui lui sortait des blessures, ?a sentait si fort, quon en restait suffoqu. En montant dessus son dos, ?a lui faisait si mal quil se courbait, comme gentiment, et le ventre lui en arrivait alors aux genoux. Ainsi on aurait dit quon grimpait sur un ?ne. Ctait plus commode ainsi, faut lavouer. On tait bien fatigus nous-m?mes, avec tout ce quon supportait en aciers sur la t?te et sur les paules.
Le gnral des Entrayes, dans la maison rserve, attendait son d?ner. Sa table tait mise, la lampe ? sa place.
Foutez-moi tous le camp, nom de Dieu, nous sommait une fois de plus le Pin?on, en nous balan?ant sa lanterne ? hauteur du nez. On va se mettre ? table! Je ne vous le rpterai plus! Vont-ils sen aller ces charognes! quil hurlait m?me. Il en reprenait, de rage, ? nous envoyer crever ainsi, ce diaphane, quelques couleurs aux joues.
Quelquefois le cuisinier du gnral nous repassait avant quon parte un petit morceau, il en avait de trop ? bouffer le gnral, puisquil touchait dapr?s le r?glement quarante rations pour lui tout seul! Il ntait plus jeune cet homme-l?. Il devait m?me ?tre tout pr?s de la retraite. Il pliait aussi des genoux en marchant. Il devait se teindre les moustaches.
Ses art?res, aux tempes, cela se voyait bien ? la lampe, quand on sen allait, dessinaient des mandres comme la Seine ? la sortie de Paris. Ses filles taient grandes, disait?on, pas maries, et comme lui, pas riches. Ctait peut-?tre ? cause de ces souvenirs-l? quil avait tant lair vtillard et grognon, comme un vieux chien quon aurait drang dans ses habitudes et qui essaye de retrouver son panier ? coussin partout o? on veut bien lui ouvrir la porte.
Il aimait les beaux jardins et les rosiers, il nen ratait pas une, de roseraie, partout o? nous passions. Personne comme les gnraux pour aimer les rosiers. Cest connu.
Tout de m?me on se mettait en route. Le boulot ctait pour les faire passer au trot les canards. Ils avaient peur de bouger ? cause des plaies dabord et puis ils avaient peur de nous et de la nuit aussi, ils avaient peur de tout, quoi! Nous aussi! Dix fois on sen retournait pour lui redemander la route au commandant. Dix fois quil nous traitait de fainants et de tire-au-cul dgueulasses. ? coups dperons enfin on franchissait le dernier poste de garde, on leur passait le mot aux plantons et puis on plongeait dun coup dans la sale aventure, dans les tn?bres de ces pays ? personne.
? force de dambuler dun bord de lombre ? lautre, on finissait par sy reconna?tre un petit peu, quon croyait du moins D?s quun nuage semblait plus clair quun autre on se disait quon avait vu quelque chose Mais devant soi, il ny avait de s?r que lcho allant et venant, lcho du bruit que faisaient les chevaux en trottant, un bruit qui vous touffe, norme, tellement quon en veut pas. Ils avaient lair de trotter jusquau ciel, dappeler tout ce quil y avait sur la terre les chevaux, pour nous faire massacrer. On aurait pu faire ?a dailleurs dune seule main, avec une carabine, il suffisait de lappuyer en nous attendant, le long dun arbre. Je me disais toujours que la premi?re lumi?re quon verrait ce serait celle du coup de fusil de la fin.
Depuis quatre semaines quelle durait, la guerre, on tait devenus si fatigus, si malheureux, que jen avais perdu, ? force de fatigue, un peu de ma peur en route. La torture d?tre tracasss jour et nuit par ces gens, les grads, les petits surtout, plus abrutis, plus mesquins et plus haineux encore que dhabitude, ?a finit par faire hsiter les plus ent?ts, ? vivre encore.
Ah! lenvie de sen aller! Pour dormir! Dabord! Et sil ny a plus vraiment moyen de partir pour dormir alors lenvie de vivre sen va toute seule. Tant quon y resterait en vie faudrait avoir lair de chercher le rgiment.
Pour que dans le cerveau dun couillon la pense fasse un tour, il faut quil lui arrive beaucoup de choses et des bien cruelles. Celui qui mavait fait penser pour la premi?re fois de ma vie, vraiment penser, des ides pratiques et bien ? moi, ctait bien s?rement le commandant Pin?on, cette gueule de torture. Je pensais donc ? lui aussi fortement que je pouvais, tout en brinquebalant, garni, croulant sous les armures, accessoire figurant dans cette incroyable affaire internationale, o? je mtais embarqu denthousiasme Je lavoue.
Chaque m?tre dombre devant nous tait une promesse nouvelle den finir et de crever, mais de quelle fa?on? Il ny avait gu?re dimprvu dans cette histoire que luniforme de lexcutant. Serait-ce un dici? Ou bien un den face?
Je ne lui avais rien fait, moi, ? ce Pin?on! ? lui, pas plus dailleurs quaux Allemands!.. Avec sa t?te de p?che pourrie, ses quatre galons qui lui scintillaient partout de sa t?te au nombril, ses moustaches r?ches et ses genoux aigus, et ses jumelles qui lui pendaient au cou comme une cloche de vache, et sa carte au 1/1000, donc? Je me demandais quelle rage denvoyer crever les autres le possdait celui-l?? Les autres qui navaient pas de carte.
Nous quatre cavaliers sur la route nous faisions autant de bruit quun demi-rgiment. On devait nous entendre venir ? quatre heures de l? ou bien cest quon voulait pas nous entendre. Cela demeurait possible Peut-?tre quils avaient peur de nous les Allemands? Qui sait?
Un mois de sommeil sur chaque paupi?re voil? ce que nous portions et autant derri?re la t?te, en plus de ces kilos de ferraille.
Ils sexprimaient mal mes cavaliers descorte. Ils parlaient ? peine pour tout dire. Ctaient des gar?ons venus du fond de la Bretagne pour le service et tout ce quils savaient ne venait pas de lcole, mais du rgiment. Ce soir-l?, javais essay de mentretenir un peu du village de Barbagny avec celui qui tait ? c?t de moi et qui sappelait Kersuzon.
Dis donc, Kersuzon, que je lui dis, cest les Ardennes ici tu sais Tu ne vois rien toi loin devant nous? Moi, je vois rien du tout
Cest tout noir comme un cul , quil ma rpondu Kersuzon. ?a suffisait
Dis donc, tas pas entendu parler de Barbagny toi dans la journe? Par o? que ctait? que je lui ai demand encore.
Non.
Et voil?.
On ne la jamais trouv le Barbagny. On a tourn sur nous-m?mes seulement jusquau matin, jusqu? un autre village, o? nous attendait lhomme aux jumelles. Son gnral prenait le petit caf sous la tonnelle devant la maison du Maire quand nous arriv?mes.
Ah! comme cest beau la jeunesse, Pin?on! quil lui a fait remarquer tr?s haut ? son chef dtat-major en nous voyant passer, le vieux. Ceci dit, il se leva et partit faire un pipi et puis encore un tour les mains derri?re le dos, vo?t. Il tait tr?s fatigu ce matin?l?, ma souffl lordonnance, il avait mal dormi le gnral, quelque chose qui le tracassait dans la vessie, quon racontait.
Kersuzon me rpondait toujours pareil quand je le questionnais la nuit, ?a finissait par me distraire comme un tic. Il ma rpt ?a encore deux ou trois fois ? propos du noir et du cul et puis il est mort, tu quil a t, quelque temps plus tard, en sortant dun village, je men souviens bien, un village quon avait pris pour un autre, par des Fran?ais qui nous avaient pris pour des autres.
Cest m?me quelques jours apr?s la mort de Kersuzon quon a rflchi et quon a trouv un petit moyen, dont on tait bien content, pour ne plus se perdre dans la nuit.
Donc, on nous foutait ? la porte du cantonnement. Bon. Alors on disait plus rien. On ne rousptait plus. Allez-vous-en! quil faisait, comme dhabitude, la gueule en cire.
Bien mon commandant!
Et nous voil? d?s lors partis du c?t du canon et sans se faire prier tous les cinq. On aurait dit quon allait aux cerises. Ctait bien vallonn de ce c?t-l?. Ctait la Meuse, avec ses collines, avec des vignes dessus, du raisin pas encore m?r et lautomne, et des villages en bois bien schs par trois mois dt, donc qui br?laient facilement.
On avait remarqu ?a nous autres, une nuit quon savait plus du tout o? aller. Un village br?lait toujours du c?t du canon. On en approchait pas beaucoup, pas de trop, on le regardait seulement dassez loin le village, en spectateurs pourrait-on dire, ? dix, douze kilom?tres par exemple. Et tous les soirs ensuite vers cette poque-l?, bien des villages se sont mis ? flamber ? lhorizon, ?a se rptait, on en tait entours, comme par un tr?s grand cercle dune dr?le de f?te de tous ces pays-l? qui br?laient, devant soi et des deux c?ts, avec des flammes qui montaient et lchaient les nuages.
On voyait tout y passer dans les flammes, les glises, les granges, les unes apr?s les autres, les meules qui donnaient des flammes plus animes, plus hautes que le reste, et puis les poutres qui se redressaient tout droit dans la nuit avec des barbes de flamm?ches avant de chuter dans la lumi?re.
?a se remarque bien comment que ?a br?le un village, m?me ? vingt kilom?tres. Ctait gai. Un petit hameau de rien du tout quon apercevait m?me pas pendant la journe, au fond dune moche petite campagne, eh bien, on a pas ide la nuit, quand il br?le, de leffet quil peut faire! On dirait Notre?Dame! ?a dure bien toute une nuit ? br?ler un village, m?me un petit, ? la fin on dirait une fleur norme, puis, rien quun bouton, puis plus rien.
?a fume et alors cest le matin.
Les chevaux quon laissait tout sells, dans les champs ? c?t de nous, ne bougeaient pas. Nous, on allait roupiller dans lherbe, sauf un, qui prenait la garde, ? son tour, forcment. Mais quand on a des feux ? regarder la nuit passe bien mieux, cest plus rien ? endurer, cest plus de la solitude.
Malheureux quils nont pas dur les villages Au bout dun mois, dans ce canton-l?, il ny en avait dj? plus. Les for?ts, on a tir dessus aussi, au canon. Elles nont pas exist huit jours les for?ts. ?a fait encore des beaux feux les for?ts, mais ?a dure ? peine.
Apr?s ce temps-l?, les convois dartillerie prirent toutes les routes dans un sens et les civils qui se sauvaient, dans lautre.
En somme, on ne pouvait plus, nous, ni aller, ni revenir; fallait rester o? on tait.
On faisait queue pour aller crever. Le gnral m?me ne trouvait plus de campements sans soldats. Nous fin?mes par coucher tous en pleins champs, gnral ou pas. Ceux qui avaient encore un peu de cCur lont perdu. Cest ? partir de ces mois-l? quon a commenc ? fusiller des troupiers pour leur remonter le moral, par escouades, et que le gendarme sest mis ? ?tre cit ? lordre du jour pour la mani?re dont il faisait sa petite guerre ? lui, la profonde, la vraie de vraie.
Apr?s un repos, on est remonts ? cheval, quelques semaines plus tard, et on est repartis vers le nord. Le froid lui aussi vint avec nous. Le canon ne nous quittait plus. Cependant, on ne se rencontrait gu?re avec les Allemands que par hasard, tant?t un hussard ou un groupe de tirailleurs, par-ci, par-l?, en jaune et vert, des jolies couleurs. On semblait les chercher, mais on sen allait plus loin d?s quon les apercevait. ? chaque rencontre, deux ou trois cavaliers y restaient, tant?t ? eux, tant?t ? nous. Et leurs chevaux librs, triers fous et clinquants, galopaient ? vide et dvalaient vers nous de tr?s loin avec leurs selles ? troussequins bizarres, et leurs cuirs frais comme ceux des portefeuilles du jour de lan. Cest nos chevaux quils venaient rejoindre, amis tout de suite. Bien de la chance! Cest pas nous quon aurait pu en faire autant!
Un matin en rentrant de reconnaissance, le lieutenant de Sainte?Engence invitait les autres officiers ? constater quil ne leur racontait pas des blagues. Jen ai sabr deux! assurait-il ? la ronde, et montrait en m?me temps son sabre o?, ctait vrai, le sang caill comblait la petite rainure, faite expr?s pour ?a.
Il a t patant! Bravo, Sainte-Engence!.. Si vous laviez vu, messieurs! Quel assaut! lappuyait le capitaine Ortolan.
Ctait dans lescadron dOrtolan que ?a venait de se passer.
Je nai rien perdu de laffaire! Je nen tais pas loin! Un coup de pointe au cou en avant et ? droite!.. Toc! Le premier tombe!.. Une autre pointe en pleine poitrine!.. ? gauche! Traversez! Une vritable parade de concours, messieurs!.. Encore bravo, Sainte-Engence! Deux lanciers! ? un kilom?tre dici! Les deux gaillards y sont encore! En pleins labours! La guerre est finie pour eux, hein, Sainte-Engence?.. Quel coup double! Ils ont d? se vider comme des lapins!
Le lieutenant de Sainte-Engence, dont le cheval avait longuement galop, accueillait les hommages et compliments des camarades avec modestie. ? prsent quOrtolan stait port garant de lexploit, il tait rassur et il prenait du large, il ramenait sa jument au sec en la faisant tourner lentement en cercle autour de lescadron rassembl comme sil se f?t agi des suites dune preuve de haies.
Nous devrions envoyer l?-bas tout de suite une autre reconnaissance et du m?me c?t! Tout de suite! saffairait le capitaine Ortolan dcidment excit. Ces deux bougres ont d? venir se perdre par ici, mais il doit y en avoir encore dautres derri?re Tenez, vous, brigadier Bardamu, allez-y donc avec vos quatre hommes!
Cest ? moi quil sadressait le capitaine.
Et quand ils vous tireront dessus, eh bien t?chez de les reprer et venez me dire tout de suite o? ils sont! Ce doit ?tre des Brandebourgeois!..
Ceux de lactive racontaient quau quartier, en temps de paix, il napparaissait presque jamais le capitaine Ortolan. Par contre, ? prsent, ? la guerre, il se rattrapait ferme. En vrit, il tait infatigable. Son entrain, m?me parmi tant dautres hurluberlus, devenait de jour en jour plus remarquable. Il prisait de la coca?ne quon racontait aussi. P?le et cern, toujours agit sur ses membres fragiles, d?s quil mettait pied ? terre, il chancelait dabord et puis il se reprenait et arpentait rageusement les sillons en qu?te dune entreprise de bravoure. Il nous aurait envoys prendre du feu ? la bouche des canons den face. Il collaborait avec la mort. On aurait pu jurer quelle avait un contrat avec le capitaine Ortolan.
La premi?re partie de sa vie (je me renseignai) stait passe dans les concours hippiques ? sy casser les c?tes, quelques fois lan. Ses jambes, ? force de les briser aussi et de ne plus les faire servir ? la marche, en avaient perdu leurs mollets. Il navan?ait plus Ortolan qu? pas nerveux et pointus comme sur des triques. Au sol, dans la houppelande dmesure, vo?t sous la pluie, on laurait pris pour le fant?me arri?re dun cheval de course.
Notons quau dbut de la monstrueuse entreprise, cest-?-dire au mois dao?t, jusquen septembre m?me, certaines heures, des journes enti?res quelquefois, des bouts de routes, des coins de bois demeuraient favorables aux condamns On pouvait sy laisser approcher par lillusion d?tre ? peu pr?s tranquille et cro?ter par exemple une bo?te de conserve avec son pain, jusquau bout, sans ?tre trop lancins par le pressentiment que ce serait la derni?re. Mais ? partir doctobre ce fut bien fini ces petites accalmies, la gr?le devint de plus en plus paisse, plus dense, mieux truffe, farcie dobus et de balles. Bient?t on serait en plein orage et ce quon cherchait ? ne pas voir serait alors en plein devant soi et on ne pourrait plus voir quelle: sa propre mort.
La nuit, dont on avait eu si peur dans les premiers temps, en devenait par comparaison assez douce. Nous finissions par lattendre, la dsirer la nuit. On nous tirait dessus moins facilement la nuit que le jour. Et il ny avait plus que cette diffrence qui comptait.
Cest difficile darriver ? lessentiel, m?me en ce qui concerne la guerre, la fantaisie rsiste longtemps.
Les chats trop menacs par le feu finissent tout de m?me par aller se jeter dans leau.
On dnichait dans la nuit ?? et l? des quarts dheure qui ressemblaient assez ? ladorable temps de paix, ? ces temps devenus incroyables, o? tout tait bnin, o? rien au fond ne tirait ? consquence, o? saccomplissaient tant dautres choses, toutes devenues extraordinairement, merveilleusement agrables. Un velours vivant, ce temps de paix
Mais bient?t les nuits, elles aussi, ? leur tour, furent traques sans merci. Il fallut presque toujours la nuit faire encore travailler sa fatigue, souffrir un petit supplment, rien que pour manger, pour trouver le petit rabiot de sommeil dans le noir. Elle arrivait aux lignes davant-garde la nourriture, honteusement rampante et lourde, en longs cort?ges boiteux de carrioles prcaires, gonfles de viande, de prisonniers, de blesss, davoine, de riz et de gendarmes et de pinard aussi, en bonbonnes le pinard, qui rappellent si bien la gaudriole, cahotantes et pansues.
? pied, les tra?nards derri?re la forge et le pain et des prisonniers ? nous, des leurs aussi, en menottes, condamns ? ceci, ? cela, m?ls, attachs par les poignets ? ltrier des gendarmes, certains ? fusiller demain, pas plus tristes que les autres. Ils mangeaient aussi ceux?l?, leur ration de ce thon si difficile ? digrer (ils nen auraient pas le temps) en attendant que le convoi reparte, sur le rebord de la route et le m?me dernier pain avec un civil encha?n ? eux, quon disait ?tre un espion, et qui nen savait rien. Nous non plus.
La torture du rgiment continuait alors sous la forme nocturne, ? t?tons dans les ruelles bossues du village sans lumi?re et sans visage, ? plier sous des sacs plus lourds que des hommes, dune grange inconnue vers lautre, engueuls, menacs, de lune ? lautre, hagards, sans lespoir dcidment de finir autrement que dans la menace, le purin et le dgo?t davoir t torturs, dups jusquau sang par une horde de fous vicieux devenus incapables soudain dautre chose, autant quils taient, que de tuer et d?tre trips sans savoir pourquoi.
Vautrs ? terre entre deux fumiers, ? coups de gueule, ? coups de bottes, on se trouvait bient?t relevs par la gradaille et relancs encore un coup vers dautres chargements du convoi, encore.
Le village en suintait de nourriture et descouades dans la nuit bouffie de graisse, de pommes, davoine, de sucre, quil fallait coltiner et bazarder en route, au hasard des escouades. Il amenait de tout le convoi, sauf la fuite.
Lasse, la corve sabattait autour de la carriole et survenait le fourrier alors avec son fanal au-dessus de ces larves. Ce singe ? deux mentons qui devait dans nimporte quel chaos dcouvrir des abreuvoirs. Aux chevaux de boire! Mais jen ai vu moi, quatre des hommes, derri?re compris, roupiller dedans la pleine eau, vanouis de sommeil, jusquau cou.
Apr?s labreuvoir il fallait encore la retrouver la ferme et la ruelle par o? on tait venus, et o? on croyait bien lavoir laisse lescouade. Si on ne retrouvait rien, on tait quittes pour scrouler une fois de plus le long dun mur, pendant une seule heure, sil en restait encore une ? roupiller. Dans ce mtier d?tre tu, faut pas ?tre difficile, faut faire comme si la vie continuait, cest ?a le plus dur, ce mensonge.
Et ils repartaient vers larri?re les fourgons. Fuyant laube, le convoi reprenait sa route, en crissant de toutes ses roues tordues, il sen allait avec mon vCu quil serait surpris, mis en pi?ces, br?l enfin au cours de cette journe m?me, comme on voit dans les gravures militaires, pill le convoi, ? jamais, avec tout son quipage de gorilles gendarmes, de fers ? chevaux et de rengags ? lanternes et tout ce quil contenait de corves et de lentilles encore et dautres farines, quon ne pouvait jamais faire cuire, et quon ne le reverrait plus jamais. Car crever pour crever de fatigue ou dautre chose, la plus douloureuse fa?on est encore dy parvenir en coltinant des sacs pour remplir la nuit avec.
Le jour o? on les aurait ainsi bousills jusquaux essieux ces salauds-l?, au moins nous foutraient-ils la paix, pensais-je, et m?me si ?a ne serait rien que pendant une nuit tout enti?re, on pourrait dormir au moins une fois tout entier corps et ?me.
Ce ravitaillement, un cauchemar en surcro?t, petit monstre tracassier sur le gros de la guerre. Brutes devant, ? c?t et derri?re. Ils en avaient mis partout. Condamns ? mort diffrs on ne sortait plus de lenvie de roupiller norme, et tout devenait souffrance en plus delle, le temps et leffort de bouffer. Un bout de ruisseau, un pan de mur par l? quon croyait avoir reconnus On saidait des odeurs pour retrouver la ferme de lescouade, redevenus chiens dans la nuit de guerre des villages abandonns. Ce qui guide encore le mieux, cest lodeur de la merde.
Le juteux du ravitaillement, gardien des haines du rgiment, pour linstant le ma?tre du monde. Celui qui parle de lavenir est un coquin, cest lactuel qui compte. Invoquer sa postrit, cest faire un discours aux asticots. Dans la nuit du village de guerre, ladjudant gardait les animaux humains pour les grands abattoirs qui venaient douvrir. Il est le roi ladjudant! Le Roi de la Mort! Adjudant Cretelle! Parfaitement! On ne fait pas plus puissant. Il ny a daussi puissant que lui quun adjudant des autres, en face.
Rien ne restait du village, de vivant, que des chats effrays. Les mobiliers bien casss dabord, passaient ? faire du feu pour la cuistance, chaises, fauteuils, buffets, du plus lger au plus lourd. Et tout ce qui pouvait se mettre sur le dos, ils lemmenaient avec eux, mes camarades. Des peignes, des petites lampes, des tasses, des petites choses futiles, et m?me des couronnes de maries, tout y passait. Comme si on avait encore eu ? vivre pour des annes. Ils volaient pour se distraire, pour avoir lair den avoir encore pour longtemps. Des envies de toujours.
Le canon pour eux ctait rien que du bruit. Cest ? cause de ?a que les guerres peuvent durer. M?me ceux qui la font, en train de la faire, ne limaginent pas. La balle dans le ventre, ils auraient continu ? ramasser de vieilles sandales sur la route, qui pouvaient encore servir . Ainsi le mouton, sur le flanc, dans le pr, agonise et broute encore. La plupart des gens ne meurent quau dernier moment; dautres commencent et sy prennent vingt ans davance et parfois davantage. Ce sont les malheureux de la terre.
Je ntais point tr?s sage pour ma part, mais devenu assez pratique cependant pour ?tre l?che dfinitivement. Sans doute donnais-je ? cause de cette rsolution limpression dun grand calme. Toujours est-il que jinspirais tel que jtais une paradoxale confiance ? notre capitaine, Ortolan lui?m?me, qui rsolut pour cette nuit?l? de me confier une mission dlicate. Il sagissait, mexpliqua?t?il, en confidence, de me rendre au trot avant le jour ? Noirceur-sur-la-Lys, ville de tisserands, situe ? quatorze kilom?tres du village o? nous tions camps. Je devais massurer dans la place m?me, de la prsence de lennemi. ? ce sujet, depuis le matin, les envoys narrivaient qu? se contredire. Le gnral des Entrayes en tait impatient. ? loccasion de cette reconnaissance, on me permit de choisir un cheval parmi les moins purulents du peloton. Depuis longtemps, je navais pas t seul. Il me sembla du coup partir en voyage. Mais la dlivrance tait fictive.
D?s que jeus pris la route, ? cause de la fatigue, je parvins mal ? mimaginer, quoi que je fis, mon propre meurtre, avec assez de prcision et de dtails. Javan?ais darbre en arbre, dans mon bruit de ferraille. Mon beau sabre ? lui seul, pour le potin, valait un piano. Peut-?tre tais-je ? plaindre, mais en tout cas s?rement, jtais grotesque.
? quoi pensait donc le gnral des Entrayes en mexpdiant ainsi dans ce silence, tout v?tu de cymbales? Pas ? moi bien assurment.
Les Azt?ques ventraient couramment, quon raconte, dans leurs temples du soleil, quatre-vingt mille croyants par semaine, les offrant ainsi au Dieu des nuages, afin quil leur envoie la pluie. Cest des choses quon a du mal ? croire avant daller en guerre. Mais quand on y est, tout sexplique, et les Azt?ques et leur mpris du corps dautrui, cest le m?me que devait avoir pour mes humbles tripes notre gnral Cladon des Entrayes, plus haut nomm, devenu par leffet des avancements une sorte de dieu prcis, lui aussi, une sorte de petit soleil atrocement exigeant.
Il ne me restait quun tout petit peu despoir, celui d?tre fait prisonnier. Il tait mince cet espoir, un fil. Un fil dans la nuit, car les circonstances ne se pr?taient pas du tout aux politesses prliminaires. Un coup de fusil vous arrive plus vite quun coup de chapeau dans ces moments-l?. Dailleurs, que trouverais-je ? lui dire ? ce militaire hostile par principe, et venu expressment pour massassiner de lautre bout de lEurope?.. Sil hsitait une seconde (qui me suffirait) que lui dirais?je?.. Que serait?il dabord en ralit? Quelque employ de magasin? Un rengag professionnel? Un fossoyeur peut-?tre? Dans le civil? Un cuisinier?.. Les chevaux ont bien de la chance eux, car sils subissent aussi la guerre, comme nous, on ne leur demande pas dy souscrire, davoir lair dy croire. Malheureux mais libres chevaux! Lenthousiasme hlas! cest rien que pour nous, ce putain!
Je discernais tr?s bien la route ? ce moment et puis poss sur les c?ts, sur le limon du sol, les grands carrs et volumes des maisons, aux murs blanchis de lune, comme de gros morceaux de glace ingaux, tout silence, en blocs p?les. Serait?ce ici la fin de tout? Combien y passerais-je de temps dans cette solitude apr?s quils mauraient fait mon affaire? Avant den finir? Et dans quel foss? Le long duquel de ces murs? Ils mach?veraient peut-?tre? Dun coup de couteau? Ils arrachaient parfois les mains, les yeux et le reste On racontait bien des choses ? ce propos et des pas dr?les! Qui sait?.. Un pas du cheval Encore un autre suffiraient? Ces b?tes trottent chacune comme deux hommes en souliers de fer colls ensemble, avec un dr?le de pas de gymnastique tout dsuni.
Mon cCur au chaud, ce lapin, derri?re sa petite grille des c?tes, agit, blotti, stupide.
Quand on se jette dun trait du haut de la Tour Eiffel on doit sentir des choses comme ?a. On voudrait se rattraper dans lespace.
Il garda pour moi secr?te sa menace, ce village, mais toutefois, pas enti?rement. Au centre dune place, un minuscule jet deau glougloutait pour moi tout seul.
Javais tout, pour moi tout seul, ce soir-l?. Jtais propritaire enfin, de la lune, du village, dune peur norme. Jallais me remettre au trot. Noirceur-sur-la-Lys ?a devait ?tre encore ? une heure de route au moins, quand japer?us une lueur bien voile au-dessus dune porte. Je me dirigeai tout droit vers cette lueur et cest ainsi que je me suis dcouvert une sorte daudace, dserteuse il est vrai, mais insoup?onne. La lueur disparut vite, mais je lavais bien vue. Je cognai. Jinsistai, je cognai encore, jinterpellai tr?s haut, mi en allemand, mi en fran?ais, tour ? tour, pour tous les cas, ces inconnus boucls au fond de cette ombre.
La porte finit par sentrouvrir, un battant.
Qui ?tes?vous? fit une voix. Jtais sauv.
Je suis un dragon
Un Fran?ais? La femme qui parlait, je pouvais lapercevoir.
Oui, un Fran?ais
Cest quil en est pass ici tant?t des dragons allemands Ils parlaient fran?ais aussi ceux-l?
Oui, mais moi, je suis fran?ais pour de bon
Ah!..
Elle avait lair den douter.
O? sont-ils ? prsent? demandai-je.
Ils sont repartis vers Noirceur sur les huit heures Et elle me montrait le nord avec le doigt.
Une jeune fille, un ch?le, un tablier blanc, sortaient aussi de lombre ? prsent, jusquau pas de la porte
Quest-ce quils vous ont fait? que je lui ai demand, les Allemands?
Ils ont br?l une maison pr?s de la mairie et puis ici ils ont tu mon petit fr?re avec un coup de lance dans le ventre Comme il jouait sur le pont Rouge en les regardant passer Tenez! quelle me montra Il est l?
Elle ne pleurait pas. Elle ralluma cette bougie dont javais surpris la lueur. Et japer?us ctait vrai au fond, le petit cadavre couch sur un matelas, habill en costume marin; et le cou et la t?te livides autant que la lueur m?me de la bougie, dpassaient dun grand col carr bleu. Il tait recroquevill sur lui-m?me, bras et jambes et dos recourbs lenfant. Le coup de lance lui avait fait comme un axe pour la mort par le milieu du ventre. Sa m?re, elle, pleurait fort, ? c?t, ? genoux, le p?re aussi. Et puis, ils se mirent ? gmir encore tous ensemble. Mais javais bien soif.
Vous navez pas une bouteille de vin ? me vendre? que je demandai.
Faut vous adresser ? la m?re Elle sait peut-?tre sil y en a encore Les Allemands nous en ont pris beaucoup tant?t
Et alors, elles se mirent ? discuter ensemble ? la suite de ma demande et tout bas.
Y en a plus! quelle revint mannoncer, la fille, les Allemands ont tout pris Pourtant on leur en avait donn de nous-m?mes et beaucoup
Ah oui, alors, quils en ont bu! que remarqua la m?re, qui stait arr?te de pleurer, du coup. Ils aiment ?a
Et plus de cent bouteilles, s?rement, ajouta le p?re, toujours ? genoux lui
Y en a plus une seule alors? insistai-je, esprant encore, tellement javais grand-soif, et surtout de vin blanc, bien amer, celui qui rveille un peu. J veux bien payer
Y en a plus que du tr?s bon. Y vaut cinq francs la bouteille consentit alors la m?re.
Cest bien! Et jai sorti mes cinq francs de ma poche, une grosse pi?ce.
Va en chercher une! lui commanda-t-elle tout doucement ? la sCur.
La sCur prit la bougie et remonta un litre de la cachette un instant plus tard.
Jtais servi, je navais plus qu? men aller.
Ils vont revenir? demandai-je, inquiet ? nouveau.
Peut??tre, firent?ils ensemble, mais alors ils br?leront tout Ils lont promis en partant
Je vais aller voir ?a.
Vous ?tes bien brave Cest par l?! que mindiquait le p?re, dans la direction de Noirceur-sur-la-Lys M?me il sortit sur la chausse pour me regarder men aller. La fille et la m?re demeur?rent craintives aupr?s du petit cadavre, en veille.
Reviens! quelles lui faisaient de lintrieur. Rentre donc Joseph, tas rien ? faire sur la route, toi
Vous ?tes bien brave , me dit-il encore le p?re, et il me serra la main.
Je repris, au trot, la route du Nord.
Leur dites pas que nous sommes encore l? au moins! La fille tait ressortie pour me crier cela.
Ils le verront bien, demain, rpondis-je, si vous ?tes l?! Jtais pas content davoir donn mes cent sous. Il y avait ces cent sous entre nous. ?a suffit pour ha?r, cent sous, et dsirer quils en cr?vent tous. Pas damour ? perdre dans ce monde, tant quil y aura cent sous.
Demain! rptaient-ils, eux, douteux
Demain, pour eux aussi, ctait loin, ?a navait pas beaucoup de sens un demain comme ?a. Il sagissait de vivre une heure de plus au fond pour nous tous, et une seule heure dans un monde o? tout sest rtrci au meurtre cest dj? un phnom?ne.
Ce ne fut plus bien long. Je trottais darbre en arbre et mattendais ? ?tre interpell ou fusill dun moment ? lautre. Et puis rien.
Il devait ?tre sur les deux heures apr?s minuit, gu?re plus, quand je parvins sur le fa?te dune petite colline, au pas. De l? jai aper?u tout dun coup en contrebas des ranges et encore des ranges de becs de gaz allums, et puis, au premier plan, une gare tout claire avec ses wagons, son buffet, do? ne montait cependant aucun bruit Rien. Des rues, des avenues, des rverb?res, et encore dautres parall?les de lumi?res, des quartiers entiers, et puis le reste autour, plus que du noir, du vide, avide autour de la ville, tout tendue elle, tale devant moi, comme si on lavait perdue la ville, tout allume et rpandue au beau milieu de la nuit. Jai mis pied ? terre et je me suis assis sur un petit tertre pour regarder ?a pendant un bon moment.
Cela ne mapprenait toujours pas si les Allemands taient entrs dans Noirceur, mais comme je savais que dans ces cas-l?, ils mettaient le feu dhabitude, sils taient entrs et sils ny mettaient point le feu tout de suite ? la ville, cest sans doute quils avaient des ides et des projets pas ordinaires.
Pas de canon non plus, ctait louche.
Mon cheval voulait se coucher lui aussi. Il tirait sur sa bride et cela me fit retourner. Quand je regardai ? nouveau du c?t de la ville, quelque chose avait chang dans laspect du tertre devant moi, pas grand-chose, bien s?r, mais tout de m?me assez pour que jappelle. H l?! qui va l??.. Ce changement dans la disposition de lombre avait eu lieu ? quelques pas Ce devait ?tre quelquun
Gueule pas si fort! que rpondit une voix dhomme lourde et enroue, une voix qui avait lair bien fran?aise.
Tes ? la tra?ne aussi toi? quil me demande de m?me. ? prsent, je pouvais le voir. Un fantassin ctait, avec sa visi?re bien casse ? la classe . Apr?s des annes et des annes, je me souviens bien encore de ce moment-l?, sa silhouette sortant des herbes, comme faisaient des cibles au tir autrefois dans les f?tes, les soldats.
Nous nous rapprochions. Javais mon revolver ? la main. Jaurais tir sans savoir pourquoi, un peu plus.
coute, quil me demande, tu les as vus, toi?
Non, mais je viens par ici pour les voir.
Tes du 145
dragons?
Oui, et toi?
Moi, je suis un rserviste
Ah! que je fis. ?a mtonnait, un rserviste. Il tait le premier rserviste que je rencontrais dans la guerre. On avait toujours t avec des hommes de lactive nous. Je ne voyais pas sa figure, mais sa voix tait dj? autre que les n?tres, comme plus triste, donc plus valable que les n?tres. ? cause de cela, je ne pouvais memp?cher davoir un peu confiance en lui. Ctait un petit quelque chose.
Jen ai assez moi, quil rptait, je vais aller me faire paumer par les Boches
Il cachait rien.
Comment que tu vas faire?
?a mintressait soudain, plus que tout, son projet, comment quil allait sy prendre lui pour russir ? se faire paumer?
J sais pas encore
Comment que tas fait toujours pour te dbiner?.. Cest pas facile de se faire paumer!
J men fous, jirai me donner.
Tas donc peur?
Jai peur et puis je trouve ?a con, si tu veux mon avis, j men fous des Allemands moi, ils mont rien fait
Tais-toi, que je lui dis, ils sont peut-?tre ? nous couter Javais comme envie d?tre poli avec les Allemands. Jaurais bien voulu quil mexplique celui-l? pendant quil y tait, ce rserviste, pourquoi j avais pas de courage non plus moi, pour faire la guerre, comme tous les autres Mais il nexpliquait rien, il rptait seulement quil en avait marre.
Il me raconta alors la dbandade de son rgiment, la veille, au petit jour, ? cause des chasseurs ? pied de chez nous, qui par erreur avaient ouvert le feu sur sa compagnie ? travers champs. On les avait pas attendus ? ce moment-l?. Ils taient arrivs trop t?t de trois heures sur lheure prvue. Alors les chasseurs, fatigus, surpris, les avaient cribls. Je connaissais lair, on me lavait jou.
Moi, tu parles, si jen ai profit! quil ajoutait. Robinson, que je me suis dit! Cest mon nom Robinson!.. Robinson Lon! Cest maintenant ou jamais quil faut que tu les mettes, que je me suis dit!.. Pas vrai? Jai donc pris par le long dun petit bois et puis l?, figure?toi, que jai rencontr notre capitaine Il tait appuy ? un arbre, bien amoch le piston!.. En train de crever quil tait Il se tenait la culotte ? deux mains, ? cracher Il saignait de partout en roulant des yeux Y avait personne avec lui. Il avait son compte Maman! maman! quil pleurnichait tout en crevant et en pissant du sang aussi
Finis ?a! que je lui dis. Maman! Elle temmerde! Comme ?a, dis donc, en passant!.. Sur le coin de la gueule!.. Tu parles si ?a a d? le faire jouir la vache!.. Hein, vieux!.. Cest pas souvent, hein, quon peut lui dire ce quon pense, au capitaine Faut en profiter. Cest rare!.. Et pour foutre le camp plus vite, jai laiss tomber le barda et puis les armes aussi Dans une mare ? canards qui tait l? ? c?t Figure-toi que moi, comme tu me vois, jai envie de tuer personne, jai pas appris Jaimais dj? pas les histoires de bagarre, dj? en temps de paix Je men allais Alors tu te rends compte?.. Dans le civil, jai essay daller en usine rguli?rement Jtais m?me un peu graveur, mais jaimais pas ?a, ? cause des disputes, jaimais mieux vendre les journaux du soir et dans un quartier tranquille o? jtais connu, autour de la Banque de France Place des Victoires si tu veux savoir Rue des Petits-Champs Ctait mon lot J dpassais jamais la rue du Louvre et le Palais-Royal dun c?t, tu vois dici Je faisais le matin des commissions pour les commer?ants Une livraison lapr?s-midi de temps en temps, je bricolais quoi Un peu manCuvre Mais je veux pas darmes moi!.. Si les Allemands te voient avec des armes, hein? Tes bon! Tandis que quand tes en fantaisie, comme moi maintenant Rien dans les mains Rien dans les poches Ils sentent quils auront moins de mal ? te faire prisonnier, tu comprends? Ils savent ? qui ils ont affaire Si on pouvait arriver ? poil aux Allemands, cest ?a qui vaudrait encore mieux Comme un cheval! Alors ils pourraient pas savoir de quelle arme quon est?..
Cest vrai ?a!
Je me rendais compte que l?ge cest quelque chose pour les ides. ?a rend pratique.
Cest l? quils sont, hein? Nous fixions et nous estimions ensemble nos chances et cherchions notre avenir comme aux cartes dans le grand plan lumineux que nous offrait la ville en silence.
On y va?
Il sagissait de passer la ligne du chemin de fer dabord. Sil y avait des sentinelles, on serait viss. Peut-?tre pas. Fallait voir. Passer au-dessus ou en dessous par le tunnel.
Faut nous dp?cher, qua ajout ce Robinson Cest la nuit quil faut faire ?a, le jour, il y a plus damis, tout le monde travaille pour la galerie, le jour, tu vois, m?me ? la guerre cest la foire Tu prends ton canard avec toi?
Jemmenai le canard. Prudence pour filer plus vite si on tait mal accueillis. Nous parv?nmes au passage ? niveau, levs ses grands bras rouge et blanc. Jen avais jamais vu non plus des barri?res de cette forme-l?. Y en avait pas des comme ?a aux environs de Paris.
Tu crois quils sont dj? entrs dans la ville, toi?
Cest s?r! quil a dit Avance toujours!..
On tait ? prsent forcs d?tre aussi braves que des braves, ? cause du cheval qui avan?ait tranquillement derri?re nous, comme sil nous poussait avec son bruit, on nentendait que lui. Toc! et toc! avec ses fers. Il cognait en plein dans lcho, comme si de rien ntait.
Ce Robinson comptait donc sur la nuit pour nous sortir de l??.. On allait au pas tous les deux au milieu de la rue vide, sans ruse du tout, au pas cadenc encore, comme ? lexercice.
Il avait raison, Robinson, le jour tait impitoyable, de la terre au ciel. Tels que nous allions sur la chausse, on devait avoir lair bien inoffensifs tous les deux toujours, bien na?fs m?me, comme si lon rentrait de permission. Tas entendu dire que le I
hussards a t fait prisonnier tout entier?.. dans Lille?.. Ils sont entrs comme ?a, quon a dit, ils savaient pas, hein! le colonel devant Dans une rue principale mon ami! ?a sest referm Par-devant Par-derri?re Des Allemands partout!.. Aux fen?tres!.. Partout ?a y tait Comme des rats quils taient faits!.. Comme des rats! Tu parles dun filon!..
Ah! les vaches!..
Ah dis donc! Ah dis donc!.. On nen revenait pas nous autres de cette admirable capture, si nette, si dfinitive On en bavait. Les boutiques portaient toutes leurs volets clos, les pavillons dhabitation aussi, avec leur petit jardin par-devant, tout ?a bien propre. Mais apr?s la Poste on a vu que lun de ces pavillons, un peu plus blanc que les autres, brillait de toutes ses lumi?res ? toutes les fen?tres, au premier comme ? lentresol. On a t sonner ? la porte. Notre cheval toujours derri?re nous. Un homme pais et barbu nous ouvrit. Je suis le Maire de Noirceur quil a annonc tout de suite, sans quon lui demande et jattends les Allemands! Et il est sorti au clair de lune pour nous reconna?tre le Maire. Quand il saper?ut que nous ntions pas des Allemands nous, mais encore bien des Fran?ais, il ne fut plus si solennel, cordial seulement. Et puis g?n aussi. videmment, il ne nous attendait plus, nous venions un peu en travers des dispositions quil avait d? prendre, des rsolutions arr?tes. Les Allemands devaient entrer ? Noirceur cette nuit-l?, il tait prvenu et il avait tout rgl avec la Prfecture, leur colonel ici, leur ambulance l?-bas, etc. Et sils entraient ? prsent? Nous tant l?? ?a ferait s?rement des histoires! ?a crerait s?rement des complications Cela il ne nous le dit pas nettement, mais on voyait bien quil y pensait.
Alors il se mit ? nous parler de lintr?t gnral, dans la nuit, l?, dans le silence o? nous tions perdus. Rien que de lintr?t gnral Des biens matriels de la communaut Du patrimoine artistique de Noirceur, confi ? sa charge, charge sacre, sil en tait une De lglise du XV
si?cle notamment Sils allaient la br?ler lglise du XV
? Comme celle de Cond-sur-Yser ? c?t! Hein?.. Par simple mauvaise humeur Par dpit de nous trouver l? nous Il nous fit ressentir toute la responsabilit que nous encourions Inconscients jeunes soldats que nous tions!.. Les Allemands naimaient pas les villes louches o? r?daient encore des militaires ennemis. Ctait bien connu.
Pendant quil nous parlait ainsi ? mi-voix, sa femme et ses deux filles, grosses et apptissantes blondes, lapprouvaient fort, de-ci, de-l?, dun mot On nous rejetait, en somme. Entre nous, flottaient les valeurs sentimentales et archologiques, soudain fort vives, puisquil ny avait plus personne ? Noirceur dans la nuit pour les contester Patriotiques, morales, pousses par des mots, fant?mes quil essayait de rattraper, le Maire, mais qui sestompaient aussit?t vaincus par notre peur et notre go?sme ? nous et aussi par la vrit pure et simple.
Il spuisait en de touchants efforts, le Maire de Noirceur, ardent ? nous persuader que notre Devoir tait bien de foutre le camp tout de suite ? tous, les diables, moins brutal certes mais tout aussi dcid dans son genre que notre commandant Pin?on.
De certain, il ny avait ? opposer dcidment ? tous ces puissants que notre petit dsir, ? nous deux, de ne pas mourir et de ne pas br?ler. Ctait peu, surtout que ces choses-l? ne peuvent pas se dclarer pendant la guerre. Nous retourn?mes donc vers dautres rues vides. Dcidment tous les gens que javais rencontrs pendant cette nuit-l? mavaient montr leur ?me.
Cest bien ma chance! quil remarqua Robinson comme on sen allait. Tu vois. si seulement tavais t un Allemand toi, comme tes un bon gars aussi, tu maurais fait prisonnier et ?a aurait t une bonne chose de faite On a du mal ? se dbarrasser de soi-m?me en guerre!
Et toi, que je lui ai dit, si tavais t un Allemand, tu maurais pas fait prisonnier aussi? Taurais peut-?tre alors eu leur mdaille militaire! Elle doit sappeler dun dr?le de mot en allemand leur mdaille militaire, hein?
Comme il ne se trouvait toujours personne sur notre chemin ? vouloir de nous comme prisonniers, nous fin?mes par aller nous asseoir sur un banc dans un petit square et on a mang alors la bo?te de thon que Robinson Lon promenait et rchauffait dans sa poche depuis le matin. Tr?s au loin, on entendait du canon ? prsent, mais vraiment tr?s loin. Sils avaient pu rester chacun de leur c?t, les ennemis, et nous laisser l? tranquilles!
Apr?s ?a, cest un quai quon a suivi; et le long des pniches ? moiti dcharges, dans leau, ? longs jets, on a urin. On emmenait toujours le cheval ? la bride, derri?re nous, comme un tr?s gros chien, mais pr?s du Pont, dans la maison du Pasteur, ? une seule pi?ce, sur un matelas aussi, tait tendu encore un mort, tout seul, un Fran?ais, commandant de chasseurs ? cheval qui ressemblait dailleurs un peu ? ce Robinson, comme t?te.
Tu parles quil est vilain! que me fit remarquer Robinson. Moi jaime pas les morts
Le plus curieux, que je lui rpondis, cest quil te ressemble un peu. Il a un long nez comme le tien et toi tes pas beaucoup moins jeune que lui
Ce que tu vois, cest par la fatigue, forcment quon se ressemble un peu tous, mais si tu mavais vu avant Quand je faisais de la bicyclette tous les dimanches!.. Jtais beau gosse! Javais des mollets, mon vieux! Du sport, tu sais! Et ?a dveloppe les cuisses aussi
On est ressortis, lallumette quon avait prise pour le regarder stait teinte.
Tu vois, cest trop tard, tu vois!..
Une longue raie grise et verte soulignait dj? au loin la cr?te du coteau, ? la limite de la ville, dans la nuit; le Jour! Un de plus! Un de moins! Il faudrait essayer de passer ? travers celui-l? encore comme ? travers les autres, devenus des esp?ces de cerceaux de plus en plus troits, les jours, et tout remplis avec des trajectoires et des clats de mitraille.
Tu reviendras pas par ici toi, dis, la nuit prochaine? quil demanda en me quittant.
Il ny a pas de nuit prochaine, mon vieux!.. Tu te prends donc pour un gnral!
J pense plus ? rien, moi, quil a fait, pour finir ? rien, tentends!.. J pense qu? pas crever ?a suffit J me dis quun jour de gagn, cest toujours un jour de plus!
Tas raison Au revoir, vieux, et bonne chance!..
Bonne chance ? toi aussi! Peut-?tre quon se reverra!
On est retourns chacun dans la guerre. Et puis il sest pass des choses et encore des choses, quil est pas facile de raconter ? prsent, ? cause que ceux daujourdhui ne les comprendraient dj? plus.
Pour ?tre bien vus et considrs, il a fallu se dp?cher dare-dare de devenir bien copains avec les civils parce queux, ? larri?re, ils devenaient ? mesure que la guerre avan?ait, de plus en plus vicieux. Tout de suite jai compris ?a en rentrant ? Paris et aussi que leurs femmes avaient le feu au derri?re, et les vieux des gueules grandes comme ?a, et les mains partout, aux culs, aux poches.
On hritait des combattants ? larri?re, on avait vite appris la gloire et les bonnes fa?ons de la supporter courageusement et sans douleur.
Les m?res, tant?t infirmi?res, tant?t martyres, ne quittaient plus leurs longs voiles sombres, non plus que le petit dipl?me que le Ministre leur faisait remettre ? temps par lemploy de la Mairie. En somme, les choses sorganisaient.
Pendant des funrailles soignes on est bien tristes aussi, mais on pense quand m?me ? lhritage, aux vacances prochaines, ? la veuve qui est mignonne, et qui a du temprament, dit-on, et ? vivre encore, soi-m?me, par contraste, bien longtemps, ? ne crever jamais peut-?tre Qui sait?
Quand on suit ainsi lenterrement, tous les gens vous envoient des grands coups de chapeau. ?a fait plaisir. Cest le moment alors de bien se tenir, davoir lair convenable, de ne pas rigoler tout haut, de se rjouir seulement en dedans. Cest permis. Tout est permis en dedans.
Dans le temps de la guerre, au lieu de danser ? lentresol, on dansait dans la cave. Les combattants le tolraient et mieux encore, ils aimaient ?a. Ils en demandaient d?s quils arrivaient et personne ne trouvait ces fa?ons louches. Y a que la bravoure au fond qui est louche. ?tre brave avec son corps? Demandez alors ? lasticot aussi d?tre brave, il est rose et p?le et mou, tout comme nous.
Pour ma part, je navais plus ? me plaindre. Jtais m?me en train de maffranchir par la mdaille militaire que javais gagne, la blessure et tout. En convalescence, on me lavait apporte la mdaille, ? lh?pital m?me. Et le m?me jour, je men fus au th?tre, la montrer aux civils pendant les entractes. Grand effet. Ctait les premi?res mdailles quon voyait dans Paris. Une affaire!
Cest m?me ? cette occasion, quau foyer de lOpra-Comique, jai rencontr la petite Lola dAmrique et cest ? cause delle que je me suis tout ? fait dessal.
Il existe comme ?a certaines dates qui comptent parmi tant de mois o? on aurait tr?s bien pu se passer de vivre. Ce jour de la mdaille ? lOpra-Comique fut dans la mienne, dcisif.
? cause delle, de Lola, je suis devenu tout curieux des tats-Unis, ? cause des questions que je lui posais tout de suite et auxquelles elle ne rpondait qu? peine. Quand on est lanc de la sorte dans les voyages, on revient quand on peut et comme on peut
Au moment dont je parle, tout le monde ? Paris voulait possder son petit uniforme. Il ny avait gu?re que les neutres et les espions qui nen avaient pas, et ceux-l? ctait presque les m?mes. Lola avait le sien duniforme officiel et un vrai bien mignon, rehauss de petites croix rouges partout, sur les manches, sur son menu bonnet de police, coquinement pos de travers toujours sur ses cheveux onduls. Elle tait venue nous aider ? sauver la France, confiait?elle au Directeur de lh?tel, dans la mesure de ses faibles forces, mais avec tout son cCur! Nous nous compr?mes tout de suite, mais pas compl?tement toutefois, parce que les lans du cCur mtaient devenus tout ? fait dsagrables. Je prfrais ceux du corps, tout simplement. Il faut sen mfier normment du cCur, on me lavait appris et comment! ?la guerre. Et je ntais pas pr?s de loublier.
Le cCur de Lola tait tendre, faible et enthousiaste. Le corps tait gentil, tr?s aimable, et il fallut bien que je la prisse dans son ensemble comme elle tait. Ctait une gentille fille apr?s tout Lola, seulement, il y avait la guerre entre nous, cette foutue norme rage qui poussait la moiti des humains, aimants ou non, ? envoyer lautre moiti vers labattoir. Alors ?a g?nait dans les relations, forcment, une manie comme celle-l?. Pour moi qui tirais sur ma convalescence tant que je pouvais et qui ne tenais pas du tout ? reprendre mon tour au cimeti?re ardent des batailles, le ridicule de notre massacre mapparaissait, clinquant, ? chaque pas que je faisais dans la ville. Une roublardise immense stalait partout.
Cependant javais peu de chances dy chapper, je navais aucune des relations indispensables pour sen tirer. Je ne connaissais que des pauvres, cest-?-dire des gens dont la mort nintresse personne. Quant ? Lola, il ne fallait pas compter sur elle pour membusquer. Infirmi?re comme elle tait, on ne pouvait r?ver, sauf Ortolan peut-?tre, dun ?tre plus combatif que cette enfant charmante. Avant davoir travers la fricasse boueuse des hro?smes, son petit air Jeanne dArc maurait peut-?tre excit, converti, mais ? prsent, depuis mon enr?lement de la place Clichy, jtais devenu devant tout hro?sme verbal ou rel, phobiquement rbarbatif. Jtais guri, bien guri.
Pour la commodit des dames du Corps expditionnaire amricain, le groupe des infirmi?res dont Lola faisait partie logeait ? lh?tel Paritz et pour lui rendre, ? elle particuli?rement, les choses encore plus aimables, il lui fut confi (elle avait des relations) dans lh?tel m?me, la Direction dun service spcial, celui des beignets aux pommes pour les h?pitaux de Paris. Il sen distribuait ainsi chaque matin des milliers de douzaines. Lola remplissait cette fonction bnigne avec un certain petit z?le qui devait dailleurs un peu plus tard tourner tout ? fait mal.
Lola, il faut le dire, navait jamais confectionn de beignets de sa vie. Elle embaucha donc un certain nombre de cuisini?res mercenaires, et les beignets furent, apr?s quelques essais, pr?ts ? ?tre livrs ponctuellement juteux, dors et sucrs ? ravir. Lola navait plus en somme qu? les go?ter avant quon les expdi?t dans les divers services hospitaliers. Chaque matin Lola se levait d?s dix heures et descendait, ayant pris son bain, vers les cuisines situes profondment aupr?s des caves. Cela, chaque matin, je le dis, et seulement v?tue dun kimono japonais noir et jaune quun ami de San Francisco lui avait offert la veille de son dpart.
Tout marchait parfaitement en somme et nous tions bien en train de gagner la guerre, quand certain beau jour, ? lheure du djeuner, je la trouvai bouleverse, se refusant ? toucher un seul plat du repas. Lapprhension dun malheur arriv, dune maladie soudaine me gagna. Je la suppliai de se fier ? mon affection vigilante.
Davoir go?t ponctuellement les beignets pendant tout un mois, Lola avait grossi de deux bonnes livres! Son petit ceinturon tmoignait dailleurs, par un cran, du dsastre. Vinrent les larmes. Essayant de la consoler, de mon mieux, nous parcour?mes, sous le coup de lmotion, en taxi, plusieurs pharmaciens, tr?s diversement situs. Par hasard, implacables, toutes les balances confirm?rent que les deux livres taient bel et bien acquises, indniables. Je suggrai alors quelle abandonne son service ? une coll?gue qui, elle, au contraire, recherchait des avantages . Lola ne voulut rien entendre de ce compromis quelle considrait comme une honte et une vritable petite dsertion dans son genre. Cest m?me ? cette occasion quelle mapprit que son arri?re-grand-oncle avait fait, lui aussi, partie de lquipage ? tout jamais glorieux du Mayflower dbarqu ? Boston en 1677, et quen considration dune pareille mmoire, elle ne pouvait songer ? se drober, elle, au devoir des beignets, modeste certes, mais sacr quand m?me.
Toujours est-il que de ce jour, elle ne go?tait plus les beignets que du bout des dents, quelle possdait dailleurs toutes bien ranges et mignonnes. Cette angoisse de grossir tait arrive ? lui g?ter tout plaisir. Elle dprit. Elle eut en peu de temps aussi peur des beignets que moi des obus. Le plus souvent ? prsent, nous allions nous promener par hygi?ne de long en large, ? cause des beignets, sur les quais, sur les boulevards, mais nous nentrions plus au Napolitain, ? cause des glaces qui font, elles aussi, engraisser les dames.
Jamais je navais rien r?v daussi confortablement habitable que sa chambre, toute bleu p?le, avec une salle de bains ? c?t. Des photos de ses amis, partout, des ddicaces, peu de femmes, beaucoup dhommes, de beaux gar?ons, bruns et friss, son genre, elle me parlait de la couleur de leurs yeux, et puis de ces ddicaces tendres, solennelles, et toutes, dfinitives. Au dbut, pour la politesse, ?a me g?nait, au milieu de toutes ces effigies, et puis on shabitue.
D?s que je cessais de lembrasser, elle y revenait, je ny coupais pas, sur les sujets de la guerre ou des beignets. La France tenait de la place dans nos conversations. Pour Lola, la France demeurait une esp?ce dentit chevaleresque, aux contours peu dfinis dans lespace et le temps, mais en ce moment dangereusement blesse et ? cause de cela m?me tr?s excitante. Moi, quand on me parlait de la France, je pensais irrsistiblement ? mes tripes, alors forcment, jtais beaucoup plus rserv pour ce qui concernait lenthousiasme. Chacun sa terreur. Cependant, comme elle tait complaisante au sexe, je lcoutais sans jamais la contredire. Mais question d?me, je ne la contentais gu?re. Cest tout vibrant, tout rayonnant quelle maurait voulu et moi, de mon c?t, je ne concevais pas du tout pourquoi jaurais t dans cet tat-l?, sublime, je voyais au contraire mille raisons, toutes irrfutables, pour demeurer dhumeur exactement contraire.
Lola, apr?s tout, ne faisait que divaguer de bonheur et doptimisme, comme tous les gens qui sont du bon c?t de la vie, celui des privil?ges, de la sant, de la scurit et qui en ont encore pour longtemps ? vivre.
Elle me tracassait avec les choses de l?me, elle en avait plein la bouche. L?me, cest la vanit et le plaisir du corps tant quil est bien portant, mais cest aussi lenvie den sortir du corps d?s quil est malade ou que les choses tournent mal. On prend des deux poses celle qui vous sert le plus agrablement dans le moment et voil? tout! Tant quon peut choisir entre les deux, ?a va. Mais moi, je ne pouvais plus choisir, mon jeu tait fait! Jtais dans la vrit jusquau trognon, et m?me que ma propre mort me suivait pour ainsi dire pas ? pas. Javais bien du mal ? penser ? autre chose qu? mon destin dassassin en sursis, que tout le monde dailleurs trouvait pour moi tout ? fait normal.
Cette esp?ce dagonie diffre, lucide, bien portante, pendant laquelle il est impossible de comprendre autre chose que des vrits absolues, il faut lavoir endure pour savoir ? jamais ce quon dit.
Ma conclusion ctait que les Allemands pouvaient arriver ici, massacrer, saccager, incendier tout, lh?tel, les beignets, Lola, les Tuileries, les Ministres, leurs petits amis, la Coupole, le Louvre, les Grands Magasins, fondre sur la ville, y foutre le tonnerre de Dieu, le feu de lenfer, dans cette foire pourrie ? laquelle on ne pouvait vraiment plus rien ajouter de plus sordide, et que moi, je navais cependant vraiment rien ? perdre, rien, et tout ? gagner.
On ne perd pas grand-chose quand br?le la maison du propritaire. Il en viendra toujours un autre, si ce nest pas toujours le m?me, Allemand ou Fran?ais, ou Anglais ou Chinois, pour prsenter, nest-ce pas, sa quittance ? loccasion En marks ou francs? Du moment quil faut payer
En somme, il tait salement mauvais, le moral. Si je lui avais dit ce que je pensais de la guerre, ? Lola, elle maurait pris pour un monstre tout simplement, et chass des derni?res douceurs de son intimit. Je men gardais donc bien, de lui faire ces aveux. Jprouvais, dautre part, quelques difficults et rivalits encore. Certains officiers essayaient de me la souffler, Lola. Leur concurrence tait redoutable, arms quils taient eux, des sductions de leur Lgion dhonneur. Or, on se mit ? en parler beaucoup de cette fameuse Lgion dhonneur dans les journaux amricains. Je crois m?me qu? deux ou trois reprises o? je fus cocu, nos relations eussent t tr?s menaces, si au m?me moment cette frivole ne mavait dcouvert soudain une utilit suprieure, celle qui consistait ? go?ter chaque matin les beignets ? sa place.
Cette spcialisation de la derni?re minute me sauva. De ma part, elle accepta le remplacement. Ntais-je pas moi aussi un valeureux combattant, donc digne de cette fonction de confiance! D?s lors, nous ne f?mes plus seulement amants mais associs. Ainsi dbut?rent les temps modernes.
Son corps tait pour moi une joie qui nen finissait pas. Je nen avais jamais assez de le parcourir ce corps amricain. Jtais ? vrai dire un sacr cochon. Je le demeurai.
Je me formai m?me ? cette conviction bien agrable et renfor?atrice quun pays apte ? produire des corps aussi audacieux dans leur gr?ce et dune envole spirituelle aussi tentante devait offrir bien dautres rvlations capitales au sens biologique il sentend.
Je dcidai, ? force de peloter Lola, dentreprendre t?t ou tard le voyage aux tats-Unis, comme un vritable p?lerinage et cela d?s que possible. Je neus en effet de cesse et de repos (? travers une vie pourtant implacablement contraire et tracasse) avant davoir men ? bien cette profonde aventure, mystiquement anatomique.
Je re?us ainsi tout pr?s du derri?re de Lola le message dun nouveau monde. Elle navait pas quun corps Lola, entendons-nous, elle tait orne aussi dune t?te menue, mignonne et un peu cruelle ? cause des yeux bleu grisaille qui lui remontaient dun tantinet vers les angles, tels ceux des chats sauvages.
Rien que la regarder en face, me faisait venir leau ? la bouche comme par un petit go?t de vin sec, de silex. Des yeux durs en rsum, et point anims par cette gentille vivacit commerciale, orientalo-fragonarde quont presque tous les yeux de par ici.
Nous nous retrouvions le plus souvent dans un caf d? c?t. Les blesss de plus en plus nombreux clopinaient ? travers les rues, souvent dbraills. ? leur bnfice il sorganisait des qu?tes, Journes pour ceux-ci, pour ceux-l?, et surtout pour les organisateurs des Journes . Mentir, baiser, mourir. Il venait d?tre dfendu dentreprendre autre chose. On mentait avec rage au-del? de limaginaire, bien au-del? du ridicule et de labsurde, dans les journaux, sur les affiches, ? pied, ? cheval, en voiture. Tout le monde sy tait mis. Cest ? qui mentirait plus normment que lautre. Bient?t, il ny eut plus de vrit dans la ville.
Le peu quon y trouvait en 1914, on en tait honteux ? prsent. Tout ce quon touchait tait truqu, le sucre, les avions, les sandales, les confitures, les photos; tout ce quon lisait, avalait, su?ait, admirait, proclamait, rfutait, dfendait, tout cela ntait que fant?mes haineux, truquages et mascarades. Les tra?tres eux-m?mes taient faux. Le dlire de mentir et de croire sattrape comme la gale. La petite Lola ne connaissait du fran?ais que quelques phrases mais elles taient patriotiques: On les aura!.. , Madelon, viens!.. Ctait ? pleurer.
Elle se penchait ainsi sur notre mort avec ent?tement, impudeur, comme toutes les femmes dailleurs, d?s que la mode d?tre courageuse pour les autres est venue.
Et moi qui prcisment me dcouvrais tant de go?t pour toutes les choses qui mloignaient de la guerre! Je lui demandai ? plusieurs reprises des renseignements sur son Amrique ? Lola, mais elle ne me rpondait alors que par des commentaires tout ? fait vagues, prtentieux et manifestement incertains, tendant ? faire sur mon esprit une brillante impression.
Mais, je me mfiais des impressions ? prsent. On mavait possd une fois ? limpression, on ne maurait plus au boniment. Personne.
Je croyais ? son corps, je ne croyais pas ? son esprit. Je la considrais comme une charmante embusque, la Lola, ? lenvers de la guerre, ? lenvers de la vie.
Elle traversait mon angoisse avec la mentalit du Petit Journal: Pompon, Fanfare, ma Lorraine et gants blancs En attendant je lui faisais des politesses de plus en plus frquentes, parce que je lui avais assur que ?a la ferait maigrir. Mais elle comptait plut?t sur nos longues promenades pour y parvenir. Je les dtestais, quant ? moi, les longues promenades. Mais elle insistait.
Nous frquentions ainsi tr?s sportivement le Bois de Boulogne, pendant quelques heures, chaque apr?s-midi, le Tour des Lacs .
La nature est une chose effrayante et m?me quand elle est fermement domestique, comme au Bois, elle donne encore une sorte dangoisse aux vritables citadins. Ils se livrent alors assez facilement aux confidences. Rien ne vaut le Bois de Boulogne, tout humide, grillag, graisseux et pel quil est, pour faire affluer les souvenirs, incoercibles, chez les gens des villes en promenade entre les arbres. Lola nchappait pas ? cette mlancolique et confidente inquitude. Elle me raconta mille choses ? peu pr?s sinc?res, en nous promenant ainsi, sur sa vie de New York, sur ses petites amies de l?-bas.
Je narrivais pas ? dm?ler tout ? fait le vraisemblable, dans cette trame complique de dollars, de fian?ailles, de divorces, dachats de robes et de bijoux dont son existence me paraissait comble.
Nous all?mes ce jour?l? vers le champ de courses. On rencontrait encore dans ces parages des fiacres nombreux et des enfants sur des ?nes, et dautres enfants ? faire de la poussi?re et des autos bondes de permissionnaires qui narr?taient pas de chercher en vitesse des femmes vacantes par les petites alles, entre deux trains, soulevant plus de poussi?re encore, presss daller d?ner et de faire lamour, agits et visqueux, aux aguets, tracasss par lheure implacable et le dsir de vie. Ils en transpiraient de passion et de chaleur aussi.
Le Bois tait moins bien tenu qu? lhabitude, nglig, administrativement en suspens.
Cet endroit devait ?tre bien joli avant la guerre?.. remarquait Lola. lgant?.. Racontez-moi, Ferdinand!.. Les courses ici?.. tait-ce comme chez nous ? New York?..
? vrai dire, je ny tais jamais all, moi, aux courses avant la guerre, mais jinventais instantanment pour la distraire cent dtails colors sur ce sujet, ? laide des rcits quon men avait faits, ? droite et ? gauche. Les robes Les lgantes Les coups tincelants Le dpart Les trompes all?gres et volontaires Le saut de la rivi?re Le Prsident de la Rpublique La fi?vre ondulante des enjeux, etc.
Elle lui plut si fort ma description idale que ce rcit nous rapprocha. ? partir de ce moment, elle crut avoir dcouvert Lola que nous avions au moins un go?t en commun, chez moi bien dissimul, celui des solennits mondaines. Elle men embrassa m?me spontanment dmotion, ce qui lui arrivait rarement, je dois le dire. Et puis la mlancolie des choses ? la mode rvolues la touchait. Chacun pleure ? sa fa?on le temps qui passe. Lola ctait par les modes mortes quelle sapercevait de la fuite des annes.
Ferdinand, demanda-t-elle, croyez-vous quil y en aura encore des courses dans ce champ-l??
Quand la guerre sera finie, sans doute, Lola
Cela nest pas certain, nest-ce pas?..
Non, pas certain
Cette possibilit quil ny e?t plus jamais de courses ? Longchamp la dconcertait. La tristesse du monde saisit les ?tres comme elle peut, mais ? les saisir elle semble parvenir presque toujours.
Supposez quelle dure encore longtemps la guerre, Ferdinand, des annes par exemple Alors il sera trop tard pour moi Pour revenir ici Me comprenez-vous Ferdinand?.. Jaime tant, vous savez, les jolis endroits comme ceux-ci Bien mondains Bien lgants Il sera trop tard Pour toujours trop tard Peut-?tre Je serai vieille alors, Ferdinand. Quand elles reprendront les runions Je serai vieille dj? Vous verrez Ferdinand, il sera trop tard Je sens quil sera trop tard
Et la voil? retourne dans sa dsolation, comme pour les deux livres. Je lui donnai pour la rassurer toutes les esprances auxquelles je pouvais penser Quelle navait en somme que vingt et trois annes Que la guerre allait passer bien vite Que les beaux jours reviendraient Comme avant, plus beaux quavant. Pour elle au moins Mignonne comme elle tait Le temps perdu! Elle le rattraperait sans dommage!.. Les nommages Les admirations, ne lui manqueraient pas de sit?t Elle fit semblant de ne plus avoir de peine pour me faire plaisir.
Il faut marcher encore? demandait-elle.
Pour maigrir?
Ah! cest vrai, joubliais cela
Nous quitt?mes Longchamp, les enfants taient partis des alentours. Plus que de la poussi?re. Les permissionnaires pourchassaient encore le Bonheur, mais hors des futaies ? prsent, traqu quil devait ?tre, le Bonheur, entre les terrasses de la Porte Maillot.
Nous longions les berges vers Saint-Cloud, voiles du halo dansant des brumes qui montent de lautomne. Pr?s du pont, quelques pniches touchaient du nez les arches, durement enfonces dans leau par le charbon jusquau plat-bord.
Limmense ventail de verdure du parc se dploie au-dessus des grilles. Ces arbres ont la douce ampleur et la force des grands r?ves. Seulement des arbres, je men mfiais aussi depuis que jtais pass par leurs embuscades. Un mort derri?re chaque arbre. La grande alle montait entre deux ranges roses vers les fontaines. ? c?t du kiosque la vieille dame aux sodas semblait lentement rassembler toutes les ombres du soir autour de sa jupe. Plus loin dans les chemins de c?t flottaient les grands cubes et rectangles tendus de toiles sombres, les baraques dune f?te que la guerre avait surprise l?, et comble soudain de silence.
Cest voil? un an quils sont partis dj?! nous rappelait la vieille aux sodas. ? prsent, il ny passe pas deux personnes par jour ici Jy viens encore moi par lhabitude On voyait tant de monde par ici!..
Elle navait rien compris la vieille au reste de ce qui stait pass, rien que cela. Lola voulut que nous passions aupr?s de ces tentes vides, une dr?le denvie triste quelle avait.
Nous en compt?mes une vingtaine, des longues garnies de glaces, des petites, bien plus nombreuses, des confiseries foraines, des loteries, un petit th?tre m?me, tout travers de courants dair; entre chaque arbre il y en avait, partout, des baraques, lune delles, vers la grande alle, navait m?me plus ses rideaux, vente comme un vieux myst?re.
Elles penchaient dj? vers les feuilles et la boue les tentes. Nous nous arr?t?mes aupr?s de la derni?re, celle qui sinclinait plus que les autres et tanguait sur ses poteaux, dans le vent, comme un bateau, voiles folles, pr?t ? rompre sa derni?re corde. Elle vacillait, sa toile du milieu secouait dans le vent montant, secouait vers le ciel, au-dessus du toit. Au fronton de la baraque on lisait son vieux nom en vert et rouge; ctait la baraque dun tir: Le Stand des Nations quil sappelait.
Plus personne pour le garder non plus. Il tirait peut-?tre avec les autres le propritaire ? prsent, avec les clients.
Comme les petites cibles dans la boutique en avaient re?u des balles! Toutes cribles de petits points blancs! Une noce pour la rigolade que ?a reprsentait: au premier rang, en zinc, la marie avec ses fleurs, le cousin, le militaire, le promis, avec une grosse gueule rouge, et puis au deuxi?me rang des invits encore, quon avait d? tuer bien des fois quand elle marchait encore la f?te.
Je suis s?re que vous devez bien tirer, vous Ferdinand? Si ctait la f?te encore, je ferais un match avec vous!.. Nest-ce pas que vous tirez bien Ferdinand?
Non, je ne tire pas tr?s bien
Au dernier rang derri?re la noce, un autre rang peinturlur, la Mairie avec son drapeau. On devait tirer dans la Mairie aussi quand ?a fonctionnait, dans les fen?tres qui souvraient alors dun coup sec de sonnette, sur le petit drapeau en zinc m?me on tirait. Et puis sur le rgiment qui dfilait, en pente, ? c?t, comme le mien, place Clichy, celui-ci entre les pipes et les petits ballons, sur tout ?a on avait tir tant quon avait pu, ? prsent sur moi on tirait, hier, demain.
Sur moi aussi quon tire Lola! que je ne pus memp?cher de lui crier.
Venez! fit?elle alors Vous dites des b?tises, Ferdinand, et nous allons attraper froid.
Nous descend?mes vers Saint-Cloud par la grande alle, la Royale, en vitant la boue, elle me tenait par la main, la sienne tait toute petite, mais je ne pouvais plus penser ? autre chose qu? la noce en zinc du Stand de l?-haut quon avait laisse dans lombre de lalle. Joubliais m?me de lembrasser Lola, ctait plus fort que moi. Je me sentais tout bizarre. Cest m?me ? partir de ce moment?l?, je crois, que ma t?te est devenue si difficile ? tranquilliser avec ses ides dedans.
Quand nous parv?nmes au pont de Saint-Cloud, il faisait tout ? fait sombre.
Ferdinand, voulez-vous d?ner chez Duval? Vous aimez bien Duval, vous Cela vous changerait les ides On y rencontre toujours beaucoup de monde ? moins que vous ne prfriez d?ner dans ma chambre? Elle tait bien prvenante, en somme, ce soir-l?.
Nous nous dcid?mes finalement pour Duval. Mais ? peine tions-nous ? table que lendroit me parut insens. Tous ces gens assis en rangs autour de nous me donnaient limpression dattendre eux aussi que des balles les assaillent de partout pendant quils bouffaient.
Allez-vous-en tous! que je les ai prvenus. Foutez le camp! on va tirer! Vous tuer! Nous tuer tous!
On ma ramen ? lh?tel de Lola, en vitesse. Je voyais partout la m?me chose. Tous les gens qui dfilaient dans les couloirs du Paritz semblaient aller se faire tirer et les employs derri?re la grande Caisse, eux aussi, tout juste faits pour ?a, et le type den bas m?me, du Paritz, avec son uniforme bleu comme le ciel et dor comme le soleil, le concierge quon lappelait, et puis des militaires, des officiers dambulants, des gnraux, moins beaux que lui bien s?r, mais en uniforme quand m?me, partout un tir immense, dont on ne sortirait pas, ni les uns ni les autres. Ce ntait plus une rigolade.
On va tirer! que je leur criais moi, du plus fort que je pouvais, au milieu du grand salon. On va tirer! Foutez donc le camp tous!.. Et puis par la fen?tre que jai cri ?a aussi. ?a me tenait. Un vrai scandale. Pauvre soldat! quon disait. Le concierge ma emmen au bar bien doucement, par lamabilit. Il ma fait boire et jai bien bu, et puis enfin les gendarmes sont venus me chercher, plus brutalement eux. Dans le Stand des Nations il y en avait aussi des gendarmes. Je les avais vus. Lola membrassa et les aida ? memmener avec leurs menottes.
Alors je suis tomb malade, fivreux, rendu fou, quils ont expliqu ? lh?pital, par la peur. Ctait possible. La meilleure des choses ? faire, nest-ce pas, quand on est dans ce monde, cest den sortir? Fou ou pas, peur ou pas.
?a a fait des histoires. Les uns ont dit: Ce gar?on-l?, cest un anarchiste, on va donc le fusiller, cest le moment, et tout de suite, y a pas ? hsiter, faut pas lanterner, puisque cest la guerre!.. Mais il y en avait dautres, plus patients, qui voulaient que je soye seulement syphilitique et bien sinc?rement fol et quon menferme en consquence jusqu? la paix, ou tout au moins pendant des mois, parce queux les pas fous, qui avaient toute leur raison, quils disaient, ils voulaient me soigner pendant queux seulement ils feraient la guerre. ?a prouve que pour quon vous croye raisonnable, rien de tel que de possder un sacr culot. Quand on a un bon culot, ?a suffit, presque tout alors vous est permis, absolument tout, on a la majorit pour soi et cest la majorit qui dcr?te de ce qui est fou et ce qui ne lest pas.
Cependant mon diagnostic demeurait tr?s douteux. Il fut donc dcid par les autorits de me mettre en observation pendant un temps. Ma petite amie Lola eut la permission de me rendre quelques visites, et ma m?re aussi. Ctait tout.
Nous tions hbergs nous, les blesss troubles, dans un lyce dIssy-les-Moulineaux, organis bien expr?s pour recevoir et traquer doucement ou fortement aux aveux, selon les cas, ces soldats dans mon genre dont lidal patriotique tait simplement compromis ou tout ? fait malade. On ne nous traitait pas absolument mal, mais on se sentait tout le temps, tout de m?me, guett par un personnel dinfirmiers silencieux et dots dnormes oreilles.
Apr?s quelque temps de soumission ? cette surveillance on sortait discr?tement pour sen aller, soit vers lasile dalins, soit au front, soit encore assez souvent au poteau.
Parmi les copains rassembls dans ces locaux louches, je me demandais toujours lequel tait en train, parlant bas au rfectoire, de devenir un fant?me.
Pr?s de la grille, ? lentre, dans son petit pavillon, demeurait la concierge, celle qui nous vendait des sucres dorge et des oranges et ce quil fallait en m?me temps pour se recoudre des boutons. Elle nous vendait encore en plus, du plaisir. Pour les sous?officiers, ctait dix francs le plaisir. Tout le monde pouvait en avoir. Seulement en se mfiant des confidences quon lui faisait trop aisment dans ces moments-l?. Elles pouvaient co?ter cher ces expansions. Ce quon lui confiait, elle le rptait au mdecin-chef, scrupuleusement, et ?a vous passait au dossier pour le Conseil de guerre. Il semblait bien prouv quelle avait ainsi fait fusiller, ? coups de confidences, un brigadier de Spahis qui navait pas vingt ans, plus un rserviste du Gnie qui avait aval des clous pour se donner mal ? lestomac et puis encore un autre hystrique, celui qui lui avait racont comment il prparait ses crises de paralysie au front Moi, pour me t?ter, elle me proposa certain soir le livret dun p?re de famille de six enfants, qutait mort quelle disait, et que ?a pouvait me servir, ? cause des affectations de larri?re. En somme, ctait une vicieuse. Au lit par exemple, ctait une superbe affaire et on y revenait et elle nous donnait bien de la joie. Pour une garce cen tait une vraie. Faut ?a dailleurs pour faire bien jouir. Dans cette cuisine-l?, celle du derri?re, la coquinerie, apr?s tout, cest comme le poivre dans une bonne sauce, cest indispensable et ?a lie.
Les b?timents du lyce souvraient sur une tr?s ample terrasse, dore lt, au milieu des arbres, et do? se dcouvrait magnifiquement Paris, en sorte de glorieuse perspective. Ctait l? que le jeudi nos visiteurs nous attendaient et Lola parmi eux, venant mapporter ponctuellement g?teaux, conseils et cigarettes.
Nos mdecins nous les voyions chaque matin. Ils nous interrogeaient avec bienveillance, mais on ne savait jamais ce quils pensaient au juste. Ils promenaient autour de nous, dans des mines toujours affables, notre condamnation ? mort.
Beaucoup de malades parmi ceux qui taient l? en observation, parvenaient, plus motifs que les autres, dans cette ambiance doucereuse, ? un tat de telle exaspration quils se levaient la nuit au lieu de dormir, arpentaient le dortoir de long en large, protestaient tout haut contre leur propre angoisse, crisps entre lesprance et le dsespoir, comme sur un pan tra?tre de montagne. Ils peinaient des jours et des jours ainsi et puis un soir ils se laissaient choir dun coup tout en bas et allaient tout avouer de leur affaire au mdecin?chef. On ne les revoyait plus ceux-l?, jamais. Moi non plus, je ntais pas tranquille. Mais quand on est faible ce qui donne de la force, cest de dpouiller les hommes quon redoute le plus, du moindre prestige quon a encore tendance ? leur pr?ter. Il faut sapprendre ? les considrer tels quils sont, pires quils sont cest-?-dire, ? tous les points de vue. ?a dgage, ?a vous affranchit et vous dfend au?del? de tout ce quon peut imaginer. ?a vous donne un autre vous-m?me. On est deux.
Leurs actions, d?s lors, ne vous ont plus ce sale attrait mystique qui vous affaiblit et vous fait perdre du temps et leur comdie ne vous est alors nullement plus agrable et plus utile ? votre progr?s intime que celle du plus bas cochon.
? c?t de moi, voisin de lit, couchait un caporal, engag volontaire aussi. Professeur avant le mois dao?t dans un lyce de Touraine, o? il enseignait, mapprit-il, lhistoire et la gographie. Au bout de quelques mois de guerre, il stait rvl voleur ce professeur, comme pas un. On ne pouvait plus lemp?cher de drober au convoi de son rgiment des conserves, dans les four-gons de lIntendance, aux rserves de la Compagnie, et partout ailleurs o? il en trouvait.
Avec nous autres il avait donc chou l?, vague en instance de Conseil de guerre. Cependant, comme sa famille sacharnait ? prouver que les obus lavaient stupfi, dmoralis, linstruction diffrait son jugement de mois en mois. Il ne me parlait pas beaucoup. Il passait des heures ? se peigner la barbe, mais quand il me parlait, ctait presque toujours de la m?me chose, du moyen quil avait dcouvert pour ne plus faire denfants ? sa femme. tait-il fou vraiment? Quand le moment du monde ? lenvers est venu et que cest ?tre fou que de demander pourquoi on vous assassine, il devient vident quon passe pour fou ? peu de frais. Encore faut-il que ?a prenne, mais quand il sagit dviter le grand cartelage il se fait dans certains cerveaux de magnifiques efforts dimagination.
Tout ce qui est intressant se passe dans lombre, dcidment. On ne sait rien de la vritable histoire des hommes.
Princhard, il sappelait, ce professeur. Que pouvait-il bien avoir dcid, lui, pour sauver ses carotides, ses poumons et ses nerfs optiques? Voici la question essentielle, celle quil aurait fallu nous poser entre nous hommes pour demeurer strictement humains et pratiques. Mais nous tions loin de l?, titubants dans un idal dabsurdits, gards par les poncifs belliqueux et insanes, rats enfums dj?, nous tentions, en folie, de sortir du bateau de feu, mais navions aucun plan densemble, aucune confiance les uns dans les autres. Ahuris par la guerre, nous tions devenus fous dans un autre genre: la peur. Lenvers et lendroit de la guerre.
Il me marquait quand m?me, ? travers ce commun dlire, une certaine sympathie, ce Princhard, tout en se mfiant de moi, bien s?r.
O? nous nous trouvions, ? lenseigne o? tous nous tions logs, il ne pouvait exister ni amiti, ni confiance. Chacun laissait seulement entendre ce quil croyait ?tre favorable ? sa peau, puisque tout ou presque allait ?tre rpt par les mouchards ? laff?t.
De temps en temps, lun dentre nous disparaissait, cest que son affaire tait constitue, quelle se terminerait au Conseil de guerre, ? Biribi ou au front et pour les mieux servis ? lAsile de Clamart.
Dautres guerriers douteux arrivaient encore, toujours, de toutes les armes, des tr?s jeunes et des presque vieux, avec la frousse ou bien cr?neurs, leurs femmes et leurs parents leur rendaient visite, leurs petits aussi, yeux carquills, le jeudi.
Tout ce monde pleurait dabondance, dans le parloir, sur le soir surtout. Limpuissance du monde dans la guerre venait pleurer l?, quand les femmes et les petits sen allaient, par le couloir blafard de gaz, visites finies, en tra?nant les pieds. Un grand troupeau de pleurnicheurs ils formaient, rien que ?a, dgo?tants.
Pour Lola, venir me voir dans cette sorte de prison, ctait encore une aventure. Nous deux, nous ne pleurions pas. Nous navions nulle part, nous, o? prendre des larmes.
Est-ce vrai que vous soyez rellement devenu fou, Ferdinand? me demande-t-elle un jeudi.
Je le suis! avouai-je.
Alors, ils vont vous soigner ici?
On ne soigne pas la peur, Lola.
Vous avez donc peur tant que ?a?
Et plus que ?a encore, Lola, si peur, voyez-vous, que si je meurs de ma mort ? moi, plus tard, je ne veux surtout pas quon me br?le! Je voudrais quon me laisse en terre, pourrir au cimeti?re, tranquillement, l?, pr?t ? revivre peut-?tre Sait-on jamais! Tandis que si on me br?lait en cendres, Lola, comprenez?vous, ?a serait fini, bien fini Un squelette, malgr tout, ?a ressemble encore un peu ? un homme Cest toujours plus pr?t ? revivre que des cendres Des cendres cest fini!.. Quen dites-vous?.. Alors, nest-ce pas, la guerre
Oh! Vous ?tes donc tout ? fait l?che, Ferdinand! Vous ?tes rpugnant comme un rat
Oui, tout ? fait l?che, Lola, je refuse la guerre et tout ce quil y a dedans Je ne la dplore pas moi Je ne me rsigne pas moi Je ne pleurniche pas dessus moi Je la refuse tout net, avec tous les hommes quelle contient, je ne veux rien avoir ? faire avec eux, avec elle. Seraient-ils neuf cent quatre-vingt-quinze millions et moi tout seul, cest eux qui ont tort, Lola, et cest moi qui ai raison, parce que je suis le seul ? savoir ce que je veux: je ne veux plus mourir.
Mais cest impossible de refuser la guerre, Ferdinand! Il ny a que les fous et les l?ches qui refusent la guerre quand leur Patrie est en danger
Alors vivent les fous et les l?ches! Ou plut?t survivent les fous et les l?ches! Vous souvenez?vous dun seul nom par exemple, Lola, dun de ces soldats tus pendant la guerre de Cent Ans?.. Avez-vous jamais cherch ? en conna?tre un seul de ces noms?.. Non, nest-ce pas?.. Vous navez jamais cherch? Ils vous sont aussi anonymes, indiffrents et plus inconnus que le dernier atome de ce presse-papier devant nous, que votre crotte du matin Voyez donc bien quils sont morts pour rien, Lola! Pour absolument rien du tout, ces crtins! Je vous laffirme! La preuve est faite! Il ny a que la vie qui compte. Dans dix mille ans dici, je vous fais le pari que cette guerre, si remarquable quelle nous paraisse ? prsent, sera compl?tement oublie ? peine si une douzaine drudits se chamailleront encore par-ci, par-l?, ? son occasion et ? propos des dates des principales hcatombes dont elle fut illustre Cest tout ce que les hommes ont russi jusquici ? trouver de mmorable au sujet les uns des autres ? quelques si?cles, ? quelques annes et m?me ? quelques heures de distance Je ne crois pas ? lavenir, Lola
Lorsquelle dcouvrit ? quel point jtais devenu fanfaron de mon honteux tat, elle cessa de me trouver pitoyable le moins du monde Mprisable elle me jugea, dfinitivement.
Elle rsolut de me quitter sur-le-champ. Cen tait trop. En la reconduisant jusquau portillon de notre hospice ce soir-l?, elle ne membrassa pas.
Dcidment, il lui tait impossible dadmettre quun condamn ? mort nait pas en m?me temps re?u la vocation. Quand je lui demandai des nouvelles de nos cr?pes, elle ne me rpondit pas non plus.
En rentrant ? la chambre je trouvai Princhard devant la fen?tre essayant des lunettes contre la lumi?re du gaz au milieu dun cercle de soldats. Cest une ide qui lui tait venue, nous expliqua-t-il, au bord de la mer, en vacances, et puisque ctait lt ? prsent, il entendait les porter pendant la journe, dans le parc. Il tait immense ce parc et fort bien surveill dailleurs par des escouades dinfirmiers alertes. Le lendemain donc Princhard insista pour que je laccompagne jusqu? la terrasse pour essayer les belles lunettes. Lapr?s-midi rutilait splendide sur Princhard, dfendu par ses verres opaques; je remarquai quil avait le nez presque transparent aux narines et quil respirait avec prcipitation.
Mon ami, me confia?t?il, le temps passe et ne travaille pas pour moi Ma conscience est inaccessible aux remords, je suis libr, Dieu merci! de ces timidits Ce ne sont pas les crimes qui se comptent en ce monde Il y a longtemps quon y a renonc Ce sont les gaffes Et je crois en avoir commis une Tout ? fait irrmdiable
En volant les conserves?
Oui, javais cru cela malin, imaginez! Pour me faire soustraire ? la bataille et de cette fa?on, honteux, mais vivant encore, pour revenir en la paix comme on revient, extnu, ? la surface de la mer apr?s un long plongeon Jai bien failli russir Mais la guerre dure dcidment trop longtemps On ne con?oit plus ? mesure quelle sallonge dindividus suffisamment dgo?tants pour dgo?ter la Patrie Elle sest mise ? accepter tous les sacrifices, do? quils viennent, toutes les viandes la Patrie Elle est devenue infiniment indulgente dans le choix de ses martyrs la Patrie! Actuellement il ny a plus de soldats indignes de porter les armes et surtout de mourir sous les armes et par les armes On va faire, derni?re nouvelle, un hros avec moi!.. Il faut que la folie des massacres soit extraordinairement imprieuse, pour quon se mette ? pardonner le vol dune bo?te de conserve! que dis-je? ?loublier! Certes, nous avons lhabitude dadmirer tous les jours dimmenses bandits, dont le monde entier vn?re avec nous lopulence et dont lexistence se dmontre cependant d?s quon lexamine dun peu pr?s comme un long crime chaque jour renouvel, mais ces gens-l? jouissent de gloire, dhonneurs et de puissance, leurs forfaits sont consacrs par les lois, tandis quaussi loin quon se reporte dans lhistoire et vous savez que je suis pay pour la conna?tre tout nous dmontre quun larcin vniel, et surtout daliments mesquins, tels que cro?tes, jambon ou fromage, attire sur son auteur immanquablement lopprobre formel, les reniements catgoriques de la communaut, les ch?timents majeurs, le dshonneur automatique et la honte inexpiable, et cela pour deux raisons, tout dabord parce que lauteur de tels forfaits est gnralement un pauvre et que cet tat implique en lui-m?me une indignit capitale et ensuite parce que son acte comporte une sorte de tacite reproche envers la communaut. Le vol du pauvre devient une malicieuse reprise individuelle, me comprenez-vous?.. O? irions-nous? Aussi la rpression des menus larcins sexerce-t-elle, remarquez-le, sous tous les climats, avec une rigueur extr?me, comme moyen de dfense sociale non seulement, mais encore et surtout comme une recommandation sv?re ? tous les malheureux davoir ? se tenir ? leur place et dans leur caste, peinards, joyeusement rsigns ? crever tout au long des si?cles et indfiniment de mis?re et de faim Jusquici cependant, il restait aux petits voleurs un avantage dans la Rpublique, celui d?tre privs de lhonneur de porter les armes patriotes. Mais d?s demain, cet tat de choses va changer, jirai reprendre d?s demain, moi voleur, ma place aux armes Tels sont les ordres En haut lieu, on a dcid de passer lponge sur ce quils appellent mon moment dgarement et ceci, notez-le bien, en considration de ce quon intitule aussi lhonneur de ma famille. Quelle mansutude! Je-vous le demande camarade, est-ce donc ma famille qui va sen aller servir de passoire et de tri aux balles fran?aises et allemandes mlanges?.. Ce sera bien moi tout seul, nest-ce pas? Et quand je serai mort, est-ce lhonneur de ma famille qui me fera ressusciter?.. Tenez, je la vois dici, ma famille, les choses de la guerre passes Comme tout passe Joyeusement alors gambadante ma famille sur les gazons de lt revenu, je la vois dici par les beaux dimanches Cependant qu? trois pieds dessous, moi papa, ruisselant dasticots et bien plus infect quun kilo dtrons de 14 juillet pourrira fantastiquement de toute sa viande d?ue Engraisser les sillons du laboureur anonyme cest le vritable avenir du vritable soldat! Ah! camarade! Ce monde nest je vous lassure quune immense entreprise ? se foutre du monde! Vous ?tes jeune. Que ces minutes sagaces vous comptent pour des annes! coutez-moi bien, camarade, et ne le laissez plus passer sans bien vous pntrer de son importance, ce signe capital dont resplendissent toutes les hypocrisies meurtri?res de notre Socit: Lattendrissement sur le sort, sur la condition du miteux Je vous le dis, petits bonshommes, couillons de la vie, battus, ran?onns, transpirants de toujours, je vous prviens, quand les grands de ce monde se mettent ? vous aimer, cest quils vont vous tourner en saucissons de bataille Cest le signe Il est infaillible. Cest par laffection que ?a commence. Louis XIV lui au moins, quon se souvienne, sen foutait ? tout rompre du bon peuple. Quant ? Louis XV, du m?me. Il sen barbouillait le pourtour anal. On ne vivait pas bien en ce temps-l?, certes, les pauvres nont jamais bien vcu, mais on ne mettait pas ? les triper lent?tement et lacharnement quon trouve ? nos tyrans daujourdhui. Il ny a de repos, vous dis-je, pour les petits, que dans le mpris des grands qui ne peuvent penser au peuple que par intr?t ou sadisme Les philosophes, ce sont eux, notez-le encore pendant que nous y sommes, qui ont commenc par raconter des histoires au bon peuple Lui qui ne connaissait que le catchisme! Ils se sont mis, proclam?rent-ils, ? lduquer Ah! ils en avaient des vrits ? lui rvler! et des belles! Et des pas fatigues! Qui brillaient! Quon en restait tout bloui! Cest ?a! quil a commenc par dire, le bon peuple, cest bien ?a! Cest tout ? fait ?a! Mourons tous pour ?a! Il ne demande jamais qu? mourir le peuple! Il est ainsi. Vive Diderot! quils ont gueul et puis Bravo Voltaire! En voil? au moins des philosophes! Et vive aussi Carnot qui organise si bien les victoires! Et vive tout le monde! Voil? au moins des gars qui ne le laissent pas crever dans lignorance et le ftichisme le bon peuple! Ils lui montrent eux les routes de la Libert! Ils lmancipent! ?a na pas tra?n! Que tout le monde dabord sache lire les journaux! Cest le salut! Nom de Dieu! Et en vitesse! Plus dillettrs! Il en faut plus! Rien que des soldats citoyens! Qui votent! Qui lisent! Et qui se battent! Et qui marchent! Et qui envoient des baisers! ? ce rgime?l?, bient?t il fut fin m?r le bon peuple. Alors nest-ce pas lenthousiasme d?tre libr il faut bien que ?a serve ? quelque chose? Danton ntait pas loquent pour les prunes. Par quelques coups de gueule si bien sentis, quon les entend encore, il vous la mobilis en un tour de main le bon peuple! Et ce fut le premier dpart des premiers bataillons dmancips frntiques! Des premiers couillons voteurs et drapeautiques quemmena le Dumouriez se faire trouer dans les Flandres! Pour lui-m?me Dumouriez, venu trop tard ? ce petit jeu idaliste, enti?rement indit, prfrant somme toute le pognon, il dserta. Ce fut notre dernier mercenaire Le soldat gratuit ?a ctait du nouveau Tellement nouveau que Goethe, tout Goethe quil tait, arrivant ? Valmy en re?ut plein la vue. Devant ces cohortes loqueteuses et passionnes qui venaient se faire tripailler spontanment par le roi de Prusse pour la dfense de lindite fiction patriotique, Goethe eut le sentiment quil avait encore bien des choses ? apprendre. De ce jour, clama?t?il, magnifiquement, selon les habitudes de son gnie, commence une poque nouvelle! Tu parles! Par la suite, comme le syst?me tait excellent, on se mit ? fabriquer des hros en srie, et qui co?t?rent de moins en moins cher, ? cause du perfectionnement du syst?me. Tout le monde sen est bien trouv. Bismarck, les deux Napolon, Barr?s aussi bien que la cavali?re Eisa. La religion drapeautique rempla?a promptement la cleste, vieux nuage dj? dgonfl par la Rforme et condens depuis longtemps en tirelires piscopales. Autrefois, la mode fanatique, ctait Vive Jsus! Au b?cher les hrtiques!, mais rares et volontaires apr?s tout les hrtiques Tandis que dsormais, o? nous voici, cest par hordes immenses que les cris: Au poteau les salsifis sans fibres! Les citrons sans jus! Les innocents lecteurs! Par millions face ? droite! provoquent les vocations. Les hommes qui ne veulent ni dcoudre, ni assassiner personne, les Pacifiques puants, quon sen empare et quon les cart?le! Et les trucide aussi de treize fa?ons et bien fades! Quon leur arrache pour leur apprendre ? vivre les tripes du corps dabord, les yeux des orbites, et les annes de leur sale vie baveuse! Quon les fasse par lgions et lgions encore, crever, tourner en mirlitons, saigner, fumer dans les acides, et tout ?a pour que la Patrie en devienne plus aime, plus joyeuse et plus douce! Et sil y en a l?-dedans des immondes qui se refusent ? comprendre ces choses sublimes, ils nont qu? aller senterrer tout de suite avec les autres, pas tout ? fait cependant, mais au fin bout du cimeti?re, sous lpitaphe infamante des l?ches sans idal, car ils auront perdu, ces ignobles, le droit magnifique ? un petit bout dombre du monument adjudicataire et communal lev pour les morts convenables dans lalle du centre, et puis aussi perdu le droit de recueillir un peu de lcho du Ministre qui viendra ce dimanche encore uriner chez le Prfet et frmir de la gueule au-dessus des tombes apr?s le djeuner
Mais du fond du jardin, on lappela Princhard. Le mdecin?chef le faisait demander durgence par son infirmier de service.
Jy vais , quil a rpondu Princhard, et neut que le temps juste de me passer le brouillon du discours quil venait ainsi dessayer sur moi. Un truc de cabotin.
Lui, Princhard, je ne le revis jamais. Il avait le vice des intellectuels, il tait futile. Il savait trop de choses ce gar?on-l? et ces choses lembrouillaient. Il avait besoin de tas de trucs pour sexciter, se dcider.
Cest loin dj? de nous le soir o? il est parti, quand jy pense. Je men souviens bien quand m?me. Ces maisons du faubourg qui limitaient notre parc se dtachaient encore une fois, bien nettes, comme font toutes les choses avant que le soir les prenne. Les arbres grandissaient dans lombre et montaient au ciel rejoindre la nuit.
Je nai jamais rien fait pour avoir de ses nouvelles, pour savoir sil tait vraiment disparu ce Princhard, comme on la rpt. Mais cest mieux quil soit disparu.
Dj? notre paix hargneuse faisait dans la guerre m?me ses semences.
On pouvait deviner ce quelle serait, cette hystrique rien qu? la voir sagiter dj? dans la taverne de lOlympia. En bas dans la longue cave-dancing louchante aux cent glaces, elle trpignait dans la poussi?re et le grand dsespoir en musique ngro-judo-saxonne. Britanniques et Noirs m?ls. Levantins et Russes, on en trouvait partout, fumants, braillants, mlancoliques et militaires, tout du long des sofas cramoisis. Ces uniformes dont on commence ? ne plus se souvenir quavec bien de la peine furent les semences de laujourdhui, cette chose qui pousse encore et qui ne sera tout ? fait devenue fumier quun peu plus tard, ? la longue.
Bien entra?ns au dsir par quelques heures ? lOlympia chaque semaine, nous allions en groupe faire une visite ensuite ? notre ling?re-ganti?re-libraire Mme Herote, dans lImpasse des Beresinas, derri?re les Folies-Berg?re, ? prsent disparue, o? les petits chiens venaient avec leurs petites filles, en laisse, faire leurs besoins.
Nous y venions nous, chercher notre bonheur ? t?tons, que le monde entier mena?ait avec rage. On en tait honteux de cette envie-l?, mais il fallait bien sy mettre tout de m?me! Cest plus difficile de renoncer ? lamour qu? la vie. On passe son temps ? tuer ou ? adorer en ce monde et cela tout ensemble. Je te hais! Je tadore! On se dfend, on sentretient, on repasse sa vie au bip?de du si?cle suivant, avec frnsie, ? tout prix, comme si ctait formidablement agrable de se continuer, comme si ?a allait nous rendre, au bout du compte, ternels. Envie de sembrasser malgr tout, comme on se gratte.
Jallais mieux mentalement, mais ma situation militaire demeurait assez indcise. On me permettait de sortir en ville de temps en temps. Notre ling?re sappelait donc Mme Herote. Son front tait bas et si born quon en demeurait, devant elle, mal ? laise au dbut, mais ses l?vres si bien souriantes par contre, et si charnues quon ne savait plus comment sy prendre ensuite pour lui chapper. ? labri dune volubilit formidable, dun temprament inoubliable, elle abritait une srie dintentions simples, rapaces, pieusement commerciales.
Fortune elle se mit ? faire en quelques mois, gr?ce aux allis et ? son ventre surtout. On lavait dbarrasse de ses ovaires il faut le dire, opre de salpingite lanne prcdente. Cette castration libratrice fit sa fortune. Il y a de ces blennorragies fminines qui se dmontrent providentielles. Une femme qui passe son temps ? redouter les grossesses nest quune esp?ce dimpotente et nira jamais bien loin dans la russite.
Les vieux et les jeunes gens aussi croient, je le croyais, quon trouvait moyen de faire facilement lamour et pour pas cher dans larri?re-boutique de certaines librairies-lingeries. Cela tait encore exact, il y a quelque vingt ans, mais depuis, bien des choses ne se font plus, celles-l? surtout parmi les plus agrables. Le puritanisme anglo-saxon nous dess?che chaque mois davantage, il a dj? rduit ? peu pr?s ? rien la gaudriole impromptue des arri?re-boutiques. Tout tourne au mariage et ? la correction.
Mme Herote sut mettre ? bon profit les derni?res licences quon avait encore de baiser debout et pas cher. Un commissaire-priseur dsCuvr passa devant son magasin certain dimanche, il y entra, il y est toujours. Gaga, il ltait un peu, il le demeura, sans plus. Leur bonheur ne fit aucun bruit. ? lombre des journaux dlirants dappels aux sacrifices ultimes et patriotiques, la vie, strictement mesure, farcie de prvoyance, continuait et bien plus astucieuse m?me que jamais. Tels sont lenvers et lendroit, comme la lumi?re et lombre, de la m?me mdaille.
Le commissaire de Mme Herote pla?ait en Hollande des fonds pour ses amis, les mieux renseigns, et pour Mme Herote ? son tour, d?s quils furent devenus confidents. Les cravates, les soutiens-gorge, les presque chemises comme elle en vendait, retenaient clients et clientes et surtout les incitaient ? revenir souvent.
Grand nombre de rencontres trang?res et nationales eurent lieu ? lombre rose de ces brise-bise parmi les phrases incessantes de la patronne dont toute la personne substantielle, bavarde et parfume jusqu? lvanouissement aurait pu rendre grivois le plus ranci des hpatiques. Dans ces mlanges, loin de perdre lesprit, elle retrouvait son compte Mme Herote, en argent dabord, parce quelle prlevait sa d?me sur les ventes en sentiments, ensuite parce quil se faisait beaucoup damour autour delle. Unissant les couples et les dsunissant avec une joie au moins gale, ? coups de ragots, dinsinuations, de trahisons.
Elle imaginait du bonheur et du drame sans dsemparer. Elle entretenait la vie des passions. Son commerce nen marchait que mieux.
Proust, mi-revenant lui-m?me, sest perdu avec une extraordinaire tnacit dans linfinie, la diluante futilit des rites et dmarches qui sentortillent autour des gens du monde, gens du vide, fant?mes de dsirs, partouzards indcis attendant leur Watteau toujours, chercheurs sans entrain dimprobables Cyth?res. Mais Mme Herote, populaire et substantielle dorigine, tenait solidement ? la terre par de rudes apptits, b?tes et prcis.
Si les gens sont si mchants, cest peut-?tre seulement parce quils souffrent, mais le temps est long qui spare le moment o? ils ont cess de souffrir de celui o? ils deviennent un peu meilleurs. La belle russite matrielle et passionnelle de Mme Herote navait pas encore eu le temps dadoucir ses dispositions conqurantes.
Elle ntait pas plus haineuse que la plupart des petites commer?antes dalentour, mais elle se donnait beaucoup de peine ? vous dmontrer le contraire, alors on se souvient de son cas. Sa boutique ntait pas quun lieu de rendez-vous, ctait encore une sorte dentre furtive dans un monde de richesse et de luxe o? je navais jamais malgr tout mon dsir, jusqualors pntr et do? je fus dailleurs limin promptement et pniblement ? la suite dune furtive incursion, la premi?re et la seule.
Les gens riches ? Paris demeurent ensemble, leurs quartiers, en bloc, forment une tranche de g?teau urbain dont la pointe vient toucher au Louvre, cependant que le rebord arrondi sarr?te aux arbres entre le Pont dAuteuil et la Porte des Ternes. Voil?. Cest le bon morceau de la ville. Tout le reste nest que peine et fumier.
Quand on passe du c?t de chez les riches on ne remarque pas dabord de grandes diffrences avec les autres quartiers, si ce nest que les rues y sont un peu plus propres et cest tout. Pour aller faire une excursion dans lintrieur m?me de ces gens, de ces choses, il faut se fier au hasard ou ? lintimit.
Par la boutique de Mme Herote on y pouvait pntrer un peu avant dans cette rserve ? cause des Argentins qui descendaient des quartiers privilgis pour se fournir chez elle en cale?ons et chemises et taquiner aussi son joli choix damies ambitieuses, th?treuses et musiciennes, bien faites, que Mme Herote attirait ? dessein.
? lune delles, moi qui navais rien ? offrir que ma jeunesse, comme on dit, je me mis cependant ? tenir beaucoup trop. La petite Musyne on lappelait dans ce milieu.
Au passage des Beresinas, tout le monde se connaissait de boutique en boutique, comme dans une vritable petite province, depuis des annes coince entre deux rues de Paris, cest-?-dire quon sy piait et sy calomniait humainement jusquau dlire.
Pour ce qui est de la matrielle, avant la guerre, on y discutait entre commer?ants une vie picoreuse et dsesprment conome. Ctait entre autres preuves misreuses le chagrin chronique de ces boutiquiers, d?tre forcs dans leur pnombre de recourir au gaz d?s quatre heures du soir venues, ? cause des talages. Mais il se mnageait ainsi, en retrait, par contre, une ambiance propice aux propositions dlicates.
Beaucoup de boutiques taient malgr tout en train de pricliter ? cause de la guerre, tandis que celle de Mme Herote, ? force de jeunes Argentins, dofficiers ? pcule et des conseils de lami commissaire, prenait un essor que tout le monde, aux environs, commentait, on peut limaginer, en termes abominables.
Notons par exemple qu? cette m?me poque, le cl?bre p?tissier du numro 112 perdit soudain ses belles clientes par leffet de la mobilisation. Les habituelles go?teuses ? longs gants forces tant on avait rquisitionn de chevaux daller ? pied ne revinrent plus. Elles ne devaient plus jamais revenir. Quant ? Sambanet, le relieur de musique, il se dfendit mal lui, soudain, contre lenvie qui lavait toujours possd de sodomiser quelque soldat. Une telle audace dun soir, mal venue, lui fit un tort irrparable aupr?s de certains patriotes qui laccus?rent demble despionnage. Il dut fermer ses rayons.
Par contre Mlle Hermance, au numro 26, dont la spcialit tait jusqu? ce jour larticle de caoutchouc avouable ou non, se serait tr?s bien dbrouille, gr?ce aux circonstances, si elle navait prouv prcisment toutes les difficults du monde ? sapprovisionner en prservatifs quelle recevait dAllemagne.
Seule Mme Herote, en somme, au seuil de la nouvelle poque de la lingerie fine et dmocratique entra facilement dans la prosprit.
On scrivait nombre de lettres anonymes entre boutiques, et des sales. Mme Herote prfrait, quant ? elle, et pour sa distraction, en adresser ? de hauts personnages; en ceci m?me elle manifestait de la forte ambition qui constituait le fond m?me de son temprament. Au Prsident du Conseil, par exemple elle en envoyait, rien que pour lassurer quil tait cocu, et au Marchal Ptain, en anglais, ? laide du dictionnaire, pour le faire enrager. La lettre anonyme? Douche sur les plumes! Mme Herote en recevait chaque jour un petit paquet pour son compte de ces lettres non signes et qui ne sentaient pas bon, je vous lassure. Elle en demeurait pensive, berlue pendant dix minutes environ, mais elle se reconstituait tout aussit?t son quilibre, nimporte comment, avec nimporte quoi, mais toujours, et solidement encore car il ny avait dans sa vie intrieure aucune place pour le doute et encore moins pour la vrit.
Parmi ses clientes et protges, nombre de petites artistes lui arrivaient avec plus de dettes que de robes. Toutes, Mme Herote les conseillait et elles sen trouvaient bien, Musyne entre autres qui me semblait ? moi la plus mignonne de toutes. Un vritable petit ange musicien, une amour de violoniste, une amour bien dessale par exemple, elle me le prouva. Implacable dans son dsir de russir sur la terre, et pas au ciel, elle se dbrouillait au moment o? je la connus, dans un petit acte, tout ce quil y avait de mignon, tr?s parisien et bien oubli, aux Varits.
Elle apparaissait avec son violon dans une mani?re de prologue impromptu, versifi, mlodieux. Un genre adorable et compliqu.
Avec ce sentiment que je lui vouai mon temps devint frntique et se passait en bondissements de lh?pital ? la sortie de son th?tre. Je ntais dailleurs presque jamais seul ? lattendre. Des militaires terrestres la ravissaient ? tour de bras, des aviateurs aussi et bien plus facilement encore, mais le pompon sducteur revenait sans conteste aux Argentins. Leur commerce de viandes froides ? ceux?l?, prenait gr?ce ? la pullulation des contingents nouveaux, les proportions dune force de la nature. La petite Musyne en a bien profit de ces jours mercantiles. Elle a bien fait, les Argentins nexistent plus.
Je ne comprenais pas. Jtais cocu avec tout et tout le monde, avec les femmes, largent et les ides. Cocu et pas content. ? lheure quil est, il marrive encore de la rencontrer Musyne, par hasard, tous les deux ans ou presque, ainsi que la plupart des ?tres quon a connus tr?s bien. Cest le dlai quil nous faut, deux annes, pour nous rendre compte, dun seul coup dCil, intrompable alors, comme linstinct, des laideurs dont un visage, m?me en son temps dlicieux, sest charg.
On demeure comme hsitant un instant devant, et puis on finit par laccepter tel quil est devenu le visage avec cette disharmonie croissante, ignoble, de toute la figure. Il le faut bien dire oui, ? cette soigneuse et lente caricature burine par deux ans. Accepter le temps, ce tableau de nous. On peut dire alors quon sest reconnus tout ? fait (comme un billet tranger quon hsite ? prendre ? premi?re vue) quon ne stait pas tromps de chemin, quon avait bien suivi la vraie route, sans s?tre concerts, limmanquable route pendant deux annes de plus, la route de la pourriture. Et voil? tout.
Musyne, quand elle me rencontrait ainsi, fortuitement, tellement je lpouvantais avec ma grosse t?te, semblait vouloir me fuir absolument, mviter, se dtourner, nimporte quoi Je lui sentais mauvais, ctait vident, de tout un pass, mais moi qui sais son ?ge, depuis trop dannes, elle a beau faire, elle ne peut absolument plus mchapper. Elle reste l? lair g?n devant mon existence, comme devant un monstre. Elle, si dlicate, se croit tenue de me poser des questions balourdes, imbciles, comme en poserait une bonne prise en faute. Les femmes ont des natures de domestiques. Mais elle imagine peut-?tre seulement cette rpulsion, plus quelle ne lprouve; cest lesp?ce de consolation qui me demeure. Je lui sugg?re peut-?tre seulement que je suis immonde. Je suis peut-?tre un artiste dans ce genre-l?. Apr?s tout, pourquoi ny aurait-il pas autant dart possible dans la laideur que dans la beaut? Cest un genre ? cultiver, voil? tout.
Jai cru longtemps quelle tait sotte la petite Musyne, mais ce ntait quune opinion de vaniteux conduit. Vous savez, avant la guerre, on tait tous encore bien plus ignorants et plus fats quaujourdhui. On ne savait presque rien des choses du monde en gnral, enfin des inconscients Les petits types dans mon genre prenaient encore bien plus facilement quaujourdhui des vessies pour des lanternes. D?tre amoureux de Musyne si mignonne je pensais que ?a allait me douer de toutes les puissances, et dabord et surtout du courage qui me manquait, tout ?a parce quelle tait si jolie et si joliment musicienne ma petite amie! Lamour cest comme lalcool, plus on est impuissant et so?l et plus on se croit fort et malin, et s?r de ses droits.
Mme Herote, cousine de nombreux hros dcds, ne sortait plus de son impasse quen grand deuil; encore, nallait-elle en ville que rarement, son commissaire ami se montrant assez jaloux. Nous nous runissions dans la salle ? manger de larri?re-boutique, qui, la prosprit venue, prit bel et bien les allures dun petit salon. On y venait converser, sy distraire, gentiment, convenablement sous le gaz. Petite Musyne, au piano, nous ravissait de classiques, rien que des classiques, ? cause des convenances de ces temps douloureux. Nous demeurions l?, des apr?s-midi, coude ? coude, le commissaire au milieu, ? bercer ensemble nos secrets, nos craintes, et nos espoirs.
La servante de Mme Herote, rcemment engage, tenait beaucoup ? savoir quand les uns allaient se dcider enfin ? se marier avec les autres. Dans sa campagne on ne concevait pas lunion libre. Tous ces Argentins, ces officiers, ces clients fureteurs lui causaient une inquitude presque animale.
Musyne se trouvait de plus en plus souvent accapare par les clients sud?amricains. Je finis de cette fa?on par conna?tre ? fond toutes les cuisines et domestiques de ces messieurs, ? force daller attendre mon aime ? loffice. Les valets de chambre de ces messieurs me prenaient dailleurs pour le maquereau. Et puis, tout le monde finit par me prendre pour un maquereau, y compris Musyne elle-m?me, en m?me temps je crois que tous les habitus de la boutique de Mme Herote. Je ny pouvais rien. Dailleurs, il faut bien que cela arrive t?t ou tard, quon vous classe.
Jobtins de lautorit militaire une autre convalescence de deux mois de dure et on parla m?me de me rformer. Avec Musyne nous dcid?mes daller loger ensemble ? Billancourt. Ctait pour me semer en ralit ce subterfuge parce quelle profita que nous demeurions loin, pour rentrer de plus en plus rarement ? la maison. Toujours elle trouvait de nouveaux prtextes pour rester dans Paris.
Les nuits de Billancourt taient douces, animes parfois par ces puriles alarmes davions et de zeppelins, gr?ce auxquelles les citadins trouvaient moyen dprouver des frissons justificatifs. En attendant mon amante, jallais me promener, nuit tombe, jusquau pont de Grenelle, l? o? lombre monte du fleuve jusquau tablier du mtro, avec ses lampadaires en chapelets, tendu en plein noir, avec sa ferraille norme aussi qui va foncer en tonnerre en plein flanc des gros immeubles du quai de Passy.
Il existe certains coins comme ?a dans les villes, si stupidement laids quon y est presque toujours seul.
Musyne finit par ne plus rentrer ? notre esp?ce de foyer quune fois par semaine. Elle accompagnait de plus en plus frquemment des chanteuses chez les Argentins. Elle aurait pu jouer et gagner sa vie dans les cinmas, o? ?aurait t bien plus facile pour moi daller la chercher, mais les Argentins taient gais et bien payants, tandis que les cinmas taient tristes et payaient peu. Cest toute la vie ces prfrences.
Pour comble de mon infortune survint le Th?tre aux Armes. Elle se cra instantanment, Musyne, cent relations militaires au Minist?re et de plus en plus frquemment elle partit alors distraire au front nos petits soldats et cela durant des semaines enti?res. Elle y dtaillait, aux armes, la sonate et ladagio devant les parterres dtat-major, bien placs pour lui voir les jambes. Les soldats parqus en gradins ? larri?re des chefs ne jouissaient eux que des chos mlodieux. Elle passait forcment ensuite des nuits tr?s compliques dans les h?tels de la zone des Armes. Un jour elle men revint toute guillerette des Armes et munie dun brevet dhro?sme, sign par lun de nos grands gnraux, sil vous pla?t. Ce dipl?me fut ? lorigine de sa dfinitive russite.
Dans la colonie argentine, elle sut se rendre du coup extr?mement populaire. On la f?ta. On en raffola de ma Musyne, violoniste de guerre si mignonne! Si fra?che et boucle et puis hro?ne par-dessus le march. Ces Argentins avaient la reconnaissance du ventre, ils vouaient ? nos grands chefs une de ces admirations qui ntait pas dans une musette, et quand elle leur revint ma Musyne, avec son document authentique, sa jolie frimousse, ses petits doigts agiles et glorieux, ils se mirent ? laimer ? qui mieux mieux, aux ench?res pour ainsi dire. La posie hro?que poss?de sans rsistance ceux qui ne vont pas ? la guerre et mieux encore ceux que la guerre est en train denrichir normment. Cest rgulier.
Ah! lhro?sme mutin, cest ? dfaillir je vous le dis! Les armateurs de Rio offraient leurs noms et leurs actions ? la mignonne qui fminisait si joliment ? leur usage la vaillance fran?aise et guerri?re. Musyne avait su se crer, il faut lavouer, un petit rpertoire tr?s coquet dincidents de guerre et qui, tel un chapeau mutin, lui allait ? ravir. Elle mtonnait souvent moi-m?me par son tact et je dus mavouer, ? lentendre, que je ntais en fait de bobards quun grossier simulateur ? ses c?ts. Elle possdait le don de mettre ses trouvailles dans un certain lointain dramatique o? tout devenait et demeurait prcieux et pntrant. Nous demeurions nous combattants, en fait de fariboles, je men rendais soudain compte, grossi?rement temporaires et prcis. Elle travaillait dans lternel ma belle. Il faut croire Claude Lorrain, les premiers plans dun tableau sont toujours rpugnants et lart exige quon situe lintr?t de lCuvre dans les lointains, dans linsaisissable, l? o? se rfugie le mensonge, ce r?ve pris sur le fait, et seul amour des hommes. La femme qui sait tenir compte de notre misrable nature devient aisment notre chrie, notre indispensable et supr?me esprance. Nous attendons aupr?s delle, quelle nous conserve notre menteuse raison d?tre, mais tout en attendant elle peut, dans lexercice de cette magique fonction gagner tr?s largement sa vie. Musyne ny manquait pas, dinstinct.
On trouvait ses Argentins du c?t des Ternes, et puis surtout aux limites du Bois, en petits h?tels particuliers, bien clos, brillants, o? par ces temps dhiver il rgnait une chaleur si agrable quen y pntrant de la rue, le cours de vos penses devenait optimiste soudain, malgr vous.
Dans mon dsespoir tremblotant, javais entrepris, pour comble de gaffe, daller le plus souvent possible, je lai dit, attendre ma compagne ? loffice. Je patientais, parfois jusquau matin, javais sommeil, mais la jalousie me tenait quand m?me bien rveill, le vin blanc aussi, que les domestiques me servaient largement. Les ma?tres argentins, eux, je les voyais fort rarement, jentendais leurs chansons et leur espagnol fracasseur et le piano qui narr?tait pas, mais jou le plus souvent par dautres mains que par celles de Musyne. Que faisait-elle donc pendant ce temps-l?, cette garce, avec ses mains?
Quand nous nous retrouvions au matin devant la porte elle faisait la grimace en me revoyant. Jtais encore naturel comme un animal en ce temps?l?, je ne voulais pas la l?cher ma jolie et cest tout, comme un os.
On perd la plus grande partie de sa jeunesse ? coups de maladresses. Il tait vident quelle allait mabandonner mon aime tout ? fait et bient?t. Je navais pas encore appris quil existe deux humanits tr?s diffrentes, celle des riches et celle des pauvres. Il ma fallu, comme ? tant dautres, vingt annes et la guerre, pour apprendre ? me tenir dans ma catgorie, ? demander le prix des choses et des ?tres avant dy toucher, et surtout avant dy tenir.
Me rchauffant donc ? loffice avec mes compagnons domestiques, je ne comprenais pas quau-dessus de ma t?te dansaient les dieux argentins, ils auraient pu ?tre allemands, fran?ais, chinois, cela navait gu?re dimportance, mais des Dieux, des riches, voil? ce quil fallait comprendre. Eux en haut avec Musyne, moi en dessous, avec rien. Musyne songeait srieusement ? son avenir; alors elle prfrait le faire avec un Dieu. Moi aussi bien s?r jy songeais ? mon avenir, mais dans une sorte de dlire, parce que javais tout le temps, en sourdine, la crainte d?tre tu dans la guerre et la peur aussi de crever de faim dans la paix. Jtais en sursis de mort et amoureux. Ce ntait pas quun cauchemar. Pas bien loin de nous, ? moins de cent kilom?tres, des millions dhommes, braves, bien arms, bien instruits, mattendaient pour me faire mon affaire et des Fran?ais aussi qui mattendaient pour en finir avec ma peau, si je ne voulais pas la faire mettre en lambeaux saignants par ceux den face.
Il existe pour le pauvre en ce monde deux grandes mani?res de crever, soit par lindiffrence absolue de vos semblables en temps de paix, ou par la passion homicide des m?mes en la guerre venue. Sils se mettent ? penser ? vous, cest ? votre torture quils songent aussit?t les autres, et rien qu? ?a. On ne les intresse que saignants, les salauds! Princhard ? cet gard avait eu bien raison. Dans limminence de labattoir, on ne spcule plus beaucoup sur les choses de son avenir, on ne pense gu?re qu? aimer pendant les jours qui vous restent puisque cest le seul moyen doublier son corps un peu, quon va vous corcher bient?t du haut en bas.
Comme elle me fuyait Musyne, je me prenais pour un idaliste, cest ainsi quon appelle ses propres petits instincts habills en grands mots. Ma permission touchait ? son terme. Les journaux battaient le rappel de tous les combattants possibles, et bien entendu avant tout, de ceux qui navaient pas de relations. Il tait officiel quon ne devait plus penser qu? gagner la guerre.
Musyne dsirait fort aussi, comme Lola, que je retourne au front dare-dare et que jy reste et comme javais lair de tarder ? my rendre, elle se dcida ? brusquer les choses, ce qui pourtant ntait pas dans sa mani?re.
Tel soir, o? par exception nous rentrions ensemble, ? Billancourt, voici que passent les pompiers trompetteurs et tous les gens de notre maison se prcipitent ? la cave en lhonneur de je ne sais quel zeppelin.
Ces paniques menues pendant lesquelles tout un quartier en pyjama, derri?re la bougie, disparaissait en gloussant dans les profondeurs pour chapper ? un pril presque enti?rement imaginaire mesuraient langoissante futilit de ces ?tres tant?t poules effrayes, tant?t moutons fats et consentants. De semblables et monstrueuses inconsistances sont bien faites pour dgo?ter ? tout jamais le plus patient, le plus tenace des sociophiles.
D?s le premier coup de clairon dalerte Musyne oubliait quon venait de lui dcouvrir bien de lhro?sme au Th?tre des Armes. Elle insistait pour que je me prcipite avec elle au fond des souterrains, dans le mtro, dans les gouts, nimporte o?, mais ? labri et dans les ultimes profondeurs et surtout tout de suite! ? les voir tous dvaler ainsi, gros et petits, les locataires, frivoles ou majestueux, quatre ? quatre, vers le trou sauveur, cela finit m?me ? moi, par me pourvoir dindiffrence. L?che ou courageux, cela ne veut pas dire grand-chose. Lapin ici, hros l?-bas, cest le m?me homme, il ne pense pas plus ici que l?-bas. Tout ce qui nest pas gagner de largent le dpasse dcidment infiniment. Tout ce qui est vie ou mort lui chappe. M?me sa propre mort, il la spcule mal et de travers. Il ne comprend que largent et le th?tre.
Musyne pleurnichait devant ma rsistance. Dautres locataires nous pressaient de les accompagner, je finis par me laisser convaincre. Il fut mis quant au choix de la cave une srie de propositions diffrentes. La cave du boucher finit par emporter la majorit des adhsions, on prtendait quelle tait situe plus profondment que nimporte quelle autre de limmeuble. D?s le seuil il vous parvenait des bouffes dune odeur ?cre et de moi bien connue, qui me fut ? linstant absolument insupportable.
Tu vas descendre l?-dedans Musyne, avec la viande pendante aux crochets? lui demandai-je.
Pourquoi pas? me rpondit-elle, bien tonne.
Eh bien moi, dis-je, jai des souvenirs, et je prf?re remonter l?-haut
Tu ten vas alors?
Tu viendras me retrouver, d?s que ce sera fini!
Mais ?a peut durer longtemps
Jaime mieux tattendre l?-haut, que je dis. Je naime pas la viande, et ce sera bient?t termin.
Pendant lalerte, protgs dans leurs rduits, les locataires changeaient des politesses guillerettes. Certaines dames en peignoir, derni?res venues, se pressaient avec lgance et mesure vers cette vo?te odorante dont le boucher et la bouch?re leur faisaient les honneurs, tout en sexcusant, ? cause du froid artificiel indispensable ? la bonne conservation de la marchandise.
Musyne disparut avec les autres. Je lai attendue, chez nous, en haut, une nuit, tout un jour, un an Elle nest jamais revenue me trouver.
Je devins pour ma part ? partir de cette poque de plus en plus difficile ? contenter et je navais plus que deux ides en t?te: sauver ma peau et partir pour lAmrique. Mais chapper ? la guerre constituait dj? une Cuvre initiale qui me tint tout essouffl pendant des mois et des mois.
Des canons! des hommes! des munitions! quils exigeaient sans jamais en sembler las, les patriotes. Il para?t quon ne pouvait plus dormir tant que la pauvre Belgique et linnocente petite Alsace nauraient pas t arraches au joug germanique. Ctait une obsession qui emp?chait, nous affirmait?on, les meilleurs dentre nous de respirer, de manger, de copuler. ?a navait pas lair tout de m?me de les emp?cher de faire des affaires les survivants. Le moral tait bon ? larri?re, on pouvait le dire.
Il fallut rintgrer en vitesse nos rgiments. Mais moi d?s la premi?re visite, on me trouva trop au-dessous de la moyenne encore, et juste bon pour ?tre dirig sur un autre h?pital, pour osseux et nerveux celui-l?. Un matin nous sort?mes ? six du Dp?t, trois artilleurs et trois dragons, blesss et malades ? la recherche de cet endroit o? se rparait la vaillance perdue, les rflexes abolis et les bras casss. Nous pass?mes dabord, comme tous les blesss de lpoque, pour le contr?le, au Val?de?Gr?ce, citadelle ventrue, si noble et toute barbue darbres et qui sentait bien fort lomnibus par ses couloirs, odeur aujourdhui et sans doute ? jamais disparue, mixture de pieds, de paille et de lampes ? huile. Nous ne f?mes pas long feu au Val, ? peine entrevus nous tions engueuls et comme il faut, par deux officiers gestionnaires, pelliculaires et surmens, menacs par ceux-ci du Conseil et projets ? nouveau par dautres Administrateurs dans la rue. Ils navaient pas de place pour nous, quils disaient, en nous indiquant une destination vague: un bastion, quelque part, dans les zones autour de la ville.
De bistrots en bastions, de mominettes en cafs cr?me, nous part?mes donc ? six au hasard des mauvaises directions, ? la recherche de ce nouvel abri qui paraissait spcialis dans la gurison des incapables hros dans notre genre.
Un seul dentre nous six possdait un rudiment de bien, qui tenait tout entier, il faut le dire, dans une petite bo?te en zinc de biscuits Pernot, marque cl?bre alors et dont je nentends plus parler. L?-dedans, il cachait, notre camarade, des cigarettes, et une brosse ? dents, m?me quon en rigolait tous, de ce soin peu commun alors, quil prenait de ses dents, et que nous on le traitait, ? cause de ce raffinement insolite, d homosexuel .
Enfin, nous abord?mes, apr?s bien des hsitations, vers le milieu de la nuit, aux remblais bouffis de tn?bres de ce bastion de Bic?tre, le 43 quil sintitulait. Ctait le bon.
On venait de le mettre ? neuf pour recevoir des clops et des vieillards. Le jardin ntait m?me pas fini.
Quand nous arriv?mes, il ny avait encore en fait dhabitants que la concierge, dans la partie militaire. Il pleuvait dru. Elle eut peur de nous la concierge en nous entendant, mais nous la f?mes rire en lui mettant la main tout de suite au bon endroit. Je croyais que ctait des Allemands! fit?elle. Ils sont loin! lui rpondit-on. O? cest que vous ?tes malades? sinquitait-el-le. Partout; mais pas au zizi! fit un artilleur en rponse. Alors ?a, on pouvait dire que ctait du vrai esprit et quelle apprciait en plus, la concierge. Dans ce m?me bastion sjourn?rent par la suite avec nous des vieillards de lAssistance publique. On avait construit pour eux, durgence, de nouveaux b?timents garnis de kilom?tres de vitrages, on les gardait l??dedans jusqu? la fin des hostilits, comme des insectes. Sur les buttes dalentour, une ruption de lotissements triqus se disputaient des tas de boue fuyante mal contenue entre des sries de cabanons prcaires. ? labri de ceux-ci poussent de temps ? autre une laitue et trois radis, dont on ne sait jamais pourquoi, des limaces dgo?tes consentent ? faire hommage au propritaire.
Notre h?pital tait propre, comme il faut se dp?cher de voir ces choses-l?, quelques semaines, tout ? leur dbut, car pour lentretien des choses chez nous, on a aucun go?t, on est m?me ? cet gard de francs dgueulasses. On sest couchs, je dis donc, au petit bonheur des lits mtalliques et ? la lumi?re lunaire, ctait si neuf ces locaux que llectricit ny venait pas encore.
Au rveil, notre nouveau mdecin-chef est venu se faire conna?tre, tout content de nous voir, quil semblait, toute cordialit dehors. Il avait des raisons de son c?t pour ?tre heureux, il venait d?tre nomm ? quatre galons. Cet homme possdait en plus les plus beaux yeux du monde, velouts et surnaturels, il sen servait beaucoup pour lmoi de quatre charmantes infirmi?res bnvoles qui lentouraient de prvenances et de mimiques et qui nen perdaient pas une miette de leur mdecin-chef. D?s le premier contact, il se saisit de notre moral, comme il nous en prvint. Sans fa?on, empoignant famili?rement lpaule de lun de nous, le secouant paternellement, la voix rconfortante, il nous tra?a les r?gles et le plus court chemin pour aller gaillardement et au plus t?t encore nous refaire casser la gueule.
Do? quils provinssent dcidment, ils ne pensaient qu? cela. On aurait dit que ?a leur faisait du bien. Ctait le nouveau vice. La France, mes amis, vous a fait confiance, cest une femme, la plus belle des femmes la France! entonna-t-il. Elle compte sur votre hro?sme la France! Victime de la plus l?che, de la plus abominable agression. Elle a le droit dexiger de ses fils d?tre venge profondment la France! D?tre rtablie dans lintgrit de son territoire, m?me au prix du sacrifice le plus haut la France! Nous ferons tous ici, en ce qui nous concerne, notre devoir, mes amis, faites le v?tre! Notre science vous appartient! Elle est v?tre! Toutes ses ressources sont au service de votre gurison! Aidez-nous ? votre tour dans la mesure de votre bonne volont! Je le sais, elle nous est acquise votre bonne volont! Et que bient?t vous puissiez tous reprendre votre place ? c?t de vos chers camarades des tranches! Votre place sacre! Pour la dfense de notre sol chri. Vive la France! En avant! Il savait parler aux soldats.
Nous tions chacun au pied de notre lit, dans la position du garde-?-vous, lcoutant. Derri?re lui, une brune du groupe de ses jolies infirmi?res dominait mal lmotion qui ltreignait et que quelques larmes rendirent visible. Les autres infirmi?res, ses compagnes, sempress?rent aussit?t: Chrie! Chrie! Je vous assure Il reviendra, voyons!..
Ctait une de ses cousines, la blonde un peu boulotte, qui la consolait le mieux. En passant pr?s de nous, la soutenant dans ses bras, elle me confia la boulotte quelle dfaillait ainsi la cousine jolie, ? cause du dpart rcent dun fianc mobilis dans la marine. Le ma?tre ardent, dconcert, seffor?ait dattnuer le bel et tragique moi propag par sa br?ve et vibrante allocution. Il en demeurait tout confus et pein devant elle. Rveil dune trop douloureuse inquitude dans un cCur dlite, videmment pathtique, tout sensibilit et tendresse. Si nous avions su, ma?tre! chuchotait encore la blonde cousine, nous vous aurions prvenu Ils saiment si tendrement si vous saviez!.. Le groupe des infirmi?res et le Ma?tre lui?m?me disparurent parlotant toujours et bruissant ? travers le couloir. On ne soccupait plus de nous.
Jessayai de me rappeler et de comprendre le sens de cette allocution quil venait de prononcer, lhomme aux yeux splendides, mais loin, moi, de mattrister elles me parurent en y rflchissant, ces paroles, extraordinairement bien faites pour me dgo?ter de mourir. Ctait aussi lavis des autres camarades, mais ils ny trouvaient pas au surplus comme moi, une fa?on de dfi et dinsulte. Eux ne cherchaient gu?re ? comprendre ce qui se passait autour de nous dans la vie, ils discernaient seulement, et encore ? peine, que le dlire ordinaire du monde stait accru depuis quelques mois, dans de telles proportions, quon ne pouvait dcidment plus appuyer son existence sur rien de stable.
Ici ? lh?pital, tout comme dans la nuit des Flandres la mort nous tracassait; seulement ici, elle nous mena?ait de plus loin la mort irrvocable tout comme l?-bas, cest vrai, une fois lance sur votre tremblante carcasse par les soins de lAdministration.
Ici, on ne nous engueulait pas, certes, on nous parlait m?me avec douceur, on nous parlait tout le temps dautre chose que de la mort, mais notre condamnation figurait toutefois, bien nette au coin de chaque papier quon nous demandait de signer, dans chaque prcaution quon prenait ? notre gard: Mdailles Bracelets La moindre permission Nimporte quel conseil On se sentait compts, guetts, numrots dans la grande rserve des partants de demain. Alors forcment, tout ce monde civil et sanitaire ambiant avait lair plus lger que nous, par comparaison. Les infirmi?res, ces garces, ne le partageaient pas, elles, notre destin, elles ne pensaient par contraste, qu? vivre longtemps, et plus longtemps encore et ? aimer ctait clair, ? se promener et ? mille et dix mille fois faire et refaire lamour. Chacune de ces angliques tenait ? son petit plan dans le prine, comme les for?ats, pour plus tard, le petit plan damour, quand nous serions, nous, crevs dans une boue quelconque et Dieu sait comment!
Elles vous auraient alors des soupirs remmoratifs spciaux de tendresse qui les rendraient plus attrayantes encore, elles voqueraient en silences mus, les tragiques temps de la guerre, les revenants Vous souvenez-vous du petit Bardamu, di-raient-elles ? lheure crpusculaire en pensant ? moi, celui quon avait tant de mal ? emp?cher de tousser?.. Il en avait un mauvais moral celui-l?, le pauvre petit Qua-t-il pu devenir?
Quelques regrets potiques placs ? propos sient ? une femme aussi bien que certains cheveux vaporeux sous les rayons de la lune.
? labri de chacun de leurs mots et de leur sollicitude, il fallait d?s maintenant comprendre: Tu vas crever gentil militaire Tu vas crever Cest la guerre Chacun sa vie Chacun son r?le Chacun sa mort Nous avons lair de partager ta dtresse Mais on ne partage la mort de personne Tout doit ?tre aux ?mes et aux corps bien portants, fa?on de distraction et rien de plus et rien de moins, et nous sommes nous des solides jeunes filles, belles, considres, saines et bien leves Pour nous tout devient, biologie automatique, joyeux spectacle et se convertit en joie! Ainsi lexige notre sant! Et les vilaines licences du chagrin nous sont impossibles Il nous faut des excitants ? nous, rien que des excitants Vous serez vite oublis, petits soldats Soyez gentils, crevez bien vite Et que la guerre finisse et quon puisse se marier avec un de vos aimables officiers Un brun surtout!.. Vive la Patrie dont parle toujours papa!.. Comme lamour doit ?tre bon quand il revient de la guerre!.. Il sera dcor notre petit mari!.. Il sera distingu Vous pourrez cirer ses jolies bottes le beau jour de notre mariage si vous existez encore ? ce moment-l?, petit soldat Ne serez-vous pas alors heureux de notre bonheur, petit soldat?..
Chaque matin, nous le rev?mes, et le rev?mes encore le mdecin?chef, suivi de ses infirmi?res. Ctait un savant, appr?mes-nous. Autour de nos salles rserves venaient trotter les vieillards de lhospice d? c?t en bonds inutiles et disjoints. Ils sen allaient crachoter leurs cancans avec leurs caries dune salle ? lautre, porteurs de petits bouts de ragots et mdisances cules. Ici clo?trs dans leur mis?re officielle comme au fond dun enclos baveux, les vieux travailleurs broutaient toute la fiente qui dpose autour des ?mes ? lissue des longues annes de servitude. Haines impuissantes, rancies dans loisivet pisseuse des salles communes. Ils ne se servaient de leurs ultimes et chevrotantes nergies que pour se nuire encore un petit peu et se dtruire dans ce qui leur restait de plaisir et de souffle.
Supr?me plaisir! Dans leur carcasse racornie il ne subsistait plus un seul atome qui ne f?t strictement mchant.
D?s quil fut entendu que nous partagerions, soldats, les commodits relatives du bastion avec ces vieillards, ils se mirent ? nous dtester ? lunisson, non sans venir toutefois en m?me temps mendier et sans rpit nos rsidus de tabac ? la tra?ne le long des croises et les bouts de pain rassis tombs dessous les bancs. Leurs faces parchemines scrasaient ? lheure des repas contre les vitres de notre rfectoire. Il passait entre les plis chassieux de leurs nez des petits regards de vieux rats convoiteux. Lun de ces infirmes paraissait plus astucieux et coquin que les autres, il venait nous chanter des chansonnettes de son temps pour nous distraire, le p?re Birouette quon lappelait. Il voulait bien faire tout ce quon voulait pourvu quon lui donn?t du tabac, tout ce quon voulait sauf passer devant la morgue du bastion qui dailleurs ne ch?mait gu?re. Lune des blagues consistait ? lemmener de ce c?t-l?, soi-disant en promenade. Tu veux pas entrer? quon lui demandait quand on tait en plein devant la porte. Il se sauvait alors bien r?leux mais si vite et si loin quon ne le revoyait plus de deux jours au moins, le p?re Birouette. Il avait entrevu la mort.
Notre mdecin-chef aux beaux yeux, le professeur Bestombes, avait fait installer pour nous redonner de l?me, tout un appareillage tr?s compliqu dengins lectriques tincelants dont nous subissions les dcharges priodiques, effluves quil prtendait toniques et quil fallait accepter sous peine dexpulsion. Il tait fort riche, semblait-il, Bestombes, il fallait l?tre pour acheter tout ce co?teux bazar lectrocuteur. Son beau-p?re, grand politique, ayant puissamment tripot au cours dachats gouvernementaux de terrains, lui permettait ces largesses.
Il fallait en profiter. Tout sarrange. Crimes et ch?timents. Tel quil tait, nous ne le dtestions pas. Il examinait notre syst?me nerveux avec un soin extraordinaire, et nous interrogeait sur le ton dune courtoise familiarit. Cette bonhomie soigneusement mise au point divertissait dlicieusement les infirmi?res, toutes distingues, de son service. Elles attendaient chaque matin, ces mignonnes, le moment de se rjouir des manifestations de sa haute gentillesse, ctait du nanan. Nous jouions tous en somme dans une pi?ce o? il avait choisi lui Bestombes le r?le du savant bienfaisant et profondment, aimablement humain, le tout tait de sentendre.
Dans ce nouvel h?pital, je faisais chambre commune avec le sergent Branledore, rengag; ctait un ancien convive des h?pitaux, lui, Branledore. Il avait tra?n son intestin perfor depuis des mois, dans quatre diffrents services.
Il avait appris au cours de ces sjours ? attirer et puis ? retenir la sympathie active des infirmi?res. Il rendait, urinait et coliquait du sang assez souvent Branledore, il avait aussi bien du mal ? respirer, mais cela naurait pas enti?rement suffi ? lui concilier les bonnes gr?ces toutes spciales du personnel traitant qui en voyait bien dautres. Alors entre deux touffements sil y avait un mdecin ou une infirmi?re ? passer par l?: Victoire! Victoire! Nous aurons la Victoire! criait Branledore, ou le murmurait du bout ou de la totalit de ses poumons selon le cas. Ainsi rendu conforme ? lardente littrature agressive, par un effet dopportune mise en sc?ne, il jouissait de la plus haute cote morale. Il le possdait, le truc, lui.
Comme le Th?tre tait partout il fallait jouer et il avait bien raison Branledore; rien aussi na lair plus idiot et nirrite davantage, cest vrai, quun spectateur inerte mont par hasard sur les planches. Quand on est l?-dessus, nest-ce pas, il faut prendre le ton, sanimer, jouer, se dcider ou bien dispara?tre. Les femmes surtout demandaient du spectacle et elles taient impitoyables, les garces, pour les amateurs dconcerts. La guerre, sans conteste, porte aux ovaires, elles en exigeaient des hros, et ceux qui ne ltaient pas du tout devaient se prsenter comme tels ou bien sappr?ter ? subir le plus ignominieux des destins.
Apr?s huit jours passs dans ce nouveau service, nous avions compris lurgence davoir ? changer de dgaine et, gr?ce ? Branledore (dans le civil placier en dentelles), ces m?mes hommes apeurs et recherchant lombre, possds par des souvenirs honteux dabattoirs que nous tions en arrivant, se mu?rent en une satane bande de gaillards, tous rsolus ? la victoire et je vous le garantis arms dabattage et de formidables propos. Un dru langage tait devenu en effet le n?tre, et si sal que ces dames en rougissaient parfois, elles ne sen plaignaient jamais cependant parce quil est bien entendu quun soldat est aussi brave quinsouciant, et grossier plus souvent qu? son tour, et que plus il est grossier et que plus il est brave.
Au dbut, tout en copiant Branledore de notre mieux, nos petites allures patriotiques ntaient pas encore tout ? fait au point, pas tr?s convaincantes. Il fallut une bonne semaine et m?me deux de rptitions intensives pour nous placer absolument dans le ton, le bon.
D?s que notre mdecin, professeur agrg Bestombes, eut not, ce savant, la brillante amlioration de nos qualits morales, il rsolut, ? titre dencouragement, de nous autoriser quelques visites, ? commencer par celles de nos parents.
Certains soldats bien dous, ? ce que javais entendu conter, prouvaient quand ils se m?laient aux combats, une sorte de griserie et m?me une vive volupt. D?s que pour ma part jessayais dimaginer une volupt de cet ordre bien spcial, je men rendais malade pendant huit jours au moins. Je me sentais si incapable de tuer quelquun, quil valait dcidment mieux que jy renonce et que jen finisse tout de suite. Non que lexprience me?t manqu, on avait m?me fait tout pour me donner le go?t, mais le don me faisait dfaut. Il maurait fallu peut-?tre une plus lente initiation.
Je rsolus certain jour de faire part au professeur Bestombes des difficults que jprouvais corps et ?me ? ?tre aussi brave que je laurais voulu et que les circonstances, sublimes certes, lexigeaient. Je redoutais un peu quil se pr?t ? me considrer comme un effront, un bavard impertinent Mais point du tout. Au contraire! Le Ma?tre se dclara tout ? fait heureux que dans cet acc?s de franchise je vienne mouvrir ? lui du trouble d?me que je ressentais.
Vous allez mieux Bardamu, mon ami! Vous allez mieux, tout simplement! Voici ce quil concluait. Cette confidence que vous venez me faire, absolument spontanment, je la consid?re, Bardamu, comme lindice tr?s encourageant dune amlioration notable de votre tat mental Vaudesquin, dailleurs, cet observateur modeste, mais combien sagace, des dfaillances morales chez les soldats de lEmpire, avait rsum, d?s 1802, des observations de ce genre dans un mmoire ? prsent classique, bien quinjustement nglig par nos tudiants actuels, o? il notait, dis-je, avec beaucoup de justesse et de prcision des crises dites daveux, qui surviennent, signe entre tous excellent, chez le convalescent moral Notre grand Dupr, pr?s dun si?cle plus tard, sut tablir ? propos du m?me sympt?me sa nomenclature dsormais cl?bre o? cette crise identique figure sous le titre de crise du rassemblement des souvenirs, crise qui doit, selon le m?me auteur, prcder de peu, lorsque la cure est bien conduite, la db?cle massive des idations anxieuses et la libration dfinitive du champ de la conscience, phnom?ne second en somme dans le cours du rtablissement psychique. Dupr donne dautre part, dans sa terminologie si image et dont il avait lapanage, le nom de diarrhe cogitive de libration ? cette crise qui saccompagne chez le sujet dune sensation deuphorie tr?s active, dune reprise tr?s marque de lactivit de relations, reprise, entre autres, tr?s notable du sommeil, quon voit se prolonger soudain pendant des journes enti?res, enfin autre stade: suractivit tr?s marque des fonctions gnitales, ? tel point quil nest pas rare dobserver chez les m?mes malades auparavant frigides, de vritables fringales rotiques. Do? cette formule: Le malade nentre pas dans la gurison, il sy rue! Tel est le terme magnifiquement descriptif, nest-ce pas, de ces triomphes rcupratifs, par lequel un autre de nos grands psychiatres fran?ais du si?cle dernier, Philibert Margeton, caractrisait la reprise vritablement triomphale de toutes les activits normales chez un sujet convalescent de la maladie de la peur Pour ce qui vous concerne, Bardamu, je vous consid?re donc et d?s ? prsent, comme un vritable convalescent Vous intressera-t-il, Bardamu, puisque nous en sommes ? cette satisfaisante conclusion, de savoir que demain, prcisment, je prsente ? la Socit de Psychologie militaire un mmoire sur les qualits fondamentales de lesprit humain?.. Ce mmoire est de qualit, je le crois.
Certes, Ma?tre, ces questions me passionnent
Eh bien, sachez, en rsum, Bardamu, que jy dfends cette th?se: quavant la guerre, lhomme restait pour le psychiatre un inconnu clos et les ressources de son esprit une nigme
Cest bien aussi mon tr?s modeste avis, Ma?tre
La guerre, voyez-vous, Bardamu, par les moyens incomparables quelle nous donne pour prouver les syst?mes nerveux, agit ? la mani?re dun formidable rvlateur de lEsprit humain! Nous en avons pour des si?cles ? nous pencher, mditatifs, sur ces rvlations pathologiques rcentes, des si?cles dtudes passionnes Avouons-le franchement Nous ne faisions que soup?onner jusquici les richesses motives et spirituelles de lhomme! Mais ? prsent, gr?ce ? la guerre, cest fait Nous pntrons, par suite dune effraction, douloureuse certes, mais pour la science, dcisive et providentielle, dans leur intimit! D?s les premi?res rvlations, le devoir du psychologue et du moraliste modernes ne fit, pour moi Bestombes, plus aucun doute! Une rforme totale de nos conceptions psychologiques simposait!
Ctait bien mon avis aussi, ? moi, Bardamu. Je crois, en effet, Ma?tre, quon ferait bien
Ah! vous le pensez aussi, Bardamu, je ne vous le fais pas dire! Chez lhomme, voyez-vous, le bon et le mauvais squili-brent, go?sme dune part, altruisme de lautre Chez les sujets dlite, plus daltruisme que dgo?sme. Est?ce exact? Est?ce bien cela?
Cest exact, Ma?tre, cest cela m?me
Et chez le sujet dlite quel peut ?tre, je vous le demande Bardamu, la plus haute entit connue qui puisse exciter son altruisme et lobliger ? se manifester incontestablement, cet altruisme?
Le patriotisme, Ma?tre!
Ah! Voyez-vous, je ne vous le fais pas dire! Vous me comprenez tout ? fait bien Bardamu! Le patriotisme et son corollaire, la gloire, tout simplement, sa preuve!
Cest vrai!
Ah! nos petits soldats, remarquez-le, et d?s les premi?res preuves du feu ont su se librer spontanment de tous les sophismes et concepts accessoires, et particuli?rement des sophismes de la conservation. Ils sont alls dinstinct et demble se fondre avec notre vritable raison d?tre, notre Patrie. Pour accder ? cette vrit, non seulement lintelligence est superflue, Bardamu, mais elle g?ne! Cest une vrit du cCur, la Patrie, comme toutes les vrits essentielles, le peuple ne sy trompe pas! L? prcisment o? le mauvais savant sgare
Cela est beau, Ma?tre! Trop beau! Cest de lAntique!
Il me serra les deux mains presque affectueusement, Bestombes.
Dune voix devenue paternelle, il voulut bien ajouter encore ? mon profit: Cest ainsi que jentends traiter mes malades, Bardamu, par llectricit pour le corps et pour lesprit, par de vigoureuses doses dthique patriotique, par les vritables injections de la morale reconstituante!
Je vous comprends, Ma?tre!
Je comprenais en effet de mieux en mieux.
En le quittant, je me rendis sans tarder ? la messe avec mes compagnons reconstitus dans la chapelle battant neuf, japer?us Branledore qui manifestait de son haut moral derri?re la grande porte o? il donnait justement des le?ons dentrain ? la petite fille de la concierge. Jallai de suite ly rejoindre, comme il my conviait.
Lapr?s-midi, des parents vinrent de Paris pour la premi?re fois depuis que nous tions l? et puis ensuite chaque semaine.
Javais crit enfin ? ma m?re. Elle tait heureuse de me retrouver ma m?re, et pleurnichait comme une chienne ? laquelle on a rendu enfin son petit. Elle croyait aussi sans doute maider beaucoup en membrassant, mais elle demeurait cependant infrieure ? la chienne parce quelle croyait aux mots elle quon lui disait pour menlever. La chienne au moins, ne croit que ce quelle sent. Avec ma m?re, nous f?mes un grand tour dans les rues proches de lh?pital, une apr?s-midi, ? marcher en tra?nant dans les bauches des rues quil y a par l?, des rues aux lampadaires pas encore peints, entre les longues fa?ades suintantes, aux fen?tres barioles des cent petits chiffons pendants, les chemises des pauvres, ? entendre le petit bruit du graillon qui crpite ? midi, orage des mauvaises graisses. Dans le grand abandon mou qui entoure la ville, l? o? le mensonge de son luxe vient suinter et finir en pourriture, la ville montre ? qui veut le voir son grand derri?re en bo?tes ? ordures. Il y a des usines quon vite en promenant, qui sentent toutes les odeurs, les unes ? peine croyables et o? lair dalentour se refuse ? puer davantage. Tout pr?s, moisit la petite f?te foraine, entre deux hautes chemines ingales, ses chevaux de bois dpeint sont trop co?teux pour ceux qui les dsirent, pendant des semaines enti?res souvent, petits morveux rachitiques, attirs, repousss et retenus ? la fois, tous les doigts dans le nez, par leur abandon, la pauvret et la musique.
Tout se passe en efforts pour loigner la vrit de ces lieux qui revient pleurer sans cesse sur tout le monde; on a beau faire, on a beau boire, et du rouge encore, pais comme de lencre, le ciel reste ce quil est l?-bas, bien referm dessus, comme une grande mare pour les fumes de la banlieue.
Par terre, la boue vous tire sur la fatigue et les c?ts de lexistence sont ferms aussi, bien clos par des h?tels et des usines encore. Cest dj? des cercueils les murs de ce c?t-l?. Lola, bien partie, Musyne aussi, je navais plus personne. Cest pour ?a que javais fini par crire ? ma m?re, question de voir quelquun. ? vingt ans je navais dj? plus que du pass. Nous parcour?mes ensemble avec ma m?re des rues et des rues du dimanche. Elle me racontait les choses menues de son commerce, ce quon disait autour delle de la guerre, en ville, que ctait triste, la guerre, pouvantable m?me, mais quavec beaucoup de courage, nous finirions tous par en sortir, les tus pour elle ctait rien que des accidents, comme aux courses, y nont qu? bien se tenir, on ne tombait pas. En ce qui la concernait, elle ny dcouvrait dans la guerre quun grand chagrin nouveau quelle essayait de ne pas trop remuer; il lui faisait comme peur ce chagrin; il tait combl de choses redoutables quelle ne comprenait pas. Elle croyait au fond que les petites gens de sa sorte taient faits pour souffrir de tout, que ctait leur r?le sur la terre, et que si les choses allaient rcemment aussi mal, ?a devait tenir encore, en grande partie ? ce quils avaient commis bien des fautes accumules, les petites gens Ils avaient d? faire des sottises, sans sen rendre compte, bien s?r, mais tout de m?me ils taient coupables et ctait dj? bien gentil quon leur donne ainsi en souffrant loccasion dexpier leurs indignits Ctait une intouchable ma m?re.
Cet optimisme rsign et tragique lui servait de foi et formait le fond de sa nature.
Nous suivions tous les deux les rues ? lotir, sous la pluie;
les trottoirs par l? enfoncent et se drobent, les petits fr?nes en bordure gardent longtemps leurs gouttes aux branches, en hiver, tremblantes dans le vent, mince ferie. Le chemin de lh?pital passait devant de nombreux h?tels rcents, certains avaient des noms, dautres navaient m?me pas pris ce mal. ? la semaine quils taient, tout simplement. La guerre les avait vids brutalement de leur contenu de t?cherons et douvriers. Ils ny rentreraient m?me plus pour mourir les locataires. Cest un travail aussi ?a mourir, mais ils sen acquitteraient dehors.
Ma m?re me reconduisait ? lh?pital en pleurnichant, elle acceptait laccident de ma mort, non seulement elle consentait, mais elle se demandait si javais autant de rsignation quele-m?me. Elle croyait ? la fatalit autant quau beau m?tre des Arts et Mtiers, dont elle mavait toujours parl avec respect, parce quelle avait appris tant jeune, que celui dont elle se servait dans son commerce de mercerie tait la copie scrupuleuse de ce superbe talon officiel.
Entre les lotissements de cette campagne dchue existaient encore quelques champs et cultures de-ci de-l?, et m?me accrochs ? ces bribes quelques vieux paysans coincs entre les maisons nouvelles. Quand il nous restait du temps avant la rentre du soir, nous allions les regarder avec ma m?re, ces dr?les de paysans sacharner ? fouiller avec du fer cette chose molle et grenue quest la terre, o? on met ? pourrir les morts et do? vient le pain quand m?me. ?a doit ?tre bien dur la terre! quelle remarquait chaque fois en les regardant ma m?re bien perplexe. Elle ne connaissait en fait de mis?res que celles qui ressemblaient ? la sienne, celles des villes, elle essayait de simaginer ce que pouvaient ?tre celles de la campagne. Cest la seule curiosit que je lui aie jamais connue, ? ma m?re, et ?a lui suffisait comme distraction pour un dimanche. Elle rentrait avec ?a en ville.
Je ne recevais plus du tout de nouvelles de Lola, ni de Musyne non plus. Elles demeuraient dcidment les garces du bon c?t de la situation o? rgnait une consigne souriante mais implacable dlimination envers nous autres, nous les viandes destines aux sacrifices. ? deux reprises ainsi on mavait dj? reconduit vers les endroits o? se parquent les otages. Question de temps et dattente seulement. Les jeux taient faits.
Branledore mon voisin dh?pital, le sergent, jouissait, je lai racont, dune persistante popularit parmi les infirmi?res, il tait recouvert de pansements et ruisselait doptimisme. Tout le monde ? lh?pital lenviait et copiait ses mani?res. Devenus prsentables et pas dgo?tants du tout moralement nous nous m?mes ? notre tour ? recevoir les visites de gens bien placs dans le monde et haut situs dans ladministration parisienne. On se le rpta dans les salons, que le centre neuro-mdical du professeur Bestombes devenait le vritable lieu de lintense ferveur patriotique, le foyer, pour ainsi dire. Nous e?mes dsormais ? nos jours non seulement des v?ques, mais une duchesse italienne, un grand munitionnaire, et bient?t lOpra lui-m?me et les pensionnaires du Th?tre?Fran?ais. On venait nous admirer sur place. Une belle subventionne de la Comdie qui rcitait les vers comme pas une revint m?me ? mon chevet pour men dclamer de particuli?rement hro?ques. Sa rousse et perverse chevelure (la peau allant avec) tait parcourue pendant ce temps-l? dondes tonnantes qui marrivaient droit par vibrations jusquau prine. Comme elle minterrogeait cette divine sur mes actions de guerre, je lui donnai tant de dtails et des si excits et des si poignants, quelle ne me quitta dsormais plus des yeux. mue durablement, elle manda licence de faire frapper en vers, par un po?te de ses admirateurs, les plus intenses passages de mes rcits. Jy consentis demble. Le professeur Bestombes, mis au courant de ce projet, sy dclara particuli?rement favorable. Il donna m?me une interview ? cette occasion et le m?me jour aux envoys dun grand Illustr national qui nous photographia tous ensemble sur le perron de! h?pital aux c?ts de la belle socitaire. Cest le plus haut devoir des po?tes, pendant les heures tragiques que nous traversons, dclara le professeur Bestombes, qui nen ratait pas une, de nous redonner le go?t de lpope! Les temps ne sont plus aux petites combinaisons mesquines! Sus aux littratures racornies! Une ?me nouvelle nous est close au milieu du grand et noble fracas des batailles! Lessor du grand renouveau patriotique lexige dsormais! Les hautes cimes promises ? notre Gloire!.. Nous exigeons le souffle grandiose du po?me pique!.. Pour ma part, je dclare admirable que dans cet h?pital que je dirige, il vienne ? se former sous nos yeux, inoubliablement, une de ces sublimes collaborations cratrices entre le Po?te et lun de nos hros!
Branledore, mon compagnon de chambre, dont limagination avait un peu de retard sur la mienne dans la circonstance et qui ne figurait pas non plus sur la photo en con?ut une vive et tenace jalousie. Il se mit d?s lors ? me disputer sauvagement la palme de lhro?sme. Il inventait de nouvelles histoires, il se surpassait, on ne pouvait plus larr?ter, ses exploits tenaient du dlire.
Il mtait difficile de trouver plus fort, dajouter quelque chose encore ? de telles outrances, et cependant personne ? lh?pital ne se rsignait, ctait ? qui parmi nous, saisi dmulation, inventerait ? qui mieux mieux dautres belles pages guerri?res o? figurer sublimement. Nous vivions un grand roman de geste, dans la peau de personnages fantastiques, au fond desquels, drisoires, nous tremblions de tout le contenu de nos viandes et de nos ?mes. On en aurait bav si on nous avait surpris au vrai. La guerre tait m?re.
Notre grand Bestombes recevait encore les visites de nombreux notables trangers, messieurs scientifiques, neutres, sceptiques et curieux. Les Inspecteurs gnraux du Minist?re passaient sabrs et pimpants ? travers nos salles, leur vie militaire prolonge ? ceux?l?, rajeunis donc cest???dire, et gonfls dindemnits nouvelles. Aussi ntaient-ils point chiches de distinctions et dloges les Inspecteurs. Tout allait bien. Bestombes et ses blesss superbes devinrent lhonneur du service de Sant.
Ma belle protectrice du Fran?ais revint elle-m?me bient?t une fois encore pour me rendre visite, en particulier, cependant que son po?te familier achevait, rim, le rcit de mes exploits. Ce jeune homme, je le rencontrai finalement, p?le, anxieux, quelque part au dtour dun couloir. La fragilit des fibres de son cCur, me confia?t?il, de lavis m?me des mdecins, tenait du miracle. Aussi le retenaient-ils, ces mdecins soucieux des ?tres fragiles, loin des armes. En compensation, il avait entrepris, ce petit barde, au pril de sa sant m?me et de toutes ses supr?mes forces spirituelles, de forger, pour nous, l Airain Moral de notre Victoire . Un bel outil par consquent, en vers inoubliables, bien entendu, comme tout le reste.
Je nallais pas men plaindre, puisquil mavait choisi entre tant dautres braves indniables pour ?tre son hros! Je fus dailleurs, avouons?le, royalement servi. Ce fut magnifique ? vrai dire. Lvnement du rcital eut lieu ? la Comdie-Fran?aise m?me, au cours dune apr?s-midi, dite potique. Tout lh?pital fut invit. Lorsque sur la sc?ne apparut ma rousse, frmissante rcitante, le geste grandiose, la taille longuement moule dans les plis devenus enfin voluptueux du tricolore, ce fut le signal dans la salle enti?re, debout, dsireuse, dune de ces ovations qui nen finissent plus. Jtais prpar certes, mais mon tonnement fut rel nanmoins, je ne pus celer ma stupfaction ? mes voisins en lentendant vibrer, exhorter de la sorte, cette superbe amie, gmir m?me, pour rendre mieux sensible tout le drame inclus dans lpisode que javais invent ? son usage. Son po?te dcidment me rendait des points pour limaginative, il avait encore monstrueusement magnifi la mienne, aid de ses rimes flamboyantes, dadjectifs formidables qui venaient retomber solennels dans ladmiratif et capital silence. Parvenue dans lessor dune priode, la plus chaleureuse du morceau, sadressant ? la loge o? nous tions placs, Branledore et moi-m?me, et quelques autres blesss, lartiste, ses deux bras splendides tendus, sembla soffrir au plus hro?que dentre nous. Le po?te illustrait pieusement ? ce moment-l? un fantastique trait de bravoure que je mtais attribu. Je ne sais plus tr?s bien ce qui se passait, mais ?a ntait pas de la piquette. Heureusement, rien nest incroyable en mati?re dhro?sme. Le public devina le sens de loffrande artistique et la salle enti?re tourne alors vers nous, hurlante de joie, transporte, trpignante, rclamait le hros.
Branledore accaparait tout le devant de la loge et nous dpassait tous, puisquil pouvait nous dissimuler presque compl?tement derri?re ses pansements. Il le faisait expr?s le salaud.
Mais deux de nos camarades, eux grimps sur des chaises derri?re lui, se firent quand m?me admirer par la foule par?dessus ses paules et sa t?te. On les applaudit ? tout rompre.
Mais, cest de moi quil sagit! ai-je failli crier ? ce moment. De moi seul! Je connaissais mon Branledore, on se serait engueuls devant tout le monde et peut-?tre m?me battus. Finalement ce fut lui qui gagna la soucoupe. Il simposa. Triomphant, il demeura seul, comme il le dsirait, pour recueillir lnorme hommage. Vaincus, il ne nous restait plus qu? nous ruer, nous, vers les coulisses, ce que nous f?mes et l? nous f?mes heureusement ref?ts. Consolation. Cependant notre actrice-inspiratrice ntait point seule dans sa loge. ? ses c?ts se tenait le po?te, son po?te, notre po?te. Il aimait aussi comme elle, les jeunes soldats, bien gentiment. Ils me le firent comprendre artistement. Une affaire. On me le rpta, mais je nen tins aucun compte de leurs gentilles indications. Tant pis pour moi, parce que les choses auraient pu tr?s bien sarranger. Ils avaient beaucoup dinfluence. Je pris cong brusquement, et sottement vex. Jtais jeune.
Rcapitulons: les aviateurs mavaient ravi Lola, les Argentins pris Musyne et cet harmonieux inverti, enfin, venait de me souffler ma superbe comdienne. Dsempar, je quittai la Comdie pendant quon teignait les derniers flambeaux des couloirs et rejoignis seul, par la nuit, sans tramway, notre h?pital, sourici?re au fond des boues tenaces et des banlieues insoumises.
Sans chiqu, je dois bien convenir que ma t?te na jamais t tr?s solide. Mais pour un oui, pour un non, ? prsent, des tourdissements me prenaient, ? en passer sous les voitures. Je titubais dans la guerre. En fait dargent de poche, je ne pouvais compter pendant mon sjour ? lh?pital, que sur les quelques francs donns par ma m?re chaque semaine bien pniblement. Aussi, me mis-je d?s que cela me fut possible ? la recherche de petits supplments, par-ci par-l?, o? je pouvais en escompter. Lun de mes anciens patrons, dabord, me sembla propice ? cet gard et re?ut ma visite aussit?t.
Il me souvenait bien opportunment davoir besogn quelques temps obscurs chez ce Roger Puta, le bijoutier de la Madeleine, en qualit demploy supplmentaire, un peu avant la dclaration de la guerre. Mon ouvrage chez ce dgueulasse bijoutier consistait en extras , ? nettoyer son argenterie du magasin, nombreuse, varie, et pendant les f?tes ? cadeaux, ? cause des tripotages continuels, dentretien difficile.
D?s la fermeture de la Facult, o? je poursuivais de rigoureuses et interminables tudes (? cause des examens que je ratais), je rejoignais au galop larri?re-boutique de M. Puta et mescrimais pendant deux ou trois heures sur ses chocolati?res, au blanc dEspagne jusquau moment du d?ner.
Pour prix de mon travail jtais nourri, abondamment dailleurs, ? la cuisine. Mon boulot consistait encore, dautre part, avant lheure des cours, ? faire promener et pisser les chiens de garde du magasin.
Le tout ensemble pour 40 francs par mois. La bijouterie Puta scintillait de mille diamants ? langle de la rue Vignon, et chacun de ces diamants co?tait autant que plusieurs dcades de mon salaire. Ils y scintillent dailleurs toujours ces joyaux. Vers dans lauxiliaire ? la mobilisation, ce patron Puta se mit ? servir particuli?rement un Ministre, dont il conduisait de temps ? autre lautomobile. Mais dautre part, et cette fois de fa?on tout ? fait officieuse, il se rendait Puta, des plus utiles, en fournissant les bijoux du Minist?re. Le haut personnel spculait fort heureusement sur les marchs conclus et ? conclure. Plus on avan?ait dans la guerre et plus on avait besoin de bijoux. M. Puta avait m?me quelquefois de la peine ? faire face aux commandes tellement il en recevait.
Quand il tait surmen, M. Puta arrivait ? prendre un petit air dintelligence, ? cause de la fatigue qui le tourmentait, et uniquement dans ces moments-l?. Mais repos, son visage, malgr la finesse incontestable de ses traits, formait une harmonie de placidit sotte dont il est difficile de ne pas garder pour toujours un souvenir dsesprant.
Sa femme Mme Puta, ne faisait quun avec la caisse de la maison, quelle ne quittait pour ainsi dire jamais. On lavait leve pour quelle devienne la femme dun bijoutier. Ambition de parents. Elle connaissait son devoir, tout son devoir. Le mnage tait heureux en m?me temps que la caisse tait prosp?re. Ce nest point quelle f?t laide, Mme Puta, non, elle aurait m?me pu ?tre assez jolie, comme tant dautres, seulement elle tait si prudente, si mfiante quelle sarr?tait au bord de la beaut, comme au bord de la vie, avec ses cheveux un peu trop peigns, son sourire un peu trop facile et soudain, des gestes un peu trop rapides ou un peu trop furtifs. On saga?ait ? dm?ler ce quil y avait de trop calcul dans cet ?tre et les raisons de la g?ne quon prouvait en dpit de tout, ? son approche. Cette rpulsion instinctive quinspirent les commer?ants ? ceux qui les approchent et qui savent, est une des tr?s rares consolations quprouvent d?tre aussi miteux quils le sont ceux qui ne vendent tien ? personne.
Les soucis triqus du commerce la possdaient donc tout enti?re Mme Puta, tout comme Mme Herote, mais dans un autre genre et comme Dieu poss?de ses religieuses, corps et ?me.
De temps en temps, cependant, elle prouvait, notre patronne, comme un petit souci de circonstance. Ainsi lui arrivait-il de se laisser aller ? penser aux parents de la guerre. Quel malheur cette guerre tout de m?me pour les gens qui ont de grands enfants!
Rflchis donc avant de parler! la reprenait aussit?t son mari, que ces sensibleries trouvaient, lui, pr?t et rsolu. Ne faut-il pas que la France soit dfendue?
Ainsi bons cCurs. mais bons patriotes par-dessus tout, sto?ques en somme, ils sendormaient chaque soir de la guerre au-dessus des millions de leur boutique, fortune fran?aise.
Dans les bordels quil frquentait de temps en temps, M. Puta se montrait exigeant et dsireux de n?tre point pris pour un prodigue. Je ne suis pas un Anglais moi, mignonne, prvenait-il d?s labord. Je connais le travail! Je suis un petit soldat fran?ais pas press! Telle tait sa dclaration prambulaire. Les femmes lestimaient beaucoup pour cette fa?on sage de prendre son plaisir. Jouisseur mais pas dupe, un homme. Il profitait de ce quil connaissait son monde pour effectuer quelques transactions de bijoux avec la sous-ma?tresse, qui elle ne croyait pas aux placements en Bourse. M. Puta progressait de fa?on surprenante au point de vue militaire, de rformes temporaires en sursis dfinitifs. Bient?t il fut tout ? fait libr apr?s on ne sait combien de visites mdicales opportunes. Il comptait pour lune des plus hautes joies de son existence la contemplation et si possible la palpation de beaux mollets. Ctait au moins un plaisir par lequel il dpassait sa femme, elle uniquement voue au commerce. ? qualits gales, on trouve toujours, semble-t-il, un peu plus dinquitude chez lhomme que chez la femme, si born, si croupissant quil puisse ?tre. Ctait un petit dbut dartiste en somme ce Puta. Beaucoup dhommes, en fait dart, sen tiennent toujours comme lui ? la manie des beaux mollets. Mme Puta tait bien heureuse de ne pas avoir denfants. Elle manifestait si souvent sa satisfaction d?tre strile que son mari ? son tour, finit par communiquer leur contentement ? la sous?ma?tresse. Il faut cependant bien que les enfants de quelquun y aillent, rpondait celle-ci ? son tour, puisque cest un devoir! Cest vrai que la guerre comportait des devoirs.
Le Ministre que servait Puta en automobile navait pas non plus denfants, les Ministres nont pas denfants.
Un autre employ accessoire travaillait en m?me temps que moi aux petites besognes du magasin vers 1913: ctait Jean Voireuse, un peu figurant pendant la soire dans les petits th?tres et lapr?s?midi livreur chez Puta. Il se contentait lui aussi de tr?s minimes appointements. Mais il se dbrouillait gr?ce au mtro. Il allait presque aussi vite ? pied quen mtro, pour faire ses courses. Alors il mettait le prix du billet dans sa poche. Tout rabiot. Il sentait un peu des pieds, cest vrai, et m?me beaucoup, mais il le savait et me demandait de lavertir quand il ny avait pas de clients au magasin pour quil puisse y pntrer sans dommage et faire ses comptes en douce avec Mme Puta. Une fois largent encaiss, on le renvoyait instantanment me rejoindre dans larri?re-boutique. Ses pieds lui servirent encore beaucoup pendant la guerre. Il passait pour lagent de liaison le plus rapide de son rgiment. En convalescence il vint me voir au fort de Bic?tre et cest m?me ? loccasion de cette visite que nous dcid?mes daller ensemble taper notre ancien patron. Qui fut dit, fut fait. Au moment o? nous arrivions boulevard de la Madeleine, on finissait ltalage
Tiens! Ah! vous voil? vous autres! stonna un peu de nous voir M. Puta. Je suis bien content quand m?me! Entrez! Vous, Voireuse, vous avez bonne mine! ?a va bien! Mais vous, Bardamu, vous avez lair malade, mon gar?on! Enfin! vous ?tes jeune! ?a reviendra! Vous en avez de la veine, malgr tout, vous autres! on peut dire ce que lon voudra, vous vivez des heures magnifiques, hein? l??haut? Et ? lair! Cest de lHistoire ?a mes amis, ou je my connais pas! Et quelle Histoire!
On ne rpondait rien ? M. Puta, on le laissait dire tout ce quil voulait avant de le taper Alors, il continuait:
Ah! cest dur, jen conviens, les tranches!.. Cest vrai! Mais cest joliment dur ici aussi, vous savez!.. Vous avez t blesss, hein vous autres? Moi, je suis reint! Jen ai fait du service de nuit en ville depuis deux ans! Vous vous rendez compte? Pensez donc! Absolument reint! Crev! Ah! les rues de Paris pendant la nuit! Sans lumi?re, mes petits amis Y conduire une auto et souvent avec le Ministre dedans! Et en vitesse encore! Vous pouvez pas vous imaginer!.. Cest ? se tuer dix fois par nuit!..
Oui, ponctua Mme Puta, et quelquefois il conduit la femme du Ministre aussi
Ah oui! et cest pas fini
Cest terrible! repr?mes-nous ensemble.
Et les chiens? demanda Voireuse pour ?tre poli. Quen a-t-on fait? Va-t-on encore les promener aux Tuileries?
Je les ai fait abattre! Ils me faisaient du tort! ?a ne faisait pas bien au magasin!.. Des bergers allemands!
Cest malheureux! regretta sa femme. Mais les nouveaux chiens quon a maintenant sont bien gentils, cest des cossais Ils sentent un peu Tandis que nos bergers allemands, vous vous souvenez Voireuse?.. Ils ne sentaient jamais pour ainsi dire. On pouvait les garder dans le magasin enferms, m?me apr?s la pluie
Ah oui! ajouta M. Puta. Cest pas comme ce sacr Voireuse, avec ses pieds! Est-ce quils sentent toujours, vos pieds, Jean? Sacr Voireuse va!
Je crois encore un peu , quil a rpondu Voireuse.
? ce moment des clients entr?rent.
Je ne vous retiens plus, mes amis, nous fit M. Puta soucieux dliminer Jean au plus t?t du magasin. Et bonne sant surtout! Je ne vous demande pas do? vous venez! Eh non! Dfense Nationale avant tout, cest mon avis!
? ces mots de Dfense Nationale, il se fit tout ? fait srieux, Puta, comme lorsquil rendait la monnaie Ainsi on nous congdiait.
Mme Puta nous remit vingt francs ? chacun en partant. Le magasin astiqu et luisant comme un yacht, on nosait plus le retraverser ? cause de nos chaussures qui sur le fin tapis paraissaient monstrueuses.
Ah! regarde-les donc, Roger, tous les deux! Comme ils sont dr?les!.. Ils nont plus lhabitude! On dirait quils ont march dans quelque chose! sexclamait Mme Puta.
?a leur reviendra! fit M. Puta, cordial et bonhomme, et bien content d?tre dbarrass aussi promptement ? si peu de frais.
Une fois dans la rue, nous rflch?mes quon irait pas tr?s loin avec nos vingt francs chacun, mais Voireuse lui, avait une ide supplmentaire.
Viens, quil me dit, chez la m?re dun copain qui est mort pendant quon tait dans la Meuse, jy vais moi tous les huit jours, chez ses parents, pour leur raconter comment quil est mort leur fieu Cest des gens riches Elle me donne dans les cent francs ? chaque fois, sa m?re ?a leur fait plaisir quils disent Alors tu comprends
Quest-ce que jirai y faire moi, chez eux? Quest-ce que je dirai moi ? la m?re?
Eh bien tu lui diras que tu las vu, toi aussi Elle te donnera cent francs ? toi aussi Cest des vrais gens riches ?a! Je te dis! Et qui sont pas comme ce mufle de Puta Y regardent pas eux
Je veux bien, mais elle va pas me demander des dtails, tes s?r?.. Parce que je lai pas connu moi, son fils hein Je nagerais moi si elle en demandait
Non, non, ?a fait rien, tu diras tout comme moi Tu feras: Oui, oui Ten fais pas! Elle a du chagrin, tu comprends, cette femme?l?, et du moment alors quon lui parle de son fils, elle est contente Cest rien que ?a quelle demande Nimporte quoi Cest pas durillon
Je parvenais mal ? me dcider, mais javais bien envie des cent francs qui me paraissaient exceptionnellement faciles ? obtenir et comme providentiels.
Bon, que je me dcidai ? la fin Mais alors faut que jinvente rien, hein je te prviens! Tu me promets? Je dirai comme toi, cest tout Comment quil est mort dabord le gars?
Il a pris un obus en pleine poire, mon vieux, et puis pas un petit, ? Garance que ?a sappelait dans la Meuse sur le bord dune rivi?re On en a pas retrouv ?a du gars, mon vieux! Ctait plus quun souvenir, quoi Et pourtant, tu sais, il tait grand, et bien balanc, le gars, et fort, et sportif, mais contre un obus hein? Pas de rsistance!
Cest vrai!
Nettoy, je te dis quil a t Sa m?re, elle a encore du mal ? croire ?a au jour daujourdhui! Jai beau y dire et y redire Elle veut quil soye seulement disparu Cest idiot une ide comme ?a Disparu!.. Cest pas de sa faute, elle en a jamais vu, elle, dobus, elle peut pas comprendre quon foute le camp dans lair comme ?a, comme un pet, et puis que ?a soye fini, surtout que cest son fils
videmment!
Dabord, je ny ai pas t depuis quinze jours, chez eux Mais tu vas voir quand jy arrive, elle me re?oit tout de suite sa m?re, dans le salon, et puis tu sais, cest beau chez eux, on dirait un th?tre, tellement quy en a des rideaux, des tapis, des glaces partout Cent francs, tu comprends, ?a doit pas les g?ner beaucoup Cest comme moi cent sous, qui dirait-on ? peu pr?s Aujourdhui elle est m?me bonne pour deux cents Depuis quinze jours quelle ma pas vu Tu verras les domestiques avec les boutons en dor, mon ami
? lavenue Henri-Martin, on tournait sur la gauche et puis on avan?ait encore un peu, enfin, on arrivait devant une grille au milieu des arbres dune petite alle prive.
Tu vois! que remarqua Voireuse, quand on fut bien devant, cest comme une esp?ce de ch?teau Je te lavais bien dit Le p?re est un grand manitou dans les chemins de fer, quon ma racont Cest une huile
Il est pas chef de gare? que je fais moi pour plaisanter.
Rigole pas Le voil? l?-bas qui descend. Il vient sur nous
Mais lhomme ?g quil me dsignait ne vint pas tout de suite, il marchait vo?t autour de la pelouse, en parlant avec un soldat. Nous approch?mes. Je reconnus le soldat, ctait le m?me rserviste que javais rencontr la nuit ? Noirceur-sur-la-Lys, o? jtais en reconnaissance. Je me souvins m?me ? linstant du nom quil mavait dit: Robinson.
Tu le connais toi ce biffin?l?? quil me demanda Voireuse.
Oui, je le connais.
Cest peut-?tre un ami ? eux Ils doivent se parler de la m?re; je voudrais pas quils nous emp?chent daller la voir Parce que cest elle plut?t qui donne le pognon
Le vieux monsieur se rapprocha de nous. Il chevrotait.
Mon cher ami, dit-il ? Voireuse, jai la grande douleur de vous apprendre que depuis votre derni?re visite, ma pauvre femme a succomb ? notre immense chagrin Jeudi nous lavions laisse seule un moment, elle nous lavait demand Elle pleurait
Il ne sut finir sa phrase. Il se dtourna brusquement et nous quitta.
J te reconnais bien, fis?je alors ? Robinson, d?s que le vieux monsieur se fut suffisamment loign de nous.
Moi aussi, que je te reconnais
Quest-ce qui lui est arriv ? la vieille? que je lui ai alors demand.
Eh bien, elle sest pendue avant-hier, voil? tout! quil a rpondu. Tu parles alors dune noix, dis donc! quil a m?me ajout ? ce propos Moi qui lavais comme marraine!.. Cest bien ma veine hein! Tu parles dun lot! Pour la premi?re fois que je venais en permission!.. Et y a six mois que je lattendais ce jour-l?!..
On a pas pu semp?cher de rigoler, Voireuse et moi, de ce malheur-l? qui lui arrivait ? lui Robinson. En fait de sale surprise, cen tait une, seulement ?a nous rendait pas nos deux cents balles ? nous non plus quelle soye morte, nous quon allait monter un nouveau bobard pour la circonstance. Du coup nous ntions pas contents, ni les uns ni les autres.
Tu lavais ta gueule enfarine, hein, grand saligaud? quon lasticotait nous Robinson, histoire de le faire grimper et de le mettre en bo?te. Tu croyais que tallais te lenvoyer hein? le gueuleton pp?re avec les vieux? Tu croyais peut-?tre aussi que tallais lenfiler la marraine?.. Tes servi dis donc!..
Comme on pouvait pas rester l? tout de m?me ? regarder la pelouse en se bidonnant, on est partis tous les trois ensemble du c?t de Grenelle. On a compt notre argent ? tous les trois, ?a faisait pas beaucoup. Comme il fallait rentrer le soir m?me dans nos h?pitaux et dp?ts respectifs, y avait juste assez pour un d?ner au bistrot ? trois, et puis il restait peut-?tre encore un petit quelque chose, mais pas assez pour monter au bobinard. Cependant, on y a t quand m?me au claque mais pour prendre un verre seulement et en bas.
Toi, je suis content de te revoir, quil ma annonc, Robinson, mais tu parles dun colis quand m?me la m?re du gars!.. Tout de m?me quand jy repense, et qui va se pendre le jour m?me o? jarrive dis donc!.. Jla retiens celle-l?!.. Est-ce que je me pends moi dis?.. Du chagrin?.. J passerais mon temps ? me pendre moi alors!.. Et toi?
Les gens riches, fit Voireuse, cest plus sensible que les autres
Il avait bon cCur Voireuse. Il ajouta encore: Si javais six francs j monterais avec la petite brune que tu vois l?-bas, pr?s de la machine ? sous
Vas-y, quon lui a dit nous alors, tu nous raconteras si elle suce bien
Seulement, on a eu beau chercher, on navait pas assez avec le pourboire pour quil puisse se lenvoyer. On avait juste assez pour encore un caf chacun et deux cassis. Une fois lichs, on est repartis se promener!
Place Vend?me, quon a fini par se quitter. Chacun partait de son c?t. On ne se voyait plus en se quittant et on parlait bas, tellement il y avait des chos. Pas de lumi?re, ctait dfendu.
Lui, Jean Voireuse, je lai jamais revu. Robinson, je lai retrouv souvent par la suite. Jean Voireuse, cest les gaz qui lont possd, dans la Somme. Il est all finir au bord de la mer, en Bretagne, deux ans plus tard, dans un sanatorium marin. Il ma crit deux fois dans les dbuts puis plus du tout. Il ny avait jamais t ? la mer. Tas pas ide comme cest beau, quil mcrivait, je prends un peu des bains, cest bon pour mes pieds, mais ma voix je crois quelle est bien foutue. ?a le g?nait parce que son ambition, au fond, ? lui, ctait de pouvoir un jour rentrer dans les chCurs au th?tre.
Cest bien mieux pay et plus artiste les chCurs que la figuration simple.
Les huiles ont fini par me laisser tomber et jai pu sauver mes tripes, mais jtais marqu ? la t?te et pour toujours. Rien ? dire. Va-ten!.. quils mont fait. Tes plus bon ? rien!..
En Afrique! que jai dit moi. Plus que ?a sera loin, mieux ?a vaudra! Ctait un bateau comme les autres de la Compagnie des Corsaires Runis qui ma embarqu. Il sen allait vers les Tropiques, avec son fret de cotonnades, dofficiers et de fonctionnaires.
Il tait si vieux ce bateau quon lui avait enlev jusqu? sa plaque en cuivre, sur le pont suprieur, o? se trouvait autrefois inscrite lanne de sa naissance; elle remontait si loin sa naissance quelle aurait incit les passagers ? la crainte et aussi ? la rigolade.
On mavait donc embarqu l?-dessus, pour que jessaye de me refaire aux Colonies. Ils y tenaient ceux qui me voulaient du bien, ? ce que je fasse fortune. Je navais envie moi que de men aller, mais comme on doit toujours avoir lair utile quand on est pas riche et comme dautre part je nen finissais pas avec mes tudes, ?a ne pouvait pas durer. Je navais pas assez dargent non plus pour aller en Amrique. Va pour lAfrique! que jai dit alors et je me suis laiss pousser vers les Tropiques, o?, massurait?on, il suffisait de quelque temprance et dune bonne conduite pour se faire tout de suite une situation.
Ces pronostics me laissaient r?veur. Je navais pas beaucoup de choses pour moi, mais javais certes de la bonne tenue, on pouvait le dire, le maintien modeste, la dfrence facile et la peur toujours de n?tre pas ? lheure et encore le souci de ne jamais passer avant une autre personne dans la vie, de la dlicatesse enfin
Quand on a pu schapper vivant dun abattoir international en folie, cest tout de m?me une rfrence sous le rapport du tact et de la discrtion. Mais revenons ? ce voyage. Tant que nous rest?mes dans les eaux dEurope, ?a ne sannon?ait pas mal. Les passagers croupissaient, rpartis dans lombre des entreponts, dans les w.-c., au fumoir, par petits groupes soup?onneux et nasillards. Tout ?a, bien imbib de picons et cancans, du matin au soir. On en rotait, sommeillait et vocifrait tour ? tour et semblait-il sans jamais regretter rien de lEurope.
Notre navire avait nom: lAmiral-Bragueton. Il ne devait tenir sur ces eaux ti?des que gr?ce ? sa peinture. Tant de couches accumules par pelures avaient fini par lui constituer une sorte de seconde coque ? lAmiral-Bragueton ? la mani?re dun oignon. Nous voguions vers lAfrique, la vraie, la grande; celle des insondables for?ts, des miasmes dlt?res, des solitudes invioles, vers les grands tyrans n?gres vautrs aux croisements de fleuves qui nen finissent plus. Pour un paquet de lames Pilett jallais trafiquer avec eux des ivoires longs comme ?a, des oiseaux flamboyants, des esclaves mineures. Ctait promis. La vie quoi! Rien de commun avec cette Afrique dcortique des agences et des monuments, des chemins de fer et des nougats. Ah non! Nous allions nous la voir dans son jus, la vraie Afrique! Nous les passagers boissonnants de lAmiral-Bragueton!
Mais, d?s apr?s les c?tes du Portugal, les choses se mirent ? se g?ter. Irrsistiblement, certain matin au rveil, nous f?mes comme domins par une ambiance dtuve infiniment ti?de, inquitante. Leau dans les verres, la mer, lair, les draps, notre sueur, tout, ti?de, chaud. Dsormais impossible la nuit, le jour, davoir plus rien de frais sous la main, sous le derri?re, dans la gorge, sauf la glace du bar avec le whisky. Alors un vil dsespoir sest abattu sur les passagers de lAmiral-Bragueton condamns ? ne plus sloigner du bar, envo?ts, rivs aux ventilateurs, souds aux petits morceaux de glace, changeant menaces apr?s cartes et regrets en cadences incohrentes.
?a na pas tra?n. Dans cette stabilit dsesprante de chaleur tout le contenu humain du navire sest coagul dans une massive ivrognerie. On se mouvait mollement entre les ponts, comme des poulpes au fond dune baignoire deau fadasse. Cest depuis ce moment que nous v?mes ? fleur de peau venir staler langoissante nature des Blancs, provoque, libre, bien dbraille enfin, leur vraie nature, tout comme ? la guerre. tuve tropicale pour instincts tels crapauds et vip?res qui viennent enfin spanouir au mois dao?t, sur les flancs fissurs des prisons. Dans le froid dEurope, sous les grisailles pudiques du Nord, on ne fait, hors les carnages, que soup?onner la grouillante cruaut de nos fr?res, mais leur pourriture envahit la surface d?s que les moustille la fi?vre ignoble des Tropiques. Cest alors quon se dboutonne perdument et que la saloperie triomphe et nous recouvre entiers. Cest laveu biologique. D?s que le travail et le froid ne nous astreignent plus, rel?chent un moment leur tau, on peut apercevoir des Blancs, ce quon dcouvre du gai rivage, une fois que la mer sen retire: la vrit, mares lourdement puantes, les crabes, la charogne et ltron.
Ainsi, le Portugal pass, tout le monde se mit, sur le navire, ? se librer les instincts avec rage, lalcool aidant, et aussi ce sentiment dagrment intime que procure une gratuit absolue de voyage, surtout aux militaires et fonctionnaires en activit. Se sentir nourri, couch, abreuv pour rien pendant quatre semaines conscutives, quon y songe, cest assez, nest-ce pas, en soi, pour dlirer dconomie? Moi, seul payant du voyage, je fus trouv par consquent, d?s que cette particularit fut connue, singuli?rement effront, nettement insupportable.
Si javais eu quelque exprience des milieux coloniaux, au dpart de Marseille, jaurais t, compagnon indigne, ? genoux, solliciter le pardon, la mansutude de cet officier dinfanterie coloniale, que je rencontrais partout, le plus lev en grade, et mhumilier peut-?tre au surplus, pour plus de scurit, aux pieds du fonctionnaire le plus ancien. Peut-?tre alors, ces passagers fantastiques mauraient-ils tolr au milieu deux sans dommage? Mais, ignorant, mon inconsciente prtention de respirer autour deux faillit bien me co?ter la vie.
On nest jamais assez craintif. Gr?ce ? certaine habilet, je ne perdis que ce quil me restait damour-propre. Et voici comment les choses se pass?rent. Quelque temps apr?s les ?les Canaries, jappris dun gar?on de cabine quon saccordait ? me trouver poseur, voire insolent?.. Quon me soup?onnait de maquereautage en m?me temps que de pdrastie D?tre m?me un peu coca?nomane Mais cela ? titre accessoire Puis lIde fit son chemin que je devais fuir la France devant les consquences de certains forfaits parmi les plus graves. Je ntais cependant quaux dbuts de mes preuves. Cest alors que jappris lusage impos sur cette ligne, de naccepter quavec une extr?me circonspection, dailleurs accompagne de brimades, les passagers payants; cest-?-dire ceux qui ne jouissaient ni de la gratuit militaire, ni des arrangements bureaucratiques, les colonies fran?aises appartenant en propre, on le sait, ? la noblesse des Annuaires .
Il nexiste apr?s tout que bien peu de raisons valables pour un civil inconnu de saventurer de ces c?ts Espion, suspect, on trouva mille raisons pour me toiser de travers, les officiers dans le blanc des yeux, les femmes en souriant dune mani?re entendue. Bient?t, les domestiques eux-m?mes, encourags, chang?rent derri?re mon dos, des remarques lourdement caustiques. On en vint ? ne plus douter que ctait bien moi le plus grand et le plus insupportable mufle du bord et pour ainsi dire le seul. Voil? qui promettait.
Je voisinais ? table avec quatre agents des postes du Gabon, hpatiques, dents. Familiers et cordiaux dans le dbut de la traverse, ils ne madress?rent ensuite plus un tra?tre mot. Cest-?-dire que je fus plac, dun tacite accord, au rgime de la surveillance commune. Je ne sortais plus de ma cabine quavec dinfinies prcautions. Lair tellement cuit nous pesait sur la peau ? la mani?re dun solide. ? poil, verrou tir, je ne bougeais plus et jessayais dimaginer quel plan les diaboliques passagers avaient pu concevoir pour me perdre. Je ne connaissais personne ? bord et cependant chacun semblait me reconna?tre. Mon signalement devait ?tre devenu prcis, instantan dans leur esprit, comme celui du criminel cl?bre quon publie dans les journaux.
Je tenais, sans le vouloir, le r?le de lindispensable inf?me et rpugnant saligaud honte du genre humain quon signale partout au long des si?cles, dont tout le monde a entendu parler, ainsi que du Diable et du Bon Dieu, mais qui demeure toujours si divers, si fuyant, quand ? terre et dans la vie, insaisissable en somme. Il avait fallu pour lisoler enfin, le saligaud , lidentifier, le tenir, les circonstances exceptionnelles quon ne rencontrait que sur ce bord troit.
Une vritable rjouissance gnrale et morale sannon?ait ? bord de lAmiral-Bragueton. Limmonde nchapperait pas ? son sort. Ctait moi.
? lui seul cet vnement valait tout le voyage. Reclus parmi ces ennemis spontans, je t?chais tant bien que mal de les identifier sans quils sen aper?ussent. Pour y parvenir je les piais impunment, le matin surtout, par le hublot de ma cabine. Avant le petit djeuner, prenant le frais, poilus du pubis aux sourcils et du rectum ? la plante des pieds, en pyjamas, transparents au soleil; vautrs le long du bastingage, le verre en main, ils venaient roter l?, mes ennemis, et mena?aient dj? de vomir alentour, surtout le capitaine aux yeux saillants et injects que son foie travaillait ferme, d?s laurore. Rguli?rement au rveil, il senqurait de mes nouvelles aupr?s des autres lurons, si lon ne mavait pas encore balanc par-dessus bord quil demandait. Comme un glaviot! Pour faire image, en m?me temps il crachait dans la mer mousseuse. Quelle rigolade!
LAmiral navan?ait gu?re, il se tra?nait plut?t, en ronronnant, dun roulis vers lautre. Ce ntait plus un voyage, ctait une esp?ce de maladie. Les membres de ce concile matinal, ? les examiner de mon coin, me semblaient tous assez profondment malades, paludens, alcooliques, syphilitiques sans doute, leur dchance visible ? dix m?tres me consolait un peu de mes tracas personnels. Apr?s tout, ctaient des vaincus, tout de m?me que moi ces Matamores!.. Ils cr?naient encore voil? tout! Seule diffrence! Les moustiques staient dj? chargs de les sucer et de leur distiller ? pleines veines ces poisons qui ne sen vont plus Le trpon?me ? lheure quil tait leur limaillait dj? les art?res Lalcool leur bouffait les foies Le soleil leur fendillait les rognons Les morpions leur collaient aux poils et leczma ? la peau du ventre La lumi?re grsillante finirait bien par leur roustiller la rtine!.. Dans pas longtemps que leur resterait-il? Un bout du cerveau Pour en faire quoi avec? Je vous le demande?.. L? o? ils allaient? Pour se suicider? ?a ne pouvait leur servir qu? ?a, un cerveau l? o? ils allaient On a beau dire, cest pas dr?le de vieillir dans les pays o? y a pas de distractions O? on est forc de se regarder dans la glace dont le tain verdit devenir de plus en plus dchu, de plus en plus moche On va vite ? pourrir, dans les verdures, surtout quand il fait chaud atrocement.
Le Nord au moins ?a vous conserve les viandes; ils sont p?les une fois pour toutes les gens du Nord. Entre un Sudois mort et un jeune homme qui a mal dormi, peu de diffrence. Mais le colonial il est dj? tout rempli dasticots un jour apr?s son dbarquement. Elles nattendaient queux ces infiniment laborieuses vermicelles et ne les l?cheraient plus que bien au?del? de la vie. Sacs ? larves.
Nous en avions encore pour huit jours de mer avant de faire escale devant la Bragamance, premi?re terre promise. Javais le sentiment de demeurer dans une bo?te dexplosifs. Je ne mangeais presque plus pour viter de me rendre ? leur table et de traverser leurs entreponts en plein jour. Je ne disais plus un mot. Jamais on ne me voyait en promenade. Il tait difficile d?tre aussi peu que moi sur le navire tout en y demeurant.
Mon gar?on de cabine, un p?re de famille, voulut bien me confier que les brillants officiers de la coloniale avaient fait le serment, verre en main, de me gifler ? la premi?re occasion et de me balancer par-dessus bord ensuite. Quand je lui demandais pourquoi, il nen savait rien et il me demandait ? son tour ce que javais bien pu faire pour en arriver l?. Nous en demeurions ? ce doute. ?a pouvait durer longtemps. Javais une sale gueule, voil? tout.
On ne my reprendrait plus ? voyager avec des gens aussi difficiles ? contenter. Ils taient tellement dsCuvrs aussi, enferms trente jours durant avec eux-m?mes quil en fallait tr?s peu pour les passionner. Dailleurs, dans la vie courante, rflchissons que cent individus au moins dans le cours dune seule journe bien ordinaire dsirent votre pauvre mort, par exemple tous ceux que vous g?nez, presss dans la queue derri?re vous au mtro, tous ceux encore qui passent devant votre appartement et qui nen ont pas, tous ceux qui voudraient que vous ayez achev de faire pipi pour en faire autant, enfin, vos enfants et bien dautres. Cest incessant. On sy fait. Sur le bateau ?a se discerne mieux cette presse, alors cest plus g?nant.
Dans cette tuve mijotante, le suint de ces ?tres bouillants se concentre, les pressentiments de la solitude coloniale norme qui va les ensevelir bient?t eux et leur destin, les faire gmir dj? comme des agonisants. Ils saccrochent, ils mordent, ils lac?rent, ils en bavent. Mon importance ? bord croissait prodigieusement de jour en jour. Mes rares arrives ? table aussi furtives et silencieuses que je mappliquasse ? les rendre prenaient lampleur de rels vnements. D?s que jentrais dans la salle ? manger, les cent vingt passagers tressautaient, chuchotaient
Les officiers de la coloniale bien tasss dapritifs en apritifs autour de la table du commandant, les receveurs buralistes, les institutrices congolaises surtout, dont lAmiral-Bragueton emportait tout un choix, avaient fini de suppositions malveillantes en dductions diffamatoires par me magnifier jusqu? linfernale importance.
? lembarquement de Marseille, je ntais gu?re quun insignifiant r?vasseur, mais ? prsent, par leffet de cette concentration agace dalcooliques et de vagins impatients, je me trouvais dot, mconnaissable, dun troublant prestige.
Le Commandant du navire, gros malin trafiqueur et verruqueux, qui me serrait volontiers la main dans les dbuts de la traverse, chaque fois quon se rencontrait ? prsent, ne semblait m?me plus me reconna?tre, ainsi quon vite un homme recherch pour une sale affaire, coupable dj? De quoi? Quand la haine des hommes ne comporte aucun risque, leur b?tise est vite convaincue, les motifs viennent tout seuls.
Dapr?s ce que je croyais discerner dans la malveillance compacte o? je me dbattais, une des demoiselles institutrices animait llment fminin de la cabale. Elle retournait au Congo, crever, du moins je lesprais, cette garce. Elle quittait peu les officiers coloniaux aux torses mouls dans la toile clatante et pars au surplus du serment quils avaient prononc de mcraser ni plus ni moins quune infecte limace, bien avant la prochaine escale. On se demandait ? la ronde si je serais aussi rpugnant aplati quen forme. Bref, on samusait. Cette demoiselle attisait leur verve, appelait lorage sur le pont de lAmiral-Bragueton, ne voulait conna?tre de repos quapr?s quon me?t enfin ramass pantelant, corrig pour toujours de mon imaginaire impertinence, puni doser exister en somme, rageusement battu, saignant, meurtri, implorant piti sous la botte et le poing dun de ces gaillards dont elle br?lait dadmirer laction musculaire, le courroux splendide. Sc?ne de haut carnage, dont ses ovaires frips pressentaient un rveil. ?a valait un viol par gorille. Le temps passait et il est prilleux de faire attendre longtemps les corridas. Jtais la b?te. Le bord entier lexigeait, frmissant jusquaux soutes.
La mer nous enfermait dans ce cirque boulonn. Les machinistes eux-m?mes taient au courant. Et comme il ne nous restait plus que trois journes avant lescale, journes dcisives, plusieurs toreros soffrirent. Et plus je fuyais lesclandre et plus on devenait agressif, imminent ? mon gard. Ils se faisaient dj? la main les sacrificateurs. On me coin?a ainsi entre deux cabines, au revers dune courtine. Je mchappai de justesse, mais il me devenait franchement prilleux de me rendre aux cabinets. Quand nous ne?mes donc plus que ces trois jours de mer devant nous jen profitai pour dfinitivement renoncer ? tous mes besoins naturels. Les hublots me suffisaient. Autour de moi tout tait accablant de haine et dennui. Il faut dire aussi quil est incroyable cet ennui du bord, cosmique pour parler franchement. Il recouvre la mer, et le bateau, et les cieux. Des gens solides en deviendraient bizarres, ? plus forte raison ces abrutis chimriques.
Un sacrifice! Jallais y passer. Les choses se prcis?rent un soir apr?s le d?ner o? je mtais quand m?me rendu, tracass par la faim. Javais gard le nez au-dessus de mon assiette, nosant m?me pas sortir mon mouchoir de ma poche pour mponger. Nul ne fut ? bouffer jamais plus discret que moi. Des machines vous montait, assis, sous le derri?re, une vibration incessante et menue. Mes voisins de table devaient ?tre au courant de ce quon avait dcid ? mon gard, car ils se mirent, ? ma surprise, ? me parler librement et complaisamment de duels et destocades, ? me poser des questions ? ce moment aussi, linstitutrice du Congo, celle qui avait lhaleine si forte, se dirigea vers le salon. Jeus le temps de remarquer quelle portait une robe en guipure de grand apparat et se rendait au piano avec une sorte de h?te crispe, pour jouer, si lon peut dire, certains airs dont elle escamotait toutes les finales. Lambiance devint intensment nerveuse et furtive.
Je ne fis quun bond pour aller me rfugier dans ma cabine. Je lavais presque atteinte quand un des capitaines de la coloniale, le plus bomb, le plus muscl de tous, me barra net le chemin, sans violence, mais fermement. Montons sur le pont , menjoignit-il. Nous y f?mes en quelques pas. Pour la circonstance, il portait son kpi le mieux dor, il stait boutonn enti?rement du col ? la braguette, ce quil navait pas fait depuis notre dpart. Nous tions donc en pleine crmonie dramatique. Je nen menais pas large, le cCur battant ? hauteur du nombril.
Ce prambule, cette impeccabilit anormale me fit prsager une excution lente et douloureuse. Cet homme me faisait leffet dun morceau de la guerre quon aurait remis brusquement devant ma route, ent?t, coinc, assassin.
Derri?re lui, me bouclant la porte de lentrepont, se dressaient en m?me temps quatre officiers subalternes, attentifs ? lextr?me, escorte de la Fatalit.
Donc, plus moyen de fuir. Cette interpellation avait d? ?tre minutieusement rgle. Monsieur, vous avez devant vous le capitaine Frmizon des troupes coloniales! Au nom de mes camarades et des passagers de ce bateau justement indigns par votre inqualifiable conduite, jai lhonneur de vous demander raison!.. Certains propos que vous avez tenus ? notre sujet depuis votre dpart de Marseille sont inacceptables!.. Voici le moment, monsieur, darticuler bien haut vos griefs!.. De proclamer ce que vous racontez honteusement tout bas depuis vingt et un jours! De nous dire enfin ce que vous pensez
Je ressentis en entendant ces mots un immense soulagement. Javais redout quelque mise ? mort imparable, mais ils moffraient, puisquil parlait, le capitaine, une mani?re de leur chapper. Je me ruai vers cette aubaine. Toute possibilit de l?chet devient une magnifique esprance ? qui sy conna?t. Cest mon avis. Il ne faut jamais se montrer difficile sur le moyen de se sauver de ltripade, ni perdre son temps non plus ? rechercher les raisons dune perscution dont on est lobjet. Y chapper suffit au sage.
Capitaine! lui rpondis-je avec toute la voix convaincue dont jtais capable dans le moment, quelle extraordinaire erreur vous alliez commettre! Vous! Moi! Comment me pr?ter ? moi, les sentiments dune semblable perfidie? Cest trop dinjustice en vrit! Jen ferais capitaine une maladie! Comment? Moi hier encore dfenseur de notre ch?re patrie! Moi, dont le sang sest m?l au v?tre pendant des annes au cours dinoubliables batailles! De quelle injustice alliez-vous maccabler capitaine!
Puis, madressant au groupe entier:
De quelle abominable mdisance, messieurs, ?tes-vous devenus les victimes? Aller jusqu? penser que moi, votre fr?re en somme, je ment?tais ? rpandre dimmondes calomnies sur le compte dhro?ques officiers! Cest trop! vraiment cest trop! Et cela au moment m?me o? ils sappr?tent ces braves, ces incomparables braves ? reprendre, avec quel courage, la garde sacre de notre immortel empire colonial! poursuivis-je. L? o? les plus magnifiques soldats de notre race se sont couverts dune gloire ternelle. Les Mangin! les Faidherbe, les Gallieni!.. Ah! capitaine! Moi? ?a?
Je me tins en suspens. Jesprais ?tre mouvant. Bienheureusement je le fus un petit instant. Sans tra?ner, alors, profitant de cet armistice de bafouillage, jallai droit ? lui et lui serrai les deux mains dans une treinte dmotion.
Jtais un peu tranquille ayant ses mains enfermes dans les miennes. Tout en les lui tenant, je continuais ? mexpliquer avec volubilit et tout en lui donnant mille fois raison, je lassurais que tout tait ? reprendre entre nous et par le bon bout cette fois! Que ma naturelle et stupide timidit seule se trouvait ? lorigine de cette fantastique mprise! Que ma conduite certes aurait pu ?tre interprte comme un inconcevable ddain par ce groupe de passagers et de passag?res hros et charmeurs mlangs Providentielle runion de grands caract?res et de talents Sans oublier les dames incomparables musiciennes, ces ornements du bord!.. Tout en faisant largement amende honorable, je sollicitai pour conclure quon madmisse sans y surseoir et sans restriction aucune, au sein de leur joyeux groupe patriotique et fraternel O? je tenais, d?s ce moment, et pour toujours, ? faire tr?s aimable figure Sans lui l?cher les mains, bien entendu, je redoublai dloquence.
Tant que le militaire ne tue pas, cest un enfant. On lamuse aisment. Nayant pas lhabitude de penser, d?s quon lui parle il est forc pour essayer de vous comprendre de se rsoudre ? des efforts accablants. Le capitaine Frmizon ne me tuait pas, il ntait pas en train de boire non plus, il ne faisait rien avec ses mains, ni avec ses pieds, il essayait seulement de penser. Ctait normment trop pour lui. Au fond, je le tenais par la t?te.
Graduellement, pendant que durait cette preuve dhumiliation, je sentais mon amour-propre dj? pr?t ? me quitter, sestomper encore davantage, et puis me l?cher, mabandonner tout ? fait, pour ainsi dire officiellement. On a beau dire, cest un moment bien agrable. Depuis cet incident, je suis devenu pour toujours infiniment libre et lger, moralement sentend. Cest peut-?tre de la peur quon a le plus souvent besoin pour se tirer daffaire dans la vie. Je nai jamais voulu quant ? moi dautres armes depuis ce jour, ou dautres vertus.
Les camarades du militaire indcis, ? prsent eux aussi venus l? expr?s pour ponger mon sang et jouer aux osselets avec mes dents parpilles, devaient pour tout triomphe se contenter dattraper des mots dans lair. Les civils accourus frmissants ? lannonce dune mise ? mort arboraient de sales figures. Comme je ne savais pas au juste ce que je racontais, sauf ? demeurer ? toute force dans la note lyrique, tout en tenant les mains du capitaine, je fixais un point idal dans le brouillard moelleux, ? travers lequel lAmiral-Bragueton avan?ait en soufflant et crachant dun coup dhlice ? lautre. Enfin, je me risquai pour terminer ? faire tournoyer un de mes bras au-dessus de ma t?te et l?chant une main du capitaine, une seule, je me lan?ai dans la proraison: Entre braves, messieurs les Officiers, doit?on pas toujours finir par sentendre? Vive la France alors, nom de Dieu! Vive la France! Ctait le truc du sergent Branledore. Il russit encore dans ce cas-l?. Ce fut le seul cas o? la France me sauva la vie, jusque-l? ctait plut?t le contraire. Jobservai parmi les auditeurs un petit moment dhsitation, mais tout de m?me il est bien difficile ? un officier aussi mal dispos quil puisse ?tre, de gifler un civil, publiquement, au moment o? celui?ci crie si fortement que je venais de le faire: Vive la France! Cette hsitation me sauva.
Jempoignai deux bras au hasard dans le groupe des officiers et invitai tout le monde ? venir se rgaler au Bar ? ma sant et ? notre rconciliation. Ces vaillants ne rsist?rent quune minute et nous b?mes ensuite pendant deux heures. Seulement les femelles du bord nous suivaient des yeux, silencieuses et graduellement d?ues. Par les hublots du Bar, japercevais entre autres la pianiste institutrice ent?te qui passait et revenait au milieu dun cercle de passag?res, la hy?ne. Elles soup?onnaient bien ces garces que je mtais tir du guet-apens par ruse et se promettaient de me rattraper au dtour. Pendant ce temps, nous buvions indfiniment entre hommes sous linutile mais abrutissant ventilateur, qui se perdait ? moudre depuis les Canaries le coton ti?de atmosphrique. Il me fallait cependant encore retrouver de la verve, de la faconde qui puisse plaire ? mes nouveaux amis, de la facile. Je ne tarissais pas, peur de me tromper, en admiration patriotique et je demandais et redemandais ? ces hros chacun son tour, des histoires et encore des histoires de bravoure coloniale. Cest comme les cochonneries, les histoires de bravoure, elles plaisent toujours ? tous les militaires de tous les pays. Ce quil faut au fond pour obtenir une esp?ce de paix avec les hommes, officiers ou non, armistices fragiles il est vrai, mais prcieux quand m?me, cest leur permettre en toutes circonstances, de staler, de se vautrer parmi les vantardises niaises. Il ny a pas de vanit intelligente. Cest un instinct. Il ny a pas dhomme non plus qui ne soit pas avant tout vaniteux. Le r?le du paillasson admiratif est ? peu pr?s le seul dans lequel on se tol?re dhumain ? humain avec quelque plaisir. Avec ces soldats, je navais pas ? me mettre en frais dimagination. Il suffisait de ne pas cesser dappara?tre merveill. Cest facile de demander et de redemander des histoires de guerre. Ces compagnons-l? en taient bards. Je pouvais me croire revenu aux plus beaux jours de lh?pital. Apr?s chacun de leurs rcits, je noubliais pas de marquer mon apprciation comme je lavais appris de Branledore, par une forte phrase: Eh bien en voil? une belle page dHistoire! On ne fait pas mieux que cette formule. Le cercle auquel je venais de me rallier si furtivement, me jugea peu ? peu devenu intressant. Ces hommes se mirent ? raconter ? propos de guerre autant de balivernes quautrefois jen avais entendues et plus tard racontes moi-m?me, alors que jtais en concurrence imaginative avec les copains de lh?pital. Seulement leur cadre ? ceux?ci tait diffrent et leurs bobards sagitaient ? travers les for?ts congolaises au lieu des Vosges ou des Flandres.
Mon capitaine Frmizon, celui qui linstant auparavant se dsignait encore pour purifier le bord de ma putride prsence, depuis quil avait prouv ma fa?on dcouter plus attentivement que personne, se mit ? me dcouvrir mille gentilles qualits. Le flux de ses art?res se trouvait comme assoupli par leffet de mes originaux loges, sa vision sclaircissait, ses yeux stris et sanglants dalcoolique tenace finirent m?me par scintiller ? travers son abrutissement et les quelques doutes en profondeur quil avait pu concevoir sur sa propre valeur et qui leffleuraient encore dans les moments de grande dpression, sestomp?rent pour un temps, adorablement, par leffet merveilleux de mes intelligents et pertinents commentaires.
Dcidment, jtais un crateur deuphorie! On sen tapait ? tour de bras les cuisses! Il ny avait que moi pour savoir rendre la vie agrable malgr toute cette moiteur dagonie! Ncoutais-je pas dailleurs ? ravir?
LAmiral-Bragueton pendant que nous divaguions ainsi passait ? plus petite allure encore, il ralentissait dans son jus;
plus un atome dair mobile autour de nous, nous devions longer la c?te et si lourdement, quon semblait progresser dans la mlasse.
Mlasse aussi le ciel au-dessus du bordage, rien quun empl?tre noir et fondu que je guignais avec envie. Retourner dans la nuit ctait ma grande prfrence, m?me suant et geignant et puis dailleurs dans nimporte quel tat! Frmizon nen finissait pas de se raconter. La terre me paraissait toute proche, mais mon plan descapade minspirait mille inquitudes Peu ? peu notre entretien cessa d?tre militaire pour devenir grillard et puis franchement cochon, enfin, si dcousu, quon ne savait plus par o? le prendre pour le continuer; lun apr?s lautre mes convives y renonc?rent et sendormirent et le ronflement les accabla, dgo?tant sommeil qui leur raclait les profondeurs du nez. Ctait le moment ou jamais de dispara?tre. Il ne faut pas laisser passer ces tr?ves de cruaut quimpose malgr tout la nature aux organismes les plus vicieux et les plus agressifs de ce monde.
Nous tions ancrs ? prsent, ? tr?s petite distance de la c?te. On nen apercevait que quelques lanternes oscillantes le long du rivage.
Tout le long du bateau vinrent se presser tr?s vite cent tremblantes pirogues charges de n?gres braillards. Ces Noirs assaillirent tous les ponts pour offrir leurs services. En peu de secondes, je portai ? lescalier de dpart mes quelques paquets prpars furtivement et filai ? la suite dun de ces bateliers dont lobscurit me cachait presque enti?rement les traits et la dmarche. Au bas de la passerelle, et au ras de leau clapotante, je minquitai de notre destination.
O? sommes-nous? demandai-je.
? Bambola-Fort-Gono! me rpondit cette ombre.
Nous nous m?mes ? flotter librement ? grands coups de pagaie. Je laidai pour quon aille plus vite.
Jeus encore le temps dapercevoir une fois encore en menfuyant mes dangereux compagnons du bord. ? la lueur des falots dentreponts, crass enfin dhbtude et de gastrite ils continuaient ? fermenter en grognant ? travers leur sommeil. Repus, vautrs, ils se ressemblaient tous ? prsent, officiers, fonctionnaires, ingnieurs et traitants, boutonneux, bedonnants, oliv?tres, mlangs, ? peu pr?s identiques. Les chiens ressemblent aux loups quand ils dorment.
Je retrouvai la terre peu dinstants plus tard et la nuit, plus paisse encore sous les arbres, et puis derri?re la nuit toutes les complicits du silence.
Dans cette colonie de la Bambola-Bragamance, au-dessus de tout le monde, triomphait le Gouverneur. Ses militaires et ses fonctionnaires osaient ? peine respirer quand il daignait abaisser ses regards jusqu? leurs personnes.
Bien au-dessous encore de ces notables les commer?ants installs semblaient voler et prosprer plus facilement quen Europe. Plus une noix de coco, plus une cacahu?te, sur tout le territoire, qui chapp?t ? leurs rapines. Les fonctionnaires comprenaient, ? mesure quils devenaient plus fatigus et plus malades, quon stait bien foutu deux en les faisant venir ici, pour ne leur donner en somme que des galons et des formulaires ? remplir et presque pas de pognon avec. Aussi louchaient-ils sur les commer?ants. Llment militaire encore plus abruti que les deux autres bouffait de la gloire coloniale et pour la faire passer beaucoup de quinine avec et des kilom?tres de R?glements.
Tout le monde devenait, ?a se comprend bien, ? force dattendre que le thermom?tre baisse, de plus en plus vache. Et les hostilits particuli?res et collectives duraient interminables et saugrenues entre les militaires et ladministration, et puis entre cette derni?re et les commer?ants, et puis encore entre ceux-ci allis temporaires contre ceux-l?, et puis de tous contre le n?gre et enfin des n?gres entre eux. Ainsi, les rares nergies qui chappaient au paludisme, ? la soif, au soleil, se consumaient en haines si mordantes, si insistantes, que beaucoup de colons finissaient par en crever sur place, empoisonns deux?m?mes, comme des scorpions.
Toutefois, cette anarchie bien virulente se trouvait renferme dans un cadre de police hermtique, comme les crabes dans leur panier. Ils bavaient en vain les fonctionnaires, et le Gouverneur trouvait dailleurs ? recruter pour maintenir sa colonie en obdience, tous les miliciens miteux dont il avait besoin, autant de n?gres endetts que la mis?re chassait par milliers vers la c?te, vaincus du commerce, venus ? la recherche dune soupe. On leur apprenait ? ces recrues le droit et la fa?on dadmirer le Gouverneur. Il avait lair le Gouverneur de promener sur son uniforme tout lor de ses finances, et avec du soleil dessus ctait ? ne pas y croire, sans compter les plumes.
Il senvoyait Vichy chaque anne le Gouverneur et ne lisait que le Journal officiel. Nombre de fonctionnaires avaient vcu dans lesprance quun jour il coucherait avec leur femme, mais le Gouverneur naimait pas les femmes. Il naimait rien. ? travers chaque nouvelle pidmie de fi?vre jaune, le Gouverneur survivait comme un charme alors que tant parmi les gens qui dsiraient lenterrer crevaient eux comme des mouches ? la premi?re pestilence.

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